« Une guerre se termine généralement autour d’une table », une conversation avec Sylvie Bermann
De Pékin à Moscou, l'expérience de Sylvie Bermann offre une perspective unique sur les coulisses des relations diplomatiques. Elle évoque les liens affectifs avec sa grand-mère russe, sa passion pour la littérature, les dessous de la diplomatie française et sa vision des grands bouleversements géopolitiques mondiaux qui attendent les démocraties.
Votre livre s’ouvre sur une référence à votre grand-mère Mina, d’origine russe, qui offrait à ses petits-enfants le roman Le Général Dourakine de la comtesse de Ségur. Vous écrivez qu’il s’agissait de la découverte d’un premier imaginaire, que vous avez pu enrichir par la suite grâce « aux grands écrivains ». Plus loin, vous interprétez la Russie de la fin des années 80 à la lueur d’œuvres littéraires : vous parlez d’« oblomovisme » 1et comparez les Russes de l’époque aux Trois Sœurs de Tchekhov. Comment concevez-vous le lien entre diplomatie et littérature ? La littérature d’un pays est-elle, selon vous, une porte d’entrée privilégiée pour comprendre les « grands romans nationaux » qui façonnent l’identité des pays où le diplomate part en poste ?
Pour moi, la diplomatie est d’abord passée par la découverte de la littérature étrangère. Je cite le livre du général Dourakine, en rappelant que ce nom vient du terme « dourak » en russe, qui signifie « idiot ». Or l’idée que nous avons d’un général est plutôt associée à la notion de puissance. L’imaginaire ou l’imagination sont donc plus forts que la réalité. La littérature fait souvent comprendre mieux que des essais l’âme d’un peuple et ce qui l’anime.
Plus largement, cette importance des livres vient du fait que chaque pays a un imaginaire idiosyncratique. L’oblomovisme caractérise le peuple russe dans sa dimension velléitaire. Oblomov, dans le roman de Gontcharov, passe son temps à parler de sa volonté de refaire sa vie, mais reste finalement allongé sur son lit. Une telle image me semblait bien décrire la Russie de la perestroïka, où la volonté de réformer le pays se heurtait à une inertie, à une forme d’immobilisme.
Les Trois sœurs de Tchekhov – et l’œuvre de ce dramaturge plus généralement – décrivent quelque chose de semblable. Les trois sœurs passent leur vie à s’ennuyer ; elles imaginent pouvoir un jour sortir de cette torpeur en se rendant « à Moscou à Moscou à Moscou » ! Elles ne s’y rendront pourtant jamais.
Les romans de la dissidence, de Vassili Grossman ou d’Alexandre Soljenitsyne témoignent des traumatismes de la terreur stalinienne qui marque à jamais l’histoire de chaque famille russe. Les polémiques demeurent dans la Russie d’aujourd’hui. L’Histoire n’est jamais finie à cet égard.
La littérature chinoise est à la fois celle des grandes familles mandarinales qui traversent les siècles, comme en témoigne Le rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin, classique étudié par tous les Chinois qui illustre le caractère immuable de la Chine et celle du petit peuple de Pékin sous l’occupation japonaise décrite par Lao She. C’est là aussi une description du caractère et des modes de vie chinois qui subsistent de nos jours et le rappel d’une période humiliante pour la Chine dont la réussite économique fulgurante est perçue comme une revanche.
Vous constatez au début de l’ouvrage que vous avez été, notamment par vos fonctions, un témoin privilégié de plus de 40 ans de changements historiques, à cheval entre deux siècles. Comment comparer les bouleversements du monde d’hier avec ceux du monde d’aujourd’hui ?
En effet, j’ai assisté à des bouleversements complets, à ces évènements qui s’inscrivent dans la longue durée. J’ai eu la chance de voir la transformation de la Chine, avec la fin de dix ans de révolution culturelle le 6 octobre 1976, place Tian’anmen, lors de la chute de la Bande des Quatre.
C’était le début d’un processus complexe de démaoïsation : avec cette nuance que Mao, comme je l’écris dans l’ouvrage, était à la fois Lénine et Staline. En effet, si en URSS, le XXe Congrès du Parti communiste de 1956 avait présenté Lénine comme « bon » et Staline comme une « déviation », une telle dichotomie ne pouvait être simplement transposée à la Chine, où Mao est à la fois l’homme de la réunification du pays et le responsable des exactions qui ont eu lieu lors du Grand Bond en avant, de la campagne des Cent fleurs et de la révolution culturelle.
J’ai également pu vivre sur place le début des années marquant la fin de l’URSS, où je me trouvais en 1989. Je me souviens de conversations que j’ai pu avoir tard le soir dans une arrière cuisine, avec des Russes occupés à refaire le monde. L’un d’eux a déclaré que le communisme, c’était finalement « l’aventure du XXème siècle », alors que beaucoup le percevaient encore comme un fait durable. J’ai également assisté directement au vote du Brexit, lorsque j’étais ambassadrice à Londres, qui apparaissait alors le champion de la mondialisation triomphante. Il s’agit là de moments de ruptures. À la fin de ma carrière j’ai été témoin de la progression du populisme dans les pays libéraux et l’émergence décomplexée d’hommes forts animés de rêves impériaux dans les pays illibéraux.
On constate pourtant aujourd’hui que les cygnes noirs se multiplient. La pandémie en est un exemple. Certes, la CIA et les différents livres blancs avaient envisagé de tels scénarios parmi d’autres, mais ils n’avaient pas mis l’accent sur ces hypothèses et n’avaient pas réellement anticipé. On pensait revenir après la pandémie, pour ainsi dire, à la case départ, mais ces changements laissent des traces indélébiles.
La crise sanitaire a ainsi eu un lourd impact sur le travail diplomatique, qui ne s’exerce pas de la même façon en personne ou derrière un écran. En effet, à distance, les positions et les postures peuvent devenir plus figées, plus raides, de simples « éléments de langage » sans dialogue véritable. Et, alors que l’on commençait à peine de sortir de la pandémie, on assiste à une guerre aux conséquences mondiales.
Quelle autre crise succédera à ces bouleversements ? On ne peut le deviner aujourd’hui. Ce que l’on constate, en revanche, c’est l’émergence de deux blocs : les Etats-Unis qui entendent prendre la tête des démocraties d’une part, les autocraties et en particulier la Chine, de l’autre.
Pour Washington, la guerre en Ukraine peut représenter une « distraction », au sens pascalien du terme, qui détourne provisoirement les Américains de leur priorité – la Chine. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos tenus récemment par Kurt Campbell, le conseiller Asie de Joe Biden, qui a déclaré : « l’Angleterre a repris le flambeau de la France, nous avons repris celui de l’Angleterre, il est hors de question que la Chine reprenne le nôtre ». On peut craindre de se trouver, comme certains l’ont relevé, face à un nouveau piège de Thucydide.
Une telle dynamique intervient dans un contexte particulier, où l’Europe est très affaiblie. L’Union a certes bien géré la crise sanitaire, en fabriquant des vaccins, et en devenant un temps la « pharmacie du monde ». Elle a également démontré une capacité de réaction indéniable face à la guerre. On l’a vu à travers des initiatives comme la fourniture d’armes grâce à l’utilisation de la facilité européenne pour la paix et les neuf paquets de sanctions. Néanmoins, les Américains fournissent aujourd’hui près de 70 % de l’aide militaire à l’Ukraine. Ils entendent bien coordonner cette aide, ce qu’ils ont clairement indiqué au sein du groupe Ramstein 2.
L’OTAN est donc sortie du coma « grâce à » Vladimir Poutine, à l’exact opposé de ses objectifs et cela sert l’intérêt des Etats-Unis. Cela a un impact sur la diplomatie européenne, dans la mesure où les ambassadeurs des pays de l’Union disposent de moins de marge à l’OTAN, par exemple, qu’au sein du Comité politique et de sécurité (COPS) de l’Union européenne. L’émergence d’une Europe souveraine risque de prendre du temps même si les Européens devront bien prendre conscience que Washington ne sera pas toujours en phase avec eux.
Dans un précédent entretien, l’ambassadeur Jérôme Bonnafont soulignait qu’il est difficile de saisir sur le moment la portée des transformations historiques que l’on vit. L’idée étant qu’une personne vivant en 1945 ou en 1990 pourrait avoir le sentiment de vivre une période de bouleversements comparable à ce que l’on connaît aujourd’hui. De ce point de vue, pensez-vous que l’on assiste aujourd’hui, en 2022, à une véritable rupture – qui viendrait séparer des périodes historiques distinctes ?
La véritable rupture, c’est la date à partir de laquelle vous faites commencer le siècle. Je me souviens de collègues allemands qui me disaient que la vraie question était de savoir si le XXIe siècle avait commencé « le 09/11 ou le 11/09 », soit avec la chute du mur de Berlin ou avec les attaques terroristes perpétrées contre les tours jumelles.
Déterminer la réalité d’une telle bascule est toujours difficile sur le moment. La Covid-19 avait déjà semblé être une anomalie aberrante. Nous sommes entrés dans l’ère de l’incertitude, la fin de la mondialisation heureuse. Il s’agit d’une remise en cause de l’idée du doux commerce et des dividendes de la paix.
Cela signifie-t-il pour autant que nous assistons à une rupture chronologique aussi nette pour le monde entier ? Ce n’est pas certain, et le risque « d’illusion rétrospective » est réel.
Contrairement à de nombreuses prédictions, l’Afrique a été moins touchée que prévu par la pandémie. Pour les Occidentaux, le retour d’une guerre de haute intensité sur le continent est perçu comme une véritable rupture stratégique. Pour la majorité des pays du Sud, elle est vue comme une guerre régionale, entre Européens. Ils se montrent très réticents à condamner la Russie dans les instances onusiennes. Nous avons aussi le sentiment que c’est le premier conflit en Europe. C’est oublier la violence des guerres des Balkans quelque deux décennies plus tôt qui étaient aussi couvertes quotidiennement par les médias, notamment CNN, l’ancêtre des chaînes en continu, ce qui faisait parler à Madeleine Albright, représentante permanente des Etats-Unis au Conseil de sécurité, des « guerres CNN » comparées aux autres qui se déroulaient dans la même violence mais dans une grande indifférence des Occidentaux.
Il importe, lorsque l’on prend en compte de telles questions, de ne pas ignorer le poids des perceptions, des ressentiments et des émotions.
C’est cette importance du facteur humain que je souhaitais mettre en avant à la fin du livre, dans sa conclusion, lorsque je rappelle avoir fait des études d’histoire au moment de la prévalence de l’Ecole des Annales qui accordait un poids majeur à la longue durée, notamment aux grands mouvements sociaux, en réaction à une histoire événementielle mais en gommant de façon excessive l’histoire des guerres et le poids des dirigeants politiques.
Récemment, de nombreux commentateurs se sont étonnés de la scène qui s’est produite lors du XXe Congrès du Parti communiste, au cours de laquelle Hu Jintao, ancien secrétaire général du Parti, fut escorté, avec théâtralité, hors de la salle où se tenait le Congrès. Qu’avez-vous pensé de cette scène, et quelles conséquences en tirer s’agissant de la politique intérieure chinoise ?
Il me semble que l’URSS était pour nous beaucoup plus lisible que ne l’est la Chine d’aujourd’hui. D’abord parce que la Chine est une civilisation différente, plus lointaine. A cet égard, il est regrettable qu’à mesure que le régime se durcit, avec une tendance au repli sur soi la langue et la civilisation chinoises soient de moins en moins étudiées par les étudiants à l’INALCO, alors que nous avons besoin au contraire de davantage de spécialistes.
S’agissant du XXe Congrès, nous avons assisté à la mise en scène de la toute-puissance de Xi Jinping. La violence de l’expulsion de Hu Jintao a choqué. Ce dernier était une personne discrète, bien plus réservée que Jiang Zemin par exemple, qui est mort en novembre dernier. Cette séquence a été peu diffusée en Chine, ce qui indique bien que cette scène pouvait être mal perçue. Sa réapparition a d’ailleurs délibérément été mise en scène lors des funérailles de Jiang Zemin, pour corriger l’impression laissée par l’image de sa sortie lors du Congrès.
Plus largement, il est significatif de voir qu’à l’issue de ce XXe Congrès, les principaux membres de la Ligue de la jeunesse ne sont plus au bureau politique. Certains analystes, notamment à Hong-Kong ou à Singapour, considéraient pourtant encore, huit jours avant le Congrès, que le Premier ministre pourrait être Hu Chunhua, vice-président et ancien secrétaire du Parti en Mongolie intérieure, ou l’ancien vice-premier ministre Wang Yang, qui sont des représentants de la ligne libérale du parti.
A moyen terme, un tel évènement a pour effet de compliquer la question du retrait ou du départ du pouvoir de Xi. Dans un monde où le prédécesseur du chef de l’Etat risque un tel traitement, le retrait de la politique devient plus risqué. La décision de Vladimir Poutine de modifier la constitution pour pouvoir effectuer encore deux mandats de six ans chacun s’est inspirée de la décision de Xi Jinping de modifier la règle fixée par Deng Xiaoping pour lui permettre de rester au pouvoir sans limite de temps. Sur bien des aspects ces dirigeants s’observent et s’inspirent mutuellement même si la guerre en Ukraine a un peu modifié la donne. Le XXe Congrès continuera de représenter, d’un point de vue symbolique, la fin du débat politique en Chine.
On remarque aujourd’hui plusieurs conceptions du rôle de la Chine et de sa trajectoire future sur la scène internationale. Certains auteurs, dans la lignée de Kishore Mahbubani – que vous citez dans votre ouvrage – suggèrent que Pékin détrônera nécessairement les Etats-Unis à terme de leur première place mondiale 3. D’autres insistent au contraire sur les faiblesses structurelles avec lesquelles la Chine doit composer : modèle de croissance fondé sur la dette, intégration imparfaite de certaines minorités, crise démographique. Comment percevez-vous la trajectoire de ce pays d’ici 2049 ?
Les difficultés structurelles que vous citez existent en effet. On peut considérer que, d’un certain point de vue, Xi a annoncé trop tôt la couleur, à rebours de la recommandation de Deng Xiaoping visant pour la Chine à « cacher sa lumière en attendant son heure ». Dans mon livre La Chine en eaux profondes 4, je reviens à cet égard sur une déclaration intéressante de Xi.
Celui-ci partait de l’affirmation de Deng selon laquelle les dirigeants chinois doivent « s’appuyer sur les pierres pour traverser le gué en tâtonnant », ce qui signifie une approche progressive et pragmatique. Xi commente en disant qu’aujourd’hui, ces pierres ne sont plus visibles : la Chine se trouve en eaux profondes, les difficultés sont nombreuses, mais il faut, selon la métaphore, continuer à nager.
De même, il ne faut pas oublier que malgré la pandémie, la Chine était un des seuls pays à maintenir une croissance positive en 2021. Celle-ci n’est certes plus à deux chiffres depuis des années ; mais, à mes yeux, elle n’est pas finie pour autant. On a trop tendance à annoncer la fin de la croissance chinoise en période de crise. La Chine devrait renouer avec la croissance à la sortie de la politique Zéro Covid.
De nombreux analystes parlent de l’apparition d’une « nouvelle guerre froide » 5entre les Etats-Unis et la Chine. Le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan a défini, dans un discours du 16 septembre 2022 prononcé en clôture d’un sommet sur les technologies émergentes, des priorités qui ont fait craindre l’adoption par l’administration d’une « doctrine de guerre technologique ». Pensez-vous qu’il s’agit de la bonne stratégie ?
La compétition est réelle. Les Britanniques avaient dans un premier temps songé accepter les ouvertures de Huawei, avant d’y renoncer pour ne pas mettre en danger leur relation avec les Etats-Unis. La croissance passe par l’innovation technologique, et c’est là où l’Europe accuse du retard sur Washington et Pékin.
S’agissant de cette compétition, n’oubliez pas que l’histoire de Zoom naît au départ des idées d’un ingénieur chinois, parti s’installer dans la Silicon Valley. Songez également à la concurrence constante entre Huawei et CISCO – les Australiens envisageaient il y a une dizaine d’années d’opter pour Huawei, puis, sous pression américaine ils y ont renoncé, au motif que cela pourrait poser un problème de sécurité.
Pour les Américains, la stratégie Made in China 2025 a été vécue comme un choc. L’ambition américaine est aujourd’hui de rapatrier l’industrie, les composants électroniques d’importance fondamentale, dans un contexte où la guerre en Ukraine montre le risque posé par des interdépendances trop accrues. Il s’agit d’une véritable guerre froide et d’un blocus technologique.
Dans l’ensemble, l’idée du découplage n’est pas bonne pour la paix dans le monde. Une telle stratégie risque en outre de poser des problèmes sérieux à un pays comme l’Allemagne, qui vient de perdre son accès au gaz russe. Si ses exportations en Chine devaient souffrir, son modèle économique serait en péril. C’est la raison pour laquelle, en dépit de nombreuses critiques le chancelier Olaf Scholz s’est rendu à Pékin en novembre dernier avec une délégation comprenant de nombreux représentants des milieux d’affaires. Ces préoccupations touchent aussi des entreprises américaines comme Tesla : Elon Musk vend en effet plus de voitures en Chine qu’aux Etats-Unis.
Vous avez la particularité d’avoir été, au cours de votre carrière, à la fois ambassadrice de France en Chine et en Russie. Votre ouvrage insiste, notamment lorsque vous décrivez votre séjour en Chine en tant qu’étudiante dans les années 1970 6, sur la méfiance qui marquait la relation entre ces deux voisins. Comment voyez-vous l’évolution de la relation bilatérale sino-russe aujourd’hui ? Si un rapprochement politique a été acté au plus haut niveau entre Moscou et Pékin, cela s’est-il traduit, selon vous, par un rapprochement des sociétés de ces deux pays ?
La méfiance était prégnante. De nombreux Chinois craignaient de faire l’objet d’une attaque nucléaire soviétique. Une forme de réconciliation aura lieu avec la visite de Gorbatchev en 1989, mais celle-ci a posé un autre problème, car certains étudiants chinois voyaient en lui un homme ayant de la sympathie pour les idéaux démocratiques. Xi veut éviter à tout prix le renouvellement de l’expérience soviétique, qui a mené à la disparition du Parti puis à l’éclatement du pays.
Aujourd’hui, on observe néanmoins un vrai changement dans la relation bilatérale. Il n’y a plus de conflit territorial entre ces deux puissances, à l’instar de celui qui les a opposées l’une à l’autre en 1969 le long de la rivière Oussouri.
Cependant, le rapprochement des sociétés n’a pas vraiment eu lieu. Avant la guerre en Ukraine, de nombreux oligarques russes continuaient de se revendiquer européens. En Sibérie, les critiques sont nombreuses à l’égard des Chinois. L’on observe dans l’ensemble peu de Chinois dans l’Extrême Orient russe, car il y a peu d’opportunités d’affaires. Ils se concentrent généralement dans la partie occidentale plus riche et plus peuplée.
Dans l’ensemble, les Chinois demeurent convaincus aujourd’hui que le modèle russe constitue un échec économique.
Pourtant, cette absence d’affinités entre les sociétés pourrait évoluer, du fait de la rupture durable que la guerre en Ukraine introduit entre la Russie et l’Occident. Pékin et Moscou sont liés par un ennemi commun et des intérêts réciproques. Xi Jinping en a conscience : cela explique les propos sans précédent qu’il a tenus en déclarant que Vladimir Poutine est « son meilleur ami » 7.
Le communiqué du 4 février 2022, qui évoque un « partenariat sans limite » entre la Chine et la Russie, ne traduit néanmoins pas aujourd’hui la réalité de la relation bilatérale. Certes, si Dimitri Trenin du Centre Carnegie disait encore il y a cinq ans que la relation entre ces deux pays n’était pas « une alliance, ni un partenariat, mais une entente », Pékin et Moscou sont aujourd’hui devenus des partenaires, ce dont atteste la multiplication de leurs exercices militaires conjoints. Leur partenariat n’est pourtant pas sans limite, ce qu’illustre le refus de la Chine de fournir des armes à la Russie pendant la guerre en Ukraine.
Vous évoquez dans votre ouvrage la grande proximité du Foreign Office et le Quai d’Orsay 8. Après le Brexit et AUKUS, comment retrouver ce niveau de coopération et d’affinité entre Français et Britanniques ?
La reconstitution de cette relation prendra du temps. La proximité de nos situations n’a pas changé : nous sommes deux puissances nucléaires, membres du Conseil de sécurité des Nations Unies. Pourtant, nos intérêts ne sont plus identiques depuis le Brexit. Sous Boris Johnson, les relations n’étaient pas bonnes. Elles ont atteint leur niveau le plus bas pendant le mandat éphémère de Liz Truss ; elles sont néanmoins meilleures aujourd’hui avec Rishi Sunak, qui gère la relation bilatérale d’une façon plus pragmatique.
Ce qu’on a notamment perdu aujourd’hui, c’est la possibilité de compter sur notre relation avec les Britanniques pour stimuler le dialogue franco-allemand. Nous avions en effet une relation triangulaire dans laquelle nous pouvions nous rapprocher de nos interlocuteurs à Londres, ce qui nous donnait les moyens de peser davantage à Berlin. L’impact du Brexit se fait donc sentir également sur la relation bilatérale franco-allemande.
A cet égard, il peut être utile de travailler avec les Britanniques sur la notion de Communauté politique européenne et de maintenir certaines initiatives, comme les échanges d’officiers généraux. Des problèmes se posent néanmoins s’agissant de la conception du SCAF (le système de combat aérien du futur) : nous portons aujourd’hui en France un projet conjoint avec les Allemands et les Espagnols, tandis que les Britanniques joignent leurs efforts avec ceux des Suédois 9.
Dans l’ensemble, il n’y aura pas de retour à l’avant-Brexit. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas une amélioration nette des relations ou une réconciliation, au-delà du différend du protocole nord-irlandais et des tensions entourant la question de la migration dans la Manche.
Plus généralement, il faut garder à l’esprit que les Britanniques accordent une attention tout à fait particulière à la France car nous sommes leurs plus grands voisins. L’attention française est en revanche dispersée sur plusieurs fronts, car nous devons prendre en compte également nos voisins continentaux, en particulier les Allemands et les Italiens.
Depuis le début de son mandat, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a affirmé son ambition de mettre en place une « Commission géopolitique ». Certains observateurs ont salué dans la réaction de l’Union à la guerre en Ukraine « un tournant géopolitique ». Qu’en pensez-vous ?
J’ai été frappée par ces propos d’Ursula Von der Leyen. Du temps où j’étais représentante permanente de la France au COPS, de 2002 à 2005 10, la Commission n’intervenait pas sur ces sujets et le Conseil veillait à l’en empêcher.
Or, la Commission a graduellement augmenté son pouvoir et sa visibilité : par exemple en matière de politique sanitaire, ou sur l’Ukraine en matière de sanctions. Certes, la rivalité institutionnelle continue, mais pour les Américains, les Chinois ou les Russes, la présidente de la Commission demeure l’interlocutrice principale au sein de l’Union. Si l’actuel Haut-Représentant a, sur de nombreux dossiers, une vision assez réaliste, il ne dispose pas des mêmes moyens pour donner une impulsion politique.
Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre. Lorsque Ursula Von Der Leyen a annoncé l’idée d’une « Commission géopolitique », l’extension de ses prérogatives n’a pas été contestée. Pourtant, face à la gravité de la crise en Ukraine, le premier rôle pour assurer la sécurité en Europe revient non à la Commission mais aux Etats-Unis. Quant à la question de l’unité des positions européennes, les vrais défis demeurent devant elle, car la crise énergétique n’est pas terminée.
Vous écrivez dans le livre que vous êtes favorable à un système où les décisions prises dans le cadre de la PESC sont votées à la majorité qualifiée. Sur ce point, l’accord de coalition allemand de novembre 2021 donnait des signes encourageants, en appelant à un plus grand recours à un tel procédé. Pensez-vous qu’aujourd’hui soit le bon moment pour avancer sur ce dossier ?
Sur la question du vote à la majorité qualifiée, le blocage n’intervient pas au niveau franco-allemand, le principe ayant été dans les grandes lignes accepté aujourd’hui par Paris qui était autrefois réticente. Les pays qui demeurent fermés sur cette idée sont les Etats baltes et la Pologne.
Il ne faut pas oublier que par définition, on parle de construction européenne parce qu’il s’agit d’un domaine qui connaît des évolutions constantes.
Ces évolutions touchent également les perceptions qu’ont nos partenaires du rôle de l’Union. Prenez l’exemple des positions américaines sur la défense européenne. Pendant longtemps, les Américains ont considéré ce projet avec scepticisme et hostilité. Leurs positions ont toutefois évolué de façon significative sur cette question. Sous réserve de certaines conditions liées au respect du rôle de l’OTAN, Ils y voient un intérêt en termes de partage du fardeau. Ce que Joe Biden a reconnu dans l’entretien téléphonique avec Emmanuel Macron visant à la réconciliation après la crise suscitée par le contrat Aukus. Une telle défense européenne s’inscrirait dans la droite ligne du principe “allié, mais non aligné” rappelé par le Président de la République.
Comment voyez-vous l’évolution de l’ONU aujourd’hui, dans un contexte de clivage durable entre les membres du P5, renforcé par la guerre en Ukraine ? Anticipez-vous un gain net d’influence d’autres organisations, ou peut-être de l’Assemblée générale ?
Il s’agissait d’un moment particulier : nous venions de sortir de la guerre froide et le Conseil de sécurité était en mesure de fonctionner, grâce à une bonne entente entre ses cinq membres permanents. C’est cette entente qui a permis l’essor des opérations de maintien de la paix.
Cette époque est aujourd’hui révolue. On observe au Conseil de sécurité d’un côté un P3, constitué par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, et de l’autre un P2, représenté par la Chine et la Russie.
Cela étant, on peut relever que même pendant la période de coopération entre les membres permanents, certains dossiers étaient sujets à des blocages. C’est le cas du conflit-israélo palestinien, où les Etats-Unis étaient prompts à utiliser leur droit de veto.
D’autres organes des Nations-Unies joueront-ils un rôle plus important à l’avenir ? J’ai des doutes à ce sujet, en particulier s’agissant de l’Assemblée générale. Il lui manque – et c’est essentiel – un pouvoir résolutoire. Elle vote certes des textes, mais c’est le Conseil de sécurité qui peut ordonner leurs mises en œuvre. Ce qui fonctionne le mieux aujourd’hui dans le système onusien, ce sont donc les agences spécialisées, comme le HCR (Agence des Nations Unies pour les réfugiés) ou le PAM (Programme alimentaire mondial).
S’agissant des opérations de maintien de la paix (OMP), leur bilan à long terme reste décevant. Prenez l’opération en République Démocratique du Congo : il s’agit de la plus grande opération des Nations Unies, mais elle n’a pas permis de mettre un terme aux massacres, qui perdurent sans que rien ne soit résolu.
Vous revenez dans l’ouvrage sur une mission que vous avez pu entreprendre sur demande de l’Elysée, auprès de l’OSCE, afin de résoudre la crise dans le Donbass. Quelles sont les causes de l’échec du processus de Minsk ? Qu’est-ce qui a empêché, selon vous, la diplomatie menée « en format Normandie » de permettre d’éviter la guerre ?
Du côté ukrainien, les accords de Minsk étaient perçus comme une capitulation. Cet accord initié par Paris et Berlin avait permis sur le coup aux Ukrainiens d’éviter une déroute militaire qui leur aurait fait tout perdre. Les Russes considéraient quant à eux que les accords allaient dans leur sens car ils pouvaient permettre de déstabiliser l’Ukraine en consacrant, sous une certaine forme, sa division.
Dans le temps long, peut-être aurions-nous davantage gagné à faire plus d’efforts pour faire avancer les négociations. Il y avait certes les rencontres en format Normandie, mais lors de nos échanges avec les Russes, jusqu’à une période relativement récente, nos efforts se concentraient moins sur l’Ukraine que sur la Syrie, alors que nous disposions de davantage de leviers dans le premier cas.
La poursuite de ces négociations dans le cadre de Minsk n’était cependant pas sans importance. Souvenez-vous de la formule de Churchill : pendant que vous négociez, vous ne vous faites pas la guerre « ‘Jaw jaw’ better than ‘war war’ » toutefois la guerre a mis fin à ces négociations. Dans l’ensemble, la résolution de ce conflit a également été affectée par les faibles pouvoirs dont dispose l’OSCE en tant qu’institution – cette organisation, fondée sur le consensus, demeure issue d’une « conférence » sur la sécurité et sur la coopération, ce qui en limite le poids en pratique.
Par ailleurs, le poids et l’impact de la pandémie ne doivent là encore pas être sous-estimés. On peut soutenir, comme certains l’ont relevé, que la guerre en Ukraine est une « guerre du Covid ».
Ce qui ne fait pas de doute, c’est que la crise sanitaire a eu un impact décisif sur les négociations. Après le sommet de Paris de décembre 2019 en format Normandie, de nombreux entretiens ont été annulés du fait des restrictions sanitaires. Puis, le président Vladimir Poutine a commencé à s’isoler ; il n’a pas pu organiser sa cérémonie commémorant le 75ème anniversaire de « la Grande guerre patriotique » le 9 mai 2020, auxquels devaient se rendre de nombreux chefs d’Etat, parmi lesquels Xi, Macron et Trump, bien que la présence de ce dernier devait encore être confirmée. Il s’est confiné physiquement et psychologiquement avec un cercle extrêmement restreint d’interlocuteurs, principalement du FSB qui lui ont donné les informations – erronées – qu’il voulait entendre sur l’état d’esprit des Ukrainiens censés accueillir l’armée russe avec des fleurs….
La diplomatie n’est pas juste constituée par les éléments de langage ; les rencontres sont centrales. Il faut se voir, parler, communiquer, développer un raisonnement dans des cadres formels ou informels, comme des dîners restreints.
Prenez par exemple la visite du président Hollande en Chine en 2018. Les discussions qui ont eu lieu à cette occasion ont permis au chef de l’Etat d’avoir une vision concrète, plus nette de ce qu’est la Chine, au-delà des notions et expressions toutes faites, comme celles qui a cours aujourd’hui « de rival systémique » – un tel terme pouvant d’ailleurs renvoyer à des réalités très diverses.
Une guerre se termine généralement autour d’une table. Le résultat de cette guerre est encore incertain. Une nouvelle nation est née en Ukraine. La priorité sera de garantir sa sécurité. Pour autant la Russie continuera de partager des milliers de kilomètres de frontières avec l’Europe. Il faudra bien revenir à l’idée d’une architecture de sécurité, à négocier avec la Russie, pour éviter de créer les conditions d’une nouvelle guerre.
Sources
- Ce terme, extrait du livre Oblomov d’Ivan Gontcharov, renvoie à un état de paresse extrême, de rêverie passive, qui se caractérise par une faiblesse de la volonté et une incapacité d’action.
- Le Groupe Ramstein est le nom du groupe de contact consultatif sur la défense de l’Ukraine, qui se réunit régulièrement dans les locaux de l’OTAN pour parler des défis que le conflit ukrainien pose en matière de défense. Son nom vient de la base aérienne allemande de Ramstein. Ces sessions réunissent les représentants de plus d’une quarantaine de pays, qui coordonnent leur action dans le cadre du conflit ukrainien, en travaillant sur les défis posés par la logistique de guerre et la production d’armements.
- https://www.cirsd.org/en/horizons/horizons-summer-2015–issue-no4/when-china-becomes-number-one-
- Sylvie Bermann, La Chine en eaux profondes, Stock, 2017.
- https://foreignpolicy.com/2022/06/27/new-cold-war-nato-summit-united-states-russia-ukraine-china/
- Chapitre 1, “Etudiante dans la Chine maoïste (septembre 1976-octobre 1977)”, p. 21-46.
- https://www.challenges.fr/monde/a-moscou-xi-jinping-salue-vladimir-poutine-son-meilleur-ami_657189
- A propos du travail des représentations permanentes britannique et française à New York, Sylvie Bermann écrit par exemple : “ Nos deux délégations, qui ont le même statut et un rôle similaire dans le monde, approchaient les dossiers de la même manière et rédigeaient ensemble près des trois quarts des résolutions du Conseil de sécurité” (p. 140).
- https://www.reuters.com/article/us-britain-airshow-idUSKCN1UE1AX
- Période qui est racontée dans le chapitre 7 du livre, “Le train des Eurocrates”, p. 159-184.