Comment voyez-vous les résultats des élections législatives malgré ce qui a été présenté comme un bon équilibre de la coalition gouvernementale en général ? Y a-t-il une raison au-delà du mouvement de balancier et du mouvement classique du système bipartisan ?
La convocation des élections générales a été une surprise pour tout le monde, à commencer par moi. C’est le résultat des élections municipales et régionales qui ont été mauvais pour la gauche, et catastrophiques pour l’extrême gauche — pour Podemos, en particulier. Pour le PSOE, ils ont été mauvais, non pas à cause des qualités de la droite, mais à cause de ses propres fautes. Pedro Sánchez a probablement commis une erreur en organisant les élections comme une sorte de plébiscite personnel. Il s’est beaucoup impliqué — ce qui n’était pas nécessaire : les élections régionales et municipales ne sont pas des élections concernant le gouvernement national. Il a probablement commis une erreur en s’impliquant fortement, car de nombreux maires et présidents de gouvernements régionaux ont été sanctionnés alors que, en substance, c’était le chef du gouvernement qui était visé.
Il y a là un paradoxe très important. Dans l’ensemble, le gouvernement s’est incontestablement bien débrouillé. Les résultats ne sont pas mauvais — je ne le dis pas moi-même, l’OCDE dit que la situation de l’économie espagnole se situe dans le haut de la fourchette de l’Union européenne, et que nous sommes dans une meilleure situation que les économies qui nous entourent. D’excellents accords sociaux ont été conclus entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats. L’inflation est plus faible que dans le reste de l’Europe. Les indicateurs économiques ne sont pas mauvais. Même en politique internationale, l’accord de la position espagnole sur la guerre en Ukraine et sur les grandes questions internationales est considérable — en réalité, l’opposition à Pedro Sánchez se trouve au sein même du gouvernement. Podemos a été très ambigu — pour ne pas dire plus — sur la position de l’Ukraine.
Qu’est-ce qui a nui à Pedro Sánchez ?
Deux questions fondamentalement : la plus importante touche à ses partenaires gouvernementaux qui ont mené ce que l’on appelle souvent des « guerres culturelles ». D’un côté, le gouvernement de Pedro Sánchez a mené une politique économique, internationale et sociale très orthodoxe en termes européens. La preuve en est qu’il est bien vu à Bruxelles — par tous ses alliés européens, qui ont tendance à être plus à droite que lui — et même aux Etats-Unis. Mais de l’autre côté, il a laissé la partie la plus à gauche de son gouvernement mener ses « guerres culturelles ». Deux exemples qui ont été des questions très difficiles pour le gouvernement : tout d’abord, sa politique à l’égard de la Catalogne — un problème très grave que nous avons depuis longtemps. À mon avis, il a commis des erreurs, même si elles étaient peut-être inévitables. J’étais favorable aux grâces accordées aux politiciens indépendantistes catalans, et cette mesure n’a pas été mal accueillie, à l’exception de la droite, qui a durement attaqué le gouvernement. Mais d’autres mesures étaient très difficiles à justifier. C’est par exemple le cas lorsque vous modifiez le code pénal au profit des personnes qui vous soutiennent au Parlement, ce qui est une question morale à mon avis. Le gouvernement de Pedro Sánchez est ainsi soutenu par les indépendantistes catalans et basques. Il a donc accepté de libérer les indépendantistes catalans qui avaient été condamnés par la Cour suprême, et il les a fait sortir de prison en modifiant le délit de détournement de fonds — un délit qui ne peut être commis que par des hommes politiques — qui consiste à utiliser l’argent public à ses propres fins. C’est très difficilement acceptable : modifier ce délit au profit de vos collègues, ceux qui vous permettent de rester au pouvoir, a été mal vu, et c’est logique. Il en va de même pour l’abolition du délit de sédition, qui a créé un malaise, non seulement à droite — qui l’a attaquée durement, voire excessivement — mais aussi au sein même du PSOE.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Ce malaise n’apparaît pas en surface, parce que les partis politiques espagnols sont des partis militarisés, hiérarchisés, où il n’y a pas de démocratie interne — c’est un autre problème majeur que nous avons. Robert Michels dit des partis politiques que la démocratie est un produit d’exportation ; elle est bonne pour la société mais pas pour les partis. Il s’agit là d’une grave limite systémique de notre démocratie en Espagne, auquel aucun parti politique ne veut s’attaquer.
Mais il y a encore une autre difficulté : ce gouvernement devait être féministe, et il l’a été, ce qui est très positif. Je crois que le féminisme, la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, est la grande révolution de notre temps. À cet égard, l’Espagne est à l’avant-garde du monde. C’est très positif. Mais les révolutions doivent être bien faites : une bonne cause bien défendue est une bonne cause ; une bonne cause mal défendue avec fanatisme, avec arrogance, avec ignorance, peut devenir une mauvaise cause. Albert Camus l’a bien dit : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? » Un mauvais moyen pervertit la fin ; et en Espagne, il s’est passé quelque chose de vraiment incroyable : la loi « Seul oui est un oui » (« Solo sí es sí »), une loi contre la violence à l’égard des femmes a été adoptée, qui voulait rendre plus sévères les peines infligées à ceux qui pratiquent la violence à l’égard des femmes ; et cette loi, au lieu de punir les agresseurs, a permis aux violeurs condamnés d’être libérés. C’est terrible, mais le pire, c’est qu’il y avait eu de nombreux avertissements de la part des administrateurs du ministère de la justice qui disaient que la loi était mal rédigée, qu’elle allait avoir exactement l’effet inverse. Malgré cela, non seulement ils l’ont appliquée, mais quand les violeurs ont commencé à sortir des prisons, la ministre de l’égalité, au lieu de reconnaître les erreurs et d’annoncer des rectifications, a dit que c’était la faute des juges, qu’ils étaient sexistes. C’est évidemment une erreur.
Cela expliquerait-il la quasi-disparition d’un parti comme Podemos ?
Ce qui me gêne le plus dans la gauche aujourd’hui, c’est son puritanisme. La droite est traditionnellement puritaine, et en Espagne, beaucoup plus qu’ailleurs. Quand j’étais jeune, je voulais être de gauche — et je continue à être de gauche — parce que la gauche, c’était la liberté, on pouvait avoir des relations sexuelles librement, fumer de la marijuana, ne pas être soumis à la tutelle de l’Église. Je parle d’une époque — la fin du franquisme — où l’Espagne était étouffante et la droite puritaine, mais il s’avère aujourd’hui que la gauche l’est tout autant. Il s’avère maintenant que toutes les techniques d’intimidation qui émanaient de la droite se retrouvent aussi à gauche.
J’ai voulu le dire à la radio et cela a provoqué un grand scandale. Le même jour, la Secrétaire d’État à l’égalité a déclaré qu’elle était très inquiète parce que 75 % des femmes préféraient la pénétration à la masturbation. Pourquoi doivent-ils s’immiscer dans la vie sexuelle des gens ? C’est absurde, cela n’a pas de sens, le féminisme ne peut pas être cela. D’autant que cela a des conséquences politiques : les alliés de Sanchez lui ont gravement nui.
Dans Anatomie d’un instant, vous décrivez une classe politique médiocre, tout en montrant que certains de ses membres, notamment Adolfo Suárez, ont su répondre à l’urgence du moment quand Tejero a commencé son putsch. Dans Indépendance, les politiciens sont au contraire décrits comme des criminels. Cette évolution, d’un livre à l’autre, reflète-t-elle votre opinion sur la classe politique espagnole ?
Tout d’abord, il est évident que le moment du passage de la dictature à la démocratie est un moment exceptionnel. Pour autant que je sache, il n’y a pas eu de transition similaire, sans guerre civile avant le cas espagnol. Beaucoup de gens s’attendaient à un nouveau conflit ; d’autres affirmaient que l’Espagne n’était pas prête pour la démocratie. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de violence : le terrorisme, d’extrême-gauche et d’extême-droite a été une réalité de ces années-là, mais la violence a été beaucoup moins aiguë et grave que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Cela a permis un changement historique sans précédent, qui a ensuite servi de modèle à d’autres transitions, en Amérique latine ou en Europe de l’Est.
C’est ce que me disait l’un des proches conseillers de Lech Wałęsa, qui me dit toujours que l’Espagne leur est vite apparue comme un exemple. Cela n’est pas arrivé parce que les héros d’Anatomie d’un instant, qui sont aussi les protagonistes de la transition, étaient des génies : ils n’avaient pas planifié ce processus. Tout le but de mon travail est justement de ne pas mythifier, mais il est évident qu’un type comme Adolfo Suárez, si imparfait qu’il ait été, a été décisif. Il est vrai aussi que la classe politique de l’époque, du moins jusqu’en 1978-1979, date de la promulgation de la Constitution et de l’avènement de la démocratie, avait un grand sens de l’histoire. Quarante-trois ans de guerre s’étaient écoulés puisque celle-ci a continué tant que Franco était au pouvoir.
Il y avait donc un sens historique permanent, qui était partagé par beaucoup de gens : les communistes espagnols ont été essentiels dans la transmission de ce sentiment. On les sentait obsédés à l’idée de ne pas reproduire les erreurs du passé. On a parfois parlé d’un pacte de l’oubli à propos de cette époque, alors que c’est exactement le contraire qui s’est produit : il y a eu un pacte du souvenir. Tout le monde se souvenait de ce qui s’était passé, tout le monde en était conscient et cherchait à éviter que cela ne se répète. Ce sens de l’histoire a été perdu. Je pense qu’il est trop tôt pour dire si les hommes politiques d’aujourd’hui sont meilleurs ou pires, mais ce sens de l’histoire et de la responsabilité n’existe pas.
L’exemple que vous évoquez est terrible. C’est vrai, les hommes politiques qui apparaissent dans Indépendance sont extrêmement irresponsables et cyniques, mais je ne pense pas que tous les politiciens espagnols soient comme cela. Je crois qu’en Catalogne, pendant une période spécifique, ils l’ont été, sans aucune espèce de doute. C’est pourquoi nous avons atteint une situation très dangereuse en 2017. Cette année-là — et c’est le patriarche des historiens catalans, Josep Fontana, qui l’a dit — la Catalogne a connu une atmosphère de pré-guerre civile. Cela est dû en grande partie au manque de responsabilité d’une classe politique frivole, irresponsable et cynique. Ses membres étaient d’une très faible qualité politique et morale, sans la moindre conscience historique, tout en étant déterminés à affronter le peuple.
Ce sens de la responsabilité historique n’existe plus, sans doute parce que nous oublions les périodes les plus dures de notre histoire. C’est une lapalissade : plus on oublie le passé, plus on est condamné à le répéter… Et notre classe politique, espagnole et européenne, doit être consciente de ce passé, car il peut revenir si nous continuons à commettre des erreurs : le retour du nationalisme en Europe en est la caractéristique la plus visible, alors que nous pensions qu’il était déclinant.
Je pense que cela se produit parce qu’en facilitant la vie des gens, la démocratie, le bien-être, la prospérité contribuent à leur faire oublier le passé. Il n’y a pas si longtemps, nous avons entendu dire qu’une guerre en Europe était impossible, et j’ai éclaté de rire : la voilà. Nous avons fait des compromis et nos hommes politiques sont le résultat de cette absence de sens historique.
Comment comprenez-vous le discours qui dit qu’il faudra peut-être passer par une coalition de droite et d’extrême droite pour recréer un nouveau mouvement de gauche ? Que répondriez-vous à ces gens, peut-être un peu résignés, qui disent qu’après tout, on ne sait pas ce qui se passera avec un gouvernement où l’extrême droite pourrait être présente ?
Je leur dirais d’abord que je ne vois pas les choses aussi clairement : contrairement à beaucoup de gens, je ne suis pas sûr qu’il y aura un gouvernement de droite.
Je répète que l’économie espagnole fonctionne assez bien, que les politiques engagées ont été efficaces, que la situation n’est pas aussi mauvaise qu’elle pourrait l’être et que, bien sûr, je ne partage pas du tout l’opinion de certains selon laquelle Pedro Sánchez mènerait à la destruction de la nation ou à la fin de l’État de droit.
Bref, je ne crois pas qu’il y ait de raison de s’alarmer en Espagne et, par conséquent, je ne pense pas que nous devions nous résigner à coalition de droite et d’extrême droite. Plus généralement, je ne suis pas certain que Vox parviendra à se consolider en Espagne.
En réalité, je suis beaucoup plus inquiet lorsque je considère la situation en France. Le Rassemblement national y est aujourd’hui installé : Marine le Pen a eu plus de 40 % des voix au cours de la dernière élection présidentielle. Elle demeure aussi violemment eurosceptique, ce qui la rend particulièrement menaçante : l’Europe peut fonctionner — en fait, elle fonctionne — sans la Grande-Bretagne ; sans la France, c’est impossible. Un Frexit signifierait la fin de l’Europe. En ce sens, la France est bien plus que la France. Le fait que l’extrême gauche et l’extrême droite y soient profondément eurosceptiques me préoccupent énormément. Cela signifie qu’à part le bloc fragile qu’a réuni Emmanuel Macron, le reste du pays regarde l’Europe avec beaucoup de méfiance.
Les choses sont très différentes en Espagne : l’extrême droite n’y est pas aussi consolidée qu’en France, en Italie, en Hongrie ou en Pologne. Dans sa forme actuelle, il s’agit d’un phénomène relativement récent, qui a émergé après l’automne catalan. C’est logique : si vous placez un nationalisme sauvage d’un côté, un autre nationalisme sauvage apparaît de l’autre. Il y a malheureusement quelque chose d’inéluctable dans ce processus.
Jusqu’alors, l’Espagne était en réalité un pays très étrange. De fait, la question n’est pas tant de savoir pourquoi une extrême droite y est apparue, mais pourquoi ce n’était pas arrivé auparavant. Avant 2018, elle était bien implantée dans la plupart des pays d’Europe. La principale conséquence est que sa plateforme est encore mal consolidée sur certaines questions clefs : c’est notamment le cas de l’Europe. Les responsables de Vox sont plutôt en accord avec leurs partenaires européens, mais ils ont beaucoup plus de mal à l’exprimer dans un pays qui est encore très profondément pro-européen.
Que faut-il faire ?
Je ne pense pas qu’il faille se résigner. Il faut combattre ce discours plutôt que de rester les bras croisés en disant que « ces gens sont des démons ». Il est plus facile de mettre en place un cordon sanitaire que de réfuter leurs mensonges. C’est ainsi qu’on leur donne les moyens de se développer. Je pense que cela a été longtemps le problème en France : personne n’a affronté le RN frontalement. Le débat de 2017 pendant lequel Macron a détruit Le Pen est arrivé beaucoup trop tard ; parce que c’est exactement cela qu’il faut faire : les détruire. Mais cela nécessite de beaucoup travailler en amont : leurs gros mensonges sont construits avec de petites vérités, ce qui n’est jamais facile à démonter. Je ne comprends pas l’alarmisme des gens qui disent que nous devons nous résigner parce que l’extrême droite arrive et que le PSOE doit se réformer. Je ne vois pas Sánchez comme une menace pour la démocratie espagnole. Je ne comprends pas le catastrophisme apocalyptique de certaines analyses. L’Espagne n’est pas dans l’apocalypse, l’État de droit a-t-il été détruit ? Pas plus qu’avec le gouvernement de Rajoy. Sánchez n’a pas plus essayé de contrôler les juges que Rajoy ou Aznar.
Il est possible que la droite gouverne : il faudra l’accepter. Mais si la droite gouverne, c’est parce que ceux d’entre nous qui sont contre l’extrême droite et qui croient en des politiques sociales-démocrates le permettent. Sánchez n’est pas un diable, c’est un mensonge. Est-il narcissique ? Eh bien, il y a beaucoup de narcissiques dans le monde. Et surtout, comment ceux qui le disent le savent-ils ? Ce que je sais, c’est que certains de ceux qui le disent sont des narcissiques. Comme le disait Proust, les défauts que nous reconnaissons le plus chez les autres sont nos propres défauts.
Des Soldats de Salamine à Terra Alta en passant par Le monarque des ombres, une grande partie de votre œuvre traite du non-dit et du refoulé dans l’Espagne contemporaine. Est-ce plus fort en Espagne qu’ailleurs ?
Quand j’étais jeune, je croyais que mon pays était très différent des autres, qu’il était très original. Il y avait un slogan franquiste qui s’adressait aux touristes et qui disait « Spain is different ». Eh bien, les franquistes avaient tort aussi à ce propos : l’Espagne n’est pas différente. Elle ressemble à la France, à l’Italie, à l’Angleterre, ou encore à l’Allemagne.
Je pensais que l’Espagne était un pays qui avait plus de problèmes avec son passé que les autres. Ce n’est juste pas vrai : tous les pays et tous les peuples ont des problèmes avec leur passé, et en particulier leur part obscure. Les livres que vous avez mentionnés, et d’autres, traitent précisément de cette question : ce que nous faisons de notre héritage. Beaucoup de mes livres sont une bataille contre la tyrannie du présent. Ce qu’ils disent, c’est que le passé n’est pas encore passé, que le passé est une dimension du présent sans laquelle le présent est mutilé. Ces livres tentent de faire entrer le passé dans le présent, parce qu’il en fait partie. Le présent espagnol ne commence pas aujourd’hui avec Pedro Sánchez ou avec la transition ; il commence avec la guerre civile. Ce que certains de mes livres ont essayé de faire, c’est d’intégrer cette rupture dans la compréhension de notre monde contemporain. Et il est vrai que ce passé est complexe, dur et sale : avec des guerres, des dictatures. Mais tous les pays ont un passé de ce genre. La France a un passé sale : tous les Français n’ont pas été des résistants, loin de là ; et la Seconde Guerre mondiale pourrait être considérée comme une guerre civile en France. L’un des grands exploits du général de Gaulle a été de convaincre les Français qu’ils étaient tous des résistants. Quelqu’un m’a raconté qu’il aurait même dit que « les Français n’avaient pas besoin de la vérité ». Je pense que c’est tout le contraire. Tous les pays d’Europe ont besoin de la vérité : l’Allemagne et l’Italie, évidemment, mais aussi le Royaume-Uni où l’on ne se remet pas de la chute de l’empire colonial. La différence, c’est qu’en Espagne, le passé le plus sale est beaucoup plus proche qu’ailleurs parce qu’il s’achève le 23 février 1981 lorsque trois personnages qui ne croyaient pas en la démocratie — Adolfo Suárez, le général Gutiérrez Mellado et Santiago Carrillo — ont néanmoins risqué leur vie pour la défendre.
C’était il y a à peine quarante ans ! Ce passé est encore très proche et nous devons encore le digérer. On me demande parfois si le franquisme est encore vivant. Ma réponse est la même que celle de Primo Levi lorsqu’on lui demandait si les Allemands savaient que les camps d’extermination existaient : « oui et non ». Eh bien, ma réponse est oui, le franquisme est mort, parce qu’en 1978, la guerre civile a pris fin et nous avons enfin eu un système et une Constitution démocratiques, avant de rejoindre l’Europe. Le franquisme est donc terminé, mais il n’est pas complètement terminé, car comme le dit Faulkner : le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé ». Il y a quatre ans, Pedro Sánchez a retiré Franco de la Vallée des morts. La question n’est même pas de savoir pourquoi il l’a fait sortir, mais comment son corps pouvait encore être là.
Plutôt que d’affronter le passé, est-il préférable d’en inventer un autre, plus séduisant, comme Enric Marco, le protagoniste de L’Imposteur, qui s’est créé un merveilleux passé de héros antifasciste ?
Ma réponse est qu’il est essentiel de connaître le passé dans toute sa complexité, sans mensonges, sans l’édulcorer, sans l’inventer, et ensuite de le comprendre. Le comprendre ne signifie pas le justifier, bien au contraire, c’est se donner les outils pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. C’est ce que j’ai humblement essayé de faire dans chacun de mes livres. C’est ce que nous devons faire. Parce qu’il nous faut encore digérer. La guerre en Ukraine ne peut être comprise sans la manipulation du passé par Poutine. Tout dirigeant sait très bien que pour contrôler le présent et l’avenir, il faut d’abord contrôler le passé — et la première chose qu’il a faite a été de manipuler l’histoire pour justifier l’invasion de l’Ukraine. C’est pourquoi le passé doit être compris dans toute sa complexité, afin d’empêcher le pouvoir de le manipuler : le mensonge est le principal instrument de domination du pouvoir. « La vérité vous rendra libres », dit l’Évangile — ce qui signifie que le mensonge rend esclave. Le pouvoir sait cela et notre devoir, en tant qu’écrivains, journalistes et citoyens, est de lutter contre ses mensonges.
Quelles seraient les conséquences de l’entrée d’une extrême droite explicitement nostalgique du franquisme dans un gouvernement espagnol en 2023 alors que lundi 12 juin des experts légistes sont entrés pour la première fois dans les cryptes de Cuelgamuros pour en exhumer les victimes réclamées par leurs familles ?
Il est évident que l’arrivée au pouvoir de Vox aurait un effet néfaste. L’effet serait de diffuser une version franquiste du passé. Je doute fort néanmoins que cela pénètre profondément dans la vie sociale et politique espagnole. Mais peut-être suis-je trop optimiste.
Il n’empêche qu’ils vont essayer : cette manipulation du passé est au cœur de leur discours. Une partie du PP contribuera également à la diffusion de cette vision du passé.
En Espagne, il existe encore une vision de la guerre, que l’on trouve surtout à droite, mais pas seulement, qui n’est pas ouvertement franquiste, mais plutôt équidistante quant à ce qu’il s’est passé. Ils disent en général que « Franco n’était pas bon, mais la République non plus ». C’est un discours très répandu. Dante, dans La Divine Comédie, condamne à la place la plus sombre de l’enfer, les ignavi, les indolents, que j’appellerais aujourd’hui des « tièdes ». Ce sont ceux qui, en période de crise morale, ne prennent pas parti. Dante avait raison sur ce point, comme sur beaucoup d’autres : en temps de crise et de guerres, si vous ne prenez pas parti pour les victimes, vous prenez parti pour les bourreaux. Le drame de ces moments de déchirement, c’est qu’il n’y a pas de troisième option : tertium non datur. C’est la grande tragédie, il faut être d’un côté ou de l’autre.
C’est aussi pour cette raison que la démocratie est un régime magnifique : parce qu’elle ne nous oblige pas à être complètement d’un côté ou de l’autre, nous pouvons être nuancés. La guerre c’est tout le contraire : il faut prendre parti. C’est pourquoi les pacifistes d’aujourd’hui, qui disent que les Ukrainiens ne devraient pas être armés, me rappellent les pacifistes de 1936. Nous, Espagnols, pouvons très bien comprendre les Ukrainiens d’aujourd’hui. En 1936, l’Espagne était la cible d’une agression, d’un coup d’État. La République espagnole était fragile et pauvre, comme la République ukrainienne, et qu’ont fait les démocraties européennes, à commencer par les deux plus grandes ? Elles se sont tenues à l’écart, elles ont créé un comité de non-intervention — quel cynisme incroyable ! Leur tactique était le pacifisme pour ne pas prolonger la guerre ; pendant ce temps, Hitler et Mussolini armaient Franco. Quel a été le résultat de cette indolence et de cette tiédeur ? 43 ans de guerre en Espagne et la Seconde Guerre mondiale.
Dans la littérature populaire, la figure du justicier évoque souvent l’impuissance de l’État. Plus on avance dans la série Terra Alta, plus Melchor devient un justicier. Quels personnages vous ont inspiré pour créer cette figure ?
Pour être honnête, aucun personnage ne m’a vraiment inspiré. Melchor est né de ma part maudite, comme dirait Bataille. Il est né de ma fureur, de ma haine, et de mon désir de vengeance. Nous avons tous notre part maudite. Celui qui ne la connaît pas n’est pas une personne : c’est une machine ou un menteur. Nous avons tous une bête en nous, et la littérature est le lieu de cette part maudite.
Cette part maudite est le meilleur carburant pour la littérature. Sinon, Melchor est une sorte de croisement entre Javert et Jean Valjean, les deux personnages antithétiques des Misérables : un ex-taulard qui fuit son passé et un justicier qui poursuit insupportablement les forces de l’ordre. Encore plus que de l’Espagne contemporaine, Melchor nous parle d’un monde où la justice est toujours insuffisante et où les puissants et les riches jouissent d’une impunité bien plus grande que les gens normaux. Il en a toujours été ainsi. Il y a peu de temps, nous avons inventé une chose que nous appelons « démocratie », qui limite l’impunité des puissants et des riches ; mais elle persiste inévitablement. D’une certaine manière, Melchor nous soulage de cette impunité : il est capable de satisfaire nos désirs de justice en faisant des choses qui, en réalité, ne peuvent pas être faites. Dans la réalité, nous ne pouvons pas agir comme Melchor, qui commet de véritables barbaries, mais dans la fiction, nous le pouvons. C’est pour cela, entre autres, que la littérature est utile, parce qu’elle nous permet de faire des choses que nous ne pouvons pas faire dans la réalité.
J’ai souvent dit que pour moi, écrire un roman, c’est formuler une question complexe de la manière la plus complexe possible et puis de ne pas y répondre. En fin de compte, la réponse est la recherche de la réponse elle-même. La question centrale de ces trois romans est toujours la même : peut-on se faire justice soi-même ?
Pour moi, la littérature est avant tout un plaisir, comme le sexe ; mais c’est aussi une forme de connaissance, comme le sexe. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un me dit qu’il n’aime pas lire, la seule chose qui me vient à l’esprit est de lui présenter mes condoléances — comme quelqu’un qui n’aime pas le sexe. Ce qui se passe, c’est que la forme de connaissance de la littérature n’est pas la forme de connaissance de l’histoire, de la science ou du journalisme ; en un sens, c’est le contraire. Ce que fait vraiment la littérature, c’est remettre en question nos certitudes les plus ancrées, nous forcer à les remettre en question ; nous forcer à sortir de notre zone de confort moral et idéologique ; nous forcer à comprendre et à éprouver de l’empathie pour des idéologies, des attitudes, des comportements que, dans la vie réelle, nous détestons et que nous n’acceptons pas. Vous regardez le Richard III de Shakespeare et, par moments, vous le comprenez et prenez même son parti, alors qu’il est le pire des meurtriers, un monstre, l’homme le plus maléfique de l’histoire de la littérature mondiale.
C’est ce que font le cinéma, l’art et la littérature : nous mettre du côté du mal, élargir notre expérience et nous enrichir. Je veux que le lecteur, lorsque Melchor Marín commet une monstruosité au nom de la justice, se réjouisse avant de se rappeler à l’ordre. En échange du plaisir qu’elle nous procure, la littérature met le lecteur mal à l’aise. Elle l’oblige à se poser des questions sur lui-même, sur la réalité. Elle lui permet aussi de faire ressortir sa propre part maudite. Melchor Marín dit quelque chose d’essentiel, non seulement sur notre époque, mais sur l’être humain : nous avons besoin de soulager nos frustrations, nous avons besoin que la justice triomphe d’une manière ou d’une autre — au moins dans la fiction — parce que dans la réalité, elle ne triomphe presque jamais.
Ce que fait la littérature, c’est transformer le particulier en universel : ce qui arrive à un certain moment à certaines personnes est ce qui nous arrive à tous. Et c’est pour cela qu’elle est utile, tant qu’elle ne cherche pas explicitement à être utile : si elle cherche à être utile, elle cesse de l’être et devient propagande ou pédagogie et elle cesse d’être littérature. C’est malheureusement l’un des traits de la littérature de notre époque, qui dit aux gens ce qu’ils doivent penser et comment ils doivent se comporter. La littérature — la vraie — fait exactement le contraire.
Terra Alta et ses suites se déroulent en grande partie dans une région marginale de Catalogne. Ce n’est pas sans rappeler d’autres œuvres espagnoles contemporaines, comme La isla mínima ou As Bestas. Pensez-vous que partir des marges est une bonne façon de parler de l’Espagne contemporaine ?
En vérité, je n’ai pas choisi la Terra Alta pour dire quelque chose de spécial sur l’Espagne, ou sur le monde. Je n’ai même pas choisi la Terra Alta, au contraire, c’est elle qui m’a choisi. J’ai découvert cette région isolée, en Catalogne, par hasard. Je ne la connaissais pas personnellement. Je l’ai découverte quand je travaillais sur Le monarque des ombres, parce que c’est là que s’est déroulée la bataille de l’Èbre, où meurt le personnage principal. C’est un endroit isolé, mais absolument décisif dans l’histoire de l’Espagne : la bataille de l’Èbre est l’affrontement le plus important de notre histoire.
Pour moi, la Terra Alta est un lieu réel, mais c’est aussi un lieu symbolique : c’est le symbole de la patrie au sens le plus noble du terme. Je sais que pour les Français, « la patrie » a encore une signification positive, elle apparaît dans La Marseillaise, mais pour moi ce n’est pas le cas. Tant de crimes ont été commis au nom de la patrie au sens moderne, tant de sang a été versé — le franquisme a fait de la patrie une grande icône — que pour moi elle ne peut avoir de sens positif dans son acception moderne. Dans son sens originel, elle me paraît beaucoup plus séduisante. Avant le nationalisme qui émerge au XIXe siècle, la patrie avait un sens personnel, sentimental, individuel. Quevedo, peut-être le plus grand poète espagnol, dit dans l’un de ses poèmes : « J’ai regardé les murs de ma patrie ». Il fait référence à sa ville, qui était sa véritable patrie. Ainsi, Melchor Marín, un homme fondamentalement déraciné, fils d’une prostituée, de père inconnu, né dans le quartier le plus difficile de la métropole barcelonaise, se retrouve en prison à l’âge de 18 ans. C’est un désastre mais, incroyablement, il trouve sa patrie dans une région solitaire, silencieuse et déserte — c’est cela qui me touche dans ce personnage. Il trouve une place dans le monde en s’installant dans un endroit absolument isolé. C’est cela qui m’a obsédé. C’est comme cela que je travaille. Par exemple, je n’écris pas un roman sur la guerre civile pour expliquer aux Espagnols ce qu’est la guerre civile, mais j’obéis à des obsessions. À un moment de ma vie, j’ai été obsédé par ce personnage, Melchor Marín : extraordinairement complexe, contradictoire, capable du meilleur comme du pire, un bon mauvais flic, comme Don Quichotte est un fou rationnel. Et je ne savais pas pourquoi il m’obsédait : j’ai écrit ce livre pour le découvrir. Je pense que c’est le premier devoir d’un bon écrivain : être fidèle à ses obsessions.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Selon vous, peut-on vraiment être un militant politique quand on est romancier ?
Je ne suis pas un militant politique. Je suis un type qui intervient dans le débat public, ce qu’on appelait autrefois un « intellectuel ». Mais quand je suis né dans la vie intellectuelle, le substantif « intellectuel » était très discrédité. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à me considérer comme tel : ce mot me semble trop pompeux et trop important pour moi. Ce que je suis, en revanche, c’est un citoyen, et un romancier. J’ajouterais que, pour un citoyen, j’ai le privilège d’écrire dans le journal le plus lu en langue espagnole — El Paìs —, ce qui peut conférer du poids à certaines de mes opinions. De plus, un citoyen qui a le privilège d’écrire dans le journal le plus lu en langue espagnole et dont les opinions sont donc lues et ont certains effets. Ces deux figures, celle du citoyen qui intervient et celle du romancier, coexistent en moi mais, à mon avis, elles sont contradictoires.
Le romancier travaille essentiellement avec l’instrument de l’ironie : c’est ainsi que Cervantès a créé le roman. Don Quichotte est fou et il n’est pas fou, Don Quichotte est ridicule et héroïque. Il est le « roi des nobles, seigneur des tristes », comme le dit Rubén Darío dans un merveilleux poème. Le romancier est contradiction, ambiguïté et paradoxe ; il ne dit jamais ni oui ni non. Il ne peut pas prendre parti, il doit toujours être équidistant et se mettre dans la peau de tous ses personnages, comme le fait Shakespeare : personne ne sait quelles étaient les opinions de Shakespeare, parce qu’il était tous ses personnages. Je dois disparaître comme le dieu de Flaubert qui est partout mais qu’on ne voit nulle part. Je ne veux pas que le lecteur sache quelle est mon opinion en lisant mes livres. En revanche, le citoyen doit répondre franchement : si l’intellectuel, le chroniqueur, le citoyen peut bien sûr travailler avec ironie et nuances, il doit tôt ou tard prendre parti, dire oui ou non. Si on reste dans la zone de l’ambiguïté, dans la zone du tiède de Dante, on devient complice des bourreaux, du crime ou de l’injustice.
Bref, ces deux masques se contredisent, mais ils doivent coexister en permanence. Et aucun des deux ne doit gagner, car si le citoyen gagne, les romans du romancier deviennent des illustrations de ses idées, de la propagande ou de la pédagogie. Il cesse alors d’être utile et cesse d’être de la vraie littérature. Le romancier ne doit pas non plus vaincre le citoyen, car l’intellectuel se retrouve alors dans un no man’s land et peut devenir un tiède. C’est la bataille qui est bonne, car ils se remettent tous les deux en question, ils se nourrissent mutuellement et deviennent plus forts. Le romancier doit remettre en cause les certitudes du citoyen.
Du moins, c’est ainsi que cela fonctionne dans mon cas.