La spécifité de la séquence est sa nature complexe : pas d’attaque russe mais deux morts sur le territoire polonais, qui sont la conséquence de la défense légitime ukrainienne contre la barrière de missiles lancée par la Russie mardi 15 novembre. Dans ces conditions, comment est-ce que l’OTAN peut continuer à rester dissuasive sans changer la position qui a été la sienne depuis le début de la guerre ?
En effet, il y a eu deux morts et ce n’est pas rien. Toutefois il s’avère malgré tout que c’est vraiment un dommage collatéral. À cet égard, cet incident est en réalité un non-événement du point de vue de la guerre.
Il s’agit d’un tir de missile ukrainien contre un missile russe. Sa cause initiale, ce sont les attaques russes d’hier sur l’ensemble du territoire et en particulier à l’ouest de l’Ukraine, près de Lviv et sur les infrastructures électriques.
Les Ukrainiens ont parfaitement le droit de se défendre et c’est dans ce contexte que de tels événements peuvent se produire.
Cette séquence a montré que les alliés et l’OTAN savaient garder leur sang-froid : ils ont pris le temps de bien analyser la situation et d’établir les faits avant toute escalade possible. Nous devons continuer dans cette direction. Nous devons continuer notre travail d’évaluation et d’analyse en soutenant pleinement l’Ukraine et en maintenant cette posture permanente de prévention.
En tout état de cause, même si cet événement est de nature accidentelle, il révèle une faille dans le système. Que faire pour y remédier ?
Il faut remettre les choses en perspective. Le système de défense anti-aérien ukrainien a été sensiblement renforcé. Il remporte de nombreux succès et il a arrêté un certain nombre d’attaques russes au missile ou au drone, voire d’avions russes pénétrant dans son espace aérien.
Il n’est cependant pas infaillible — aucun système ne l’est, et c’est particulièrement vrai dans le domaine de la défense antiaérienne. Il laisse forcément passer un certain nombre de missiles et c’est ce qui a causé des dégâts hier sur tout le territoire ukrainien. Que l’un des éléments de la défense antiaérienne ukrainienne puisse défaillir fait partie des risques.
D’après ce que l’on sait, c’est un missile de fabrication russe, le S300, qui aurait été l’objet de de cette défaillance. Si on ne sait pas exactement ce qui est arrivé au plan technique, il faut comprendre que ce sont des choses qui arrivent car la performance absolue en la matière n’existe pas.
En l’occurence, il se trouve que le missile est tombé dans un village polonais situé à seulement quelques kilomètres de la frontière. Cela ne remet en cause ni la défense antiaérienne ukrainienne, ni les principes, ni l’organisation de l’OTAN ; seulement, c’est un signal d’alarme important : il nous rappelle que ces événements peuvent se produire.
Que faire pour les éviter si nous ne changeons pas le fonctionnement de notre système de défense ?
Il nous faut plus de canaux entre la Russie et l’OTAN, en particulier pour essayer de faire baisser la pression. Si l’on voulait vraiment éviter ce type d’incident, il faudrait obtenir des Russes qu’ils cessent de lancer des attaques massives dans l’Ouest de l’Ukraine.
La possibilité d’une zone d’exclusion aérienne (no-fly zone) limitée uniquement à l’ouest ukrainien limitrophe des membres de l’OTAN vous semble-t-elle à cet égard une hypothèse réaliste et sérieuse ?
Tout ce qui se passe dans les airs au-dessus du territoire ukrainien est, par nature, dangereux. Malheureusement, la guerre n’est pas circonscrite à quelques régions en Ukraine. C’est ce que l’on a vu hier : Poutine a décidé — et il aurait pu en décider autrement — tout en menant une guerre encore plus accentuée dans les territoires auxquels il a illégalement accès, de continuer la guerre contre l’ensemble du territoire ukrainien et donc contre l’ensemble du peuple ukrainien.
Il devient difficile, à partir de là, d’établir des règles formelles qui lui interdiraient de le faire sans nous mettre nous-mêmes en situation de guerre contre la Russie. En revanche, je le répète, à l’instar de ce que ce qui se faisait pendant la Guerre froide, il faudrait rétablir — ou en l’occurence plutôt créer — des canaux de coordination pour pouvoir, à tout le moins lorsqu’un incident de cette nature advient, le ramener à sa juste hauteur et ne pas laisser subsister le moindre doute, la moindre inquiétude sur une possible escalade.
Mais est-ce vraiment suffisant ?
Raisonnons de manière contrefactuelle : si l’on avait découvert qu’il s’agissait d’un missile lancé par la Russie, il aurait fallu faire preuve de beaucoup de diplomatie pour essayer d’expliquer d’un côté aux Ukrainiens et de l’autre côté aux populations russes, surtout à l’Ouest, que ce sont des choses qui arrivent tout en montrant les dents et en expliquant qu’on ne pouvait pas l’accepter. Pourtant, cela fait partie des incidents qui peuvent se produire demain, après-demain, à chaque fois que Poutine voudra engager ses forces à l’ouest de l’Ukraine. En ce sens, ce sont des éléments de risque prévisibles, qu’il faut apprendre à faire très vite désescalader.
Cela ne devrait donc a priori impliquer aucune réforme ou aucun renforcement du système otanien sur son flanc est ?
Ce système a quand même été renforcé de manière significative. Il y a bien sûr toujours des améliorations à apporter, surtout dans des domaines aussi compliqués que la défense antiaérienne. Et j’imagine que les pays de l’OTAN vont continuer à essayer d’identifier toutes les pistes et toutes les voies d’amélioration possibles, que cela concerne la surveillance, le renseignement ou n’importe quel moyen actif de lutter contre toutes les menaces qui se présentent et qu’utilise Poutine — du simple projectile ou obus en passant par les drones armés. À cet égard, il est possible que l’événement de Przewodow ait un effet d’accélération — mais ce n’est pas certain.
Le ministère de la défense allemande a proposé de soutenir Varsovie par l’envoi de patrouilles aériennes d’Eurofighter allemands dans le ciel polonais. En quoi cela pourrait-il consister concrètement et comment interprétez-vous cette annonce ?
L’Allemagne veut par ce geste exprimer sa solidarité vis-à-vis d’un pays qui, certes n’a pas été attaqué, mais qui est en deuil.
Ces patrouilles agiront comme des instruments dissuasifs pour bien montrer aux Russes et à Poutine que les alliés sont là, qu’ils sont prêts à se défendre, qu’ils sont solidaires et qu’ils continueront de l’être face à cette guerre d’agression contre l’Ukraine.
Justement, dans cette séquence difficile où il fallait à la fois éviter l’escalade sans se montrer trop faible, avons-nous été suffisamment dissuasifs ?
L’Alliance a fait ce qu’elle sait faire de mieux : montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. Mais je crois qu’un autre élément a joué dans cette affaire : il y a eu une certaine forme de coopération. Il est intéressant de voir que la réaction russe a été aussi assez inattendue puisque Moscou a félicité les États-Unis de leur attitude et en donnant une explication de l’incident qui corroborerait sensiblement celle des pays de l’OTAN. C’est un modèle de règlement d’une situation qui pouvait dégénérer : la réaction russe, particulièrement rapide, a montré que l’alliance est très dissuasive puisque Moscou a tout fait pour ne laisser planer aucun doute sur ses intentions de ne pas s’en prendre à un pays de l’OTAN.
Iriez-vous jusqu’à dire que la gestion de cet événement pourrait être une leçon positive ?
Nous pourrions bien sûr aller plus loin. Une mesure qui serait souhaitable mais qui demeure peu probable serait que les Russes réduisent leurs opérations dans l’ouest de l’Ukraine. Ce serait, évidemment, la meilleure manière de réduire la tension. S’ils peuvent peut-être se montrer un peu plus prudents après l’incident d’hier, je ne pense pas que leur effort de guerre se réduira. Je vois mal Poutine mettre un frein à son action et à la violence dans ses comportements et dans leurs conséquences.
La voie plus minimaliste mais aussi plus réaliste consisterait à développer des contacts plus réguliers au niveau militaire pour lever chaque doute et essayer d’être le plus transparent possible avec l’Alliance.
C’est ce à quoi on a assisté selon vous ?
Oui, il y a eu dans l’ensemble une grande transparence sur ce que ce qu’ont trouvé les uns et les autres. Du côté ukrainien, je pense que le président Zelensky a d’abord parlé sous le coup de l’émotion, ce qui est tout à fait compréhensible pour un chef de guerre en lutte pour son peuple depuis plusieurs mois. Il est probable que, la séquence se refermant, il fasse des déclarations un peu moins bellicistes.
Il n’empêche : tous les acteurs doivent être — et sont désormais — conscients que ce risque existe et qu’il faut tout faire pour éviter que des escalades se produisent à cause de ce type d’événement.
Y a-t-il une possibilité pour que cet événement calme le jeu, ou au contraire que les Russes s’en servent pour intensifier leurs attaques ?
En tant que tel, je pense que cet épisode sera très rapidement oublié. Il restera peut-être dans les mémoires comme faisant partie des dommages collatéraux de cette guerre et, malheureusement, il y en aura beaucoup — en premier lieu les dommages massifs infligés aux populations ukrainiennes par les Russes. L’importance de cet événement s’amenuisera à mesure qu’on commencera à découvrir la réalité des faits et le prix de cette guerre et du nombre de victimes, qu’elles soient militaires où civiles — qui est exorbitant.
Symboliquement, il s’agit tout de même d’une perte humaine sur un territoire de l’OTAN. Un chiffre simple permet de prendre la mesure de la complexité de cette séquence : les près de 90 missiles lancés par la Russie ont fait officiellement un mort et plusieurs blessés en Ukraine — pays en guerre et donc alerté avant un bombardement. Le missile tombé en Pologne a fait deux morts. Quelles conclusions en tirer pour une alliance défensive ?
Bien sûr un mort est toujours un mort de trop dans ces circonstances. Malheureusement, comme on dit souvent, le risque zéro n’existe pas et, plus on se rapproche de la frontière ukrainienne, moins il existe.
Imaginez une situation où un avion russe touché par un tir antiaérien vient s’écraser sur une ville de Pologne. C’est tout à fait envisageable et il ne s’agira plus d’un seul mort mais peut-être de plusieurs dizaines. Il ne faut pas pour autant perdre de vue l’essentiel : tous ces risques sont la conséquence directe des opérations menées par l’armée russe.
D’ailleurs, les habitants du village polonais touché par le missile sont assez fatalistes : en habitant à trois kilomètres de la frontière, la guerre est tellement proche que l’on risque d’en subir les conséquences, disent-ils. Malheureusement, ils ont raison.
Mais est-ce politiquement acceptable ? Si par exemple un avion ou un projectile venait à s’écraser sur le territoire de l’OTAN, même en l’absence de signal clair qu’il s’agit d’une attaque, nos systèmes ne devraient-ils pas à tout le moins tenter de le détruire ?
Dans cette situation, l’OTAN essaie effectivement d’intercepter tout élément hostile qui entre sur son territoire sans en avoir l’autorisation. Mais c’est le principe même de l’Alliance d’identifier d’abord avant d’éventuellement détruire.
Ma réflexion serait de traiter ces incidents de manière différentielle, en partant de leurs causes, qu’il faut traiter séparément. Pourquoi ce missile ukrainien n’a-t-il pas fonctionné correctement ? Je pense que c’est une bonne question à se poser car il y a des remèdes pour éviter que cela se produise à nouveau et pour rendre le système anti-aérien ukrainien encore plus efficace qu’il ne l’est déjà.
Cet incident doit être constructif : essayons de tirer partie de ces erreurs ou des problèmes techniques pour essayer de progresser. Cela n’empêche pas, bien sûr, de continuer à mettre la pression sur la Russie — rappelons encore une fois que tout cela vient quand même du fait que c’est Poutine et lui seul qui a délibérément lancé une attaque massive hier contre toutes les principales villes d’Ukraine pour nuire à la population ukrainienne, pour la priver de ressources, d’électricité et la faire vivre dans l’incertitude et la terreur.
Comment voyez-vous les prochaines étapes de la guerre pour les Ukrainiens ? La stratégie des soutiens occidentaux de l’Ukraine est-elle la bonne ?
En tant qu’Européens, nous devons mobiliser l’ensemble des moyens qui peuvent permettre à l’Ukraine de continuer à se battre, à survivre — si possible à vaincre bien sûr mais, déjà, à survivre. Cela dépasse de loin les moyens purement militaires. Cela touche à l’énergie, à l’humanitaire. Ce sont toutes les actions qui peuvent soutenir le peuple ukrainien, dont l’économie est effectivement dévastée par cette guerre. C’était l’un des objectifs de Poutine et il le réalisera si l’Union n’organise pas son soutien dans la durée.
Faire des coups d’éclat publics peut paraître une bonne chose mais il est plus difficile de tenir dans la durée. La durée est l’ennemi le plus pernicieux : il ne faut pas que les pays européens se lassent. Et il ne faut surtout pas précipiter les demandes de négociations parce que le temps n’est pas venu. La situation, comme l’a montré la journée du 15 novembre, ne s’y prête pas du tout.
Il faut continuer à rester solidaire et continuer à montrer l’efficacité de l’Alliance atlantique dans la solidarité avec tous les pays qui sont les plus proches du théâtre d’opération.
La France aurait-elle un rôle spécifique à jouer ?
Oui, mais la France ne peut pas prétendre jouer ou être déterminante seule : la solution passera par une grande concertation, où plusieurs grands pays devront faire preuve de coordination. En ce sens, les États-Unis restent en réalité au cœur de toute solution. Leur soutien est acquis et les élections récentes aux États-Unis ne le remettent pas en cause. Biden fait des promesses et dans l’ensemble les tient. Tout cela, pour les Ukrainiens, est un soutien à la fois concret et moral qui est non seulement vraiment utile mais aussi complètement indispensable.