Key Points
- Depuis 2015, environ 1800 juges et assesseurs ont été nommés de manière juridiquement contestable, plus de 70 présidents de juridiction ont été brusquement révoqués et plusieurs juges font aujourd’hui l’objet de poursuites disciplinaires ou pénales pour des propos tenus publiquement, pour la teneur de leur décision judiciaire ou encore pour avoir simplement renvoyé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union.
- Selon certains observateurs, l’actuelle ingérence politique dans les affaires judiciaires est plus importante qu’elle ne l’était sous le régime communiste.
- Pourtant, c’est en réinvestissant le champ mémoriel que le PiS a consolidé son image et tente aujourd’hui de préserver l’image d’une nation dépourvue de plis et de fractures. En résulte une incapacité à encadrer le conflit politique autrement qu’en constituant, de manière utopique et prophétique, un très artificiel « nous » infaillible.
Depuis son succès électoral en 2015, réitéré en 2019, la coalition de droite conservatrice, emmenée par le parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość – PiS), a bâti en Pologne un nouveau type de gouvernance de la chose publique, qui est essentiellement marqué par le démantèlement progressif de l’État de droit. Pour comprendre cette évolution, il est nécessaire d’intégrer les aspects juridiques dans des considérations plus vastes, en partant du postulat que le droit doit être considéré comme « un processus, une entreprise, où les règles n’ont de sens que dans le contexte d’institutions, de procédures, de valeurs et de façons de penser » 1. Nous verrons alors que, loin d’être seulement un cas de non-respect d’une telle disposition constitutionnelle ou d’une autre des Traités de l’Union européenne, la crise de l’État de droit en Pologne est symptomatique d’un malaise plus profond. Lorsque l’État de droit se fissure, il révèle une fragilité des interactions au sein d’une communauté. Les liens et la confiance se délitent, le conflit politique change de forme et de nature.
Un démantèlement parfois chaotique, mais méthodique
La nouvelle manière du PiS de gouverner reflète autant une tendance autocratique perceptible dans d’autres pays européens, qu’elle porte en elle l’ombre de démons nationaux. Pierre Buhler en avait résumé les principaux éléments dans ces colonnes 2. Nous voudrions attirer l’attention sur deux de ses traits essentiels. Premièrement, le président du PiS, Jarosław Kaczyński, dont la parole est déterminante pour les plus importantes orientations politiques du pays, préfère se tenir à l’écart de tout poste au gouvernement. Ce n’est que pour une brève période (d’octobre 2020 à juin 2022) qu’il a tenu le poste de vice-Premier ministre en charge de la sécurité nationale et de la défense, non parce qu’il le souhaitait, mais pour sauver une coalition gouvernementale vacillante.
Ce fait renforce l’image trouble du pouvoir dans l’État polonais, car la personne qui dirige de facto le pays n’assume pas la fonction qui est prévue pour elle par la Constitution. Toutes les plus importantes décisions sont prises au siège du parti (situé dans la désormais célèbre rue Nowogrodzka), le gouvernement n’étant plus qu’une machine d’exécution administrative et de propagande. En dissociant ainsi le centre décisionnel de l’architecture institutionnelle de l’État, on est parvenu à un trait essentiel que partagent toutes les dictatures, à savoir l’irresponsabilité du « chef » 3.
Deuxièmement, la première loi qu’adopte le nouveau Parlement en 2015 vise immédiatement le Tribunal constitutionnel, en amplifiant un problème de constitutionnalité quant à la nomination de plusieurs juges initié par la majorité politique précédente 4. Ce sera le début d’un processus de réformes législatives de la justice qui sera méthodique, bien qu’en apparence parfois chaotique. À ce jour, plus de 30 lois modifiant le système judiciaire ont été adoptées. Certaines d’entre elles ont été amendées plusieurs fois, parfois dans un intervalle de quelques semaines. Avoué à demi-mots, le principal objectif est de réaliser un remplacement généralisé du personnel de la justice. Bilan à ce jour : environ 1800 juges et assesseurs ont été nommés de manière juridiquement contestable, plus de 70 présidents de juridiction ont été brusquement révoqués et plusieurs juges font aujourd’hui l’objet de poursuites disciplinaires, et même pénales, pour des propos tenus publiquement, pour la teneur de leur décision judiciaire ou encore pour avoir posé une question (renvoi préjudiciel) à la Cour de justice de l’Union.
Le trait commun de toutes ces actions est d’élargir les possibilités pour la majorité au pouvoir de s’ingérer politiquement, de manière de plus en plus systématique, dans la composition, les compétences, la gestion et le fonctionnement du pouvoir judiciaire. En conséquence, le contrôle de la légalité des actions du pouvoir exécutif et de l’administration est devenu incertain, alors que le Tribunal constitutionnel est devenu un outil parmi d’autres de gouvernance aux mains de la majorité au pouvoir. En attestent les arrêts rendus sur le droit à l’avortement ou la (non) compatibilité de la Constitution polonaise avec les Traités de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme. Certains considèrent même que l’actuelle ingérence politique dans les affaires judiciaires est plus importante qu’elle ne l’était sous le régime communiste 5.
Ces réformes provoquent des crises politiques et constitutionnelles à répétitions, ainsi que des tensions régulières entre le gouvernement polonais et l’Union, qui ne cesse de chercher depuis 2015 des outils politiques et juridiques pour freiner ce qu’elle considère comme une atteinte à une de ses valeurs fondamentales. L’indépendance et l’impartialité des plus hautes cours en Pologne sont directement contestées dans des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela pousse certains à exprimer ouvertement la possibilité (ou le souhait) d’une sortie de la Pologne de l’Union (Polexit) en cas d’échec des ultimes moyens de pression, que sont le recours à des sanctions budgétaires et financières, ou la suspension de certains droits du pays, comme ses droits de vote au sein du Conseil de l’Union européenne 6. La guerre entamée par la Fédération de Russie en Ukraine n’a pas freiné les ardeurs du gouvernement polonais pour poursuivre les changements dans l’administration de la justice 7, même si c’est vers l’Union que Varsovie s’est tournée pour l’aider à gérer l’afflux de réfugiés ukrainiens, accueillis en premier lieu par d’innombrables bénévoles.
Se tenir debout face à l’adversité
Ce qui ne cesse de troubler l’esprit, c’est la soudaineté et la facilité avec lesquelles l’ordre politique et l’ordre juridique ont été renversés, et ce avec l’indifférence (ou le soutien) d’une large part de la société polonaise. Ce qui s’est très vite rompu sous nos yeux, c’est le rapport affiché des dirigeants et de leurs nombreux sympathisants au respect du droit (national et international) et à l’exercice démocratique du pouvoir. La conviction que la transformation politique et juridique avait été suffisamment consolidée depuis la chute du régime communiste en 1989, en particulier depuis l’adhésion en 2004 du pays à l’Union européenne et le début d’une période de développement économique et d’avancées sociales sans précédent, s’est avérée illusoire.
Les élans de contestation aux agissements du PiS qui ont traversé la Pologne, comme celui contre la réforme de la Cour suprême à l’été 2018 ou en opposition aux nouvelles restrictions à l’avortement en 2016 (Grève des femmes – Strajk Kobiet), ont parfois été d’une très grande ampleur. Mais, ils ne se sont pas traduits en une perte notable de popularité du PiS, comme en témoignent systématiquement les sondages d’opinion, qui placent encore aujourd’hui le parti en tête avec environ 30 % d’intention des votes 8. L’opposition politique, qui reste fragmentée malgré les tentatives répétées pour représenter un front uni, n’a pas capitalisé sur ces manifestations. Elle reste aussi dans une position problématique, car si elle veut représenter une forme de « contestation totale » au PiS 9, elle ne peut s’opposer à des programmes d’allocation sociale ni soutenir ouvertement les tentatives de l’Union de sanctionner la Pologne.
Ce qui caractérise les changements survenus depuis 2015 est le travail esthétique continu sur la notion de souveraineté et ses implications institutionnelles. Ce travail inscrit le pouvoir dans la verticalité : le (« vrai ») Polonais – homme catholique, hétérosexuel – se « relève de ses genoux » 10 et se tient enfin fièrement debout, dans une revanche avec les adversaires d’hier (nazisme et communisme) et avec ce que le nouveau pouvoir considère comme leurs incarnations contemporaines (une Europe allemande et le nouveau « fascisme de gauche » 11). Sur le plan du fonctionnement de l’État, cela se traduit par la mise en place d’un vaste réseau de personnes liées au PiS, qui sont parsemées dans tous les organismes publics : des établissements culturels, comme les musées et théâtres, aux institutions, dont la raison d’être est de représenter une forme de contre-pouvoir (Banque Nationale, Bureau Central Anticorruption, Cour des comptes) ou encore les fondations et entreprises publiques. Ce réseau est fondé sur des liens informels, personnels ou de parenté, qui permet d’imposer, du sommet vers la base, des décisions en outrepassant les limites habituelles d’un État de droit. Nous pouvons y voir un schéma de pensée hérité de l’ère communiste, où l’État (et idéalement la société dans son ensemble) est lié au parti.
Une telle vision de l’exercice du pouvoir découle de la méfiance extrême dont font preuve les acteurs du PiS envers les éléments extérieurs à leur réseau, tels que les opposants politiques, les juges, les fonctionnaires de métier, le monde académique, les médias indépendants, les ONG, les institutions internationales. Cette méfiance semble trouver sa source dans la conviction que la sphère politique (et, plus largement, la vie) est dominée par les intérêts particuliers. Le danger posé par ces intérêts ne résulterait pas seulement de leur nature (politiques, personnels, idéologiques, financiers, de privilèges), mais surtout de leur propension à rester voilés, dissimulés derrière des masques. Ces masques ne pouvant être vus, le soupçon de leur existence ne peut être qu’omniprésent.
Ainsi, derrière son masque de désintéressement, un rival politique serait en réalité un traître (une des figures de cet « agent », qui forme le « front intérieur », selon les termes de Kaczyński 12), alors que le juge serait propice à l’« oikophobie » (combinaison des termes grecs oikos – maison, famille, et phobia – peur) 13. Dans les deux cas, ce sont des figures de l’ennemi caché, qui incarne des vecteurs d’apologie de systèmes de valeurs étrangers. L’effet provoqué par une telle conviction est que toutes les interactions se caractérisent par une suspicion et une méfiance généralisée (nulle coopération ou amitié n’est alors possible). Celui qui adopte une apparence désintéressée ne le ferait que par vanité, pour répondre au désir d’être perçu comme étant désintéressé ou pour mieux dissimuler ses véritables motivations 14.
L’euroscepticisme en défenseur des dogmes nationaux
Une telle attitude de méfiance ne fait que renforcer un « euroscepticisme », pour lequel l’approfondissement de l’intégration européenne équivaut à « une perte de souveraineté, une liquidation de la démocratie et une menace pour la liberté », comme l’a affirmé Kaczyński aux côtés du Premier ministre hongrois Viktor Orbán et de Marine Le Pen 15. Lorsque le Président polonais Andrzej Duda qualifie l’Union de « communauté imaginaire » – sans probablement se rendre compte qu’il emploie un concept célèbre de Benedict Anderson relatif à l’artificialité des nationalismes 16 -, il résume l’essence même de la pensée de ces mouvements, pour lesquels l’Union ne peut être qu’un agrégat de communautés souveraines (au sens de sources uniques de pouvoir politique et de création du droit), chacune cherchant pour soi, dans un jeu à somme nulle, l’accumulation maximale des bénéfices. Aussi naïve et simpliste cette construction intellectuelle soit-elle 17, elle signale néanmoins un défi réel.
Ce qui a commencé à se cristalliser avec l’échec du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe (2005) est le fait que toute tentative de créer une véritable communauté politique à partir d’États-nations se heurte inévitablement à leur édifice dogmatique, qui est créateur de différences et d’identités nationales distinctes. Les États se retrouvent souvent dans l’impossibilité ou dans l’incapacité de déconstruire cet édifice, afin de l’adapter à la construction européenne et au nouveau récit d’identité politique que cela suppose. La peur d’ouvrir la boite de Pandore domine. Dans le cas de la Pologne, cet édifice maintient dans un état de surinvestissement les concepts de souveraineté (unitaire), d’État (fort), de nation (ethniquement homogène) et de patriotisme (patriarcale), en leur attachant une dimension messianique et une attitude de victimisation, en partie puisées dans le catholicisme 18.
Un tel surinvestissement transparaît aussi bien dans les discours de Kaczyński, que dans les programmes polonais d’enseignement de l’histoire, qui ont toujours été axés, à des degrés divers, sur la martyrologie et l’héroïsme polonais 19. Dès le XIXème siècle, le thème de l’indépendance et de l’identité nationale s’est placé au coeur de la vie intellectuelle du pays, essentiellement du fait de la fragilité des processus de formation de l’État et de démocratisation, qui n’ont cessé d’être interrompus depuis la fin du XVIIIème siècle, notamment du fait de l’interventionnisme militaire et politique des trois empires qui l’entouraient 20. En conséquence, toute idée de transfert ou de partage de souveraineté se voit encore aujourd’hui réprimée. Les principes de l’État de droit, qui ont été concurrencés et étouffés par la rhétorique et l’idéal patriotiques/nationalistes, n’ont pu émerger et s’enraciner comme ailleurs.
Une justice d’État sans vérité
Pour comprendre une telle évolution, il est nécessaire de se pencher sur la sémantique des catégories fondamentales du discours du PiS, celles qu’on retrouve dans le nom même du parti : le droit (prawo), la justice (sprawiedliwość) et leur relation à la vérité (prawda). Le mot russe pravda est le plus souvent traduit par vérité, truth, Wahrheit. Dans les langues slaves, il désigne cependant non seulement la vérité, mais également la justice et la légitimité. L’aspect pragmatique est important (la vérité en action, la vérité manifestée, la justice rendue), en faisant de ce terme un impératif éthique, qui rentre dans la sphère du devoir moral, du devoir-être.
L’évolution sémantique de la pravda dans les pays slaves n’a pas fait l’objet d’une influence systématique du droit romain, d’où l’absence d’une codification de ses différents sens dans un réseau conceptuel séparant les domaines religieux, moraux et juridiques. On continue d’employer ce terme dans des contextes relatifs au serment, au règlement, aux lois, au contrat ou au jugement. Mais pas seulement. Les mouvements révolutionnaires du XIXème siècle, l’absolutisme tsariste et les régimes de terreur ont conduit à une méfiance beaucoup plus radicale envers l’administration publique et l’ordre légal qu’en Occident, ce qui a accentué la signification de pravda comme « parole qui rend justice (…), comme tribunal en l’absence de loi, comme législateur d’une justice alternative » à celle qui est instituée par l’État 21.
Il semble que ces dimensions sémantiques cachées existent encore aujourd’hui in potentia et se retrouvent en partie dans le discours idéologique moderne. Une telle actualisation de l’identification archaïque vérité=droit=justice pourrait expliquer la dimension eschatologique dans l’idéologie du PiS : seuls le PiS et son chef peuvent sauver la Pologne. Cela explique aussi pourquoi Kaczyński peut affirmer que sa « formation politique (…) veut défendre la démocratie en Pologne, l’État de droit au sens propre du terme, les droits civils » 22. Il ne ment pas, mais il emploie ces concepts dans une telle configuration, où ceux-ci acquièrent une signification proche de ce qu’un État autoritaire comme la Chine comprend par le développement d’« un État de droit socialiste avec des caractéristiques chinoises ». De tels pays se veulent gouvernés par la loi, dont la légitimité n’est pas fondée sur un texte (une constitution, des traités), mais sur un registre performatif d’énonciation (celui d’un récit historique, d’un parti), qui seul détermine le cadre de ce qui est juste et de ce qui est vrai. L’ordre légal n’est alors qu’un instrument assurant la verticalité du pouvoir et le juge ne peut que se limiter à appliquer la loi en faisant preuve d’« une mentalité servile envers l’État et la nation », selon les termes de l’un des illustres auteurs des dernières réformes en Pologne et maintenant juge au Tribunal constitutionnel 23.
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Nous pouvons en conclure que même si la culture juridique polonaise a réussi, du moins en partie, à adopter les principes de l’État de droit ces trente dernières années, comme en attestent les mots et les actes de nombreux juges, magistrats et avocats qui contestent, au péril de leur carrière, les réformes entreprises depuis 2015, ces principes semblent néanmoins avoir rencontré un sort similaire à ceux des droits de l’homme dans la Pologne du XVIIIème siècle 24. Comme l’avait résumé l’historien polonais Jerzy Jedlicki, « les idées universelles et progressistes, dont le concept des droits de l’homme naturels, n’ont pas émergées en Pologne des profondeurs de la société, mais sont apparues dans un costume aristocratique de cour et ont été immédiatement adoptées comme un produit sophistique étranger » 25.
L’État de droit a pris la forme d’un tel produit et ne s’est pas enraciné dans la société polonaise, car il a été freiné par un édifice dogmatique, qui reste dominé par la fascination sélective du passé et la nostalgie d’une grandeur mythique, où l’expérience historique, surtout celle des combats, est placée comme source unique pour l’ensemble des valeurs et idéaux sous-tendant la cohésion de la nation. Les actions du PiS depuis 2015 n’ont fait finalement que révéler au grand jour une relation du pays avec ses « archives des traumatismes collectifs » 26, qui vise essentiellement à éviter toute vexation, car cela dévoilerait la fragilité d’un montage identitaire construit sur la désagrégation sociale et ethnique engagée au XXème siècle et la disparition presque totale des minorités, dont surtout celle des Juifs (qui représentaient le tiers de la population urbaine avant la Seconde Guerre mondiale) 27.
Un montage identitaire impossible à maintenir
La volonté du pouvoir actuel de maintenir à tout prix ce montage, avec une complicité tacite de l’opposition, apparait le mieux dans la tentative (partiellement réussie) de 2018 de pénaliser les affirmations que la Pologne et ses citoyens ont été, d’une manière ou d’une autre, complices dans les crimes nazis 28 et dans l’adoption en 2020 d’une loi limitant les revendications sur les restitutions des biens juifs 29. Ce qui est en jeu ici, c’est le refus d’accepter le résultat des travaux récents de la « nouvelle école historique » en Pologne, qui montrent, avec l’appui d’innombrables et souvent terrifiants documents et témoignages 30, que la figure du Polonais ne correspond pas seulement à celui du témoin, mais également à celui d’acteur d’une machine d’extermination organisée par le régime nazi 31.
On peut voir dans l’exemple de ces deux lois une opération de mémoire visant, par décret, à interdire de rappeler les malheurs passés, c’est-à-dire à ne pas juger les crimes commis à l’intérieur de la communauté. Les citoyens d’Athènes désignaient une telle opération par le mot d’ordre me mnesikakeîn 32. Contrairement aux actes des « Justes parmi les nations », qui eux sont aujourd’hui élevés par les autorités polonaises au rang de vertus intemporelles de toute une nation, les actes commis par les Polonais à l’encontre des Juifs de dénonciations, spoliations des biens et meurtres sont niés, ce qui est « une façon de proclamer » que, pour les pires actes, « il y a prescription (…) avec la visée de restituer une continuité que rien n’aurait entamée, comme si rien n’était advenu » 33. Réaction immunitaire donc, qui procède, afin de (ré)instaurer la paix civile, au déni et à l’oubli (pourtant, jamais total) des actes de transgression ultime de l’ordre moral. Dans une telle opération vis-à-vis du passé, où est effacé le geste de mise à mort de concitoyens, c’est son propre reflet idéalisé que la société cherche à (re)construire, comme après une guerre civile.
La distance qui sépare cette question de la crise de l’État de droit actuel n’est qu’illusoire. Il y a un lien intime entre l’écriture de l’histoire et l’administration de la justice. Les deux sont animées par le souci de la vérité lorsqu’elles se fondent sur un faisceau de preuves et témoignages afin d’établir les faits, et lorsqu’elles soumettent le verdict à l’évaluation du public 34. Mais, lorsque le récit historique est encadré par la loi au nom de l’intérêt de la collectivité et lorsque la justice est guidée par des motivations politiques, ils deviennent des dispositifs disciplinaires, qui font perdre aux sujets la possibilité du « dire vrai » 35. De tels dispositifs sont employés en Pologne pour répondre au « choc identitaire », qu’a été le mouvement entamé depuis les années 2000 de « déconstruction de la légitimité socioculturelle de l’antisémitisme » dans la société polonaise et après lequel, comme le souligne la chercheuse Elżbieta Janicka, « il s’est avéré impossible de maintenir les mythes fondateurs de la Troisième République de Pologne » 36. C’est sur cette tension qu’est né le parti PiS. Il incarne la tentative de préserver l’image d’une nation dépourvue de plis et de fractures, avec comme résultat une incapacité à encadrer le conflit politique autrement qu’en constituant, de manière utopique et prophétique, un « nous » infaillible 37.
Sources
- Harold J. Berman, Droit et Révolution [1983], trad. de l’anglais par Raoul Audouin, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002, p. 27.
- Pierre Buhler, La guerre à l’ordre européen, le Grand Continent, 27 novembre 2021.
- Cette irresponsabilité a été la plus apparente dans l’affaire concernant la décision d’essayer d’organiser l’élection présidentielle par correspondance en mai 2020, malgré une situation sanitaire critique due à la pandémie de la COVID-19 et les avis juridiques quant au caractère potentiellement illégal d’une telle tentative. Un an plus tard, la Cour des comptes polonaise a estimé que cette décision n’avait aucune base légale et a déposé une plainte au parquet contre le chef du gouvernement, Mateusz Morawiecki, le chef de la Chancellerie du président du Conseil des ministres, ainsi que les ministres du Trésor et de l’Intérieur. Jarosław Kaczyński, qui assume publiquement qu’il s’agissait de « sa décision personnelle pour essayer d’organiser de telles élections » (Tygodnik Sieci, mai 2021), ne pourra jamais être tenu juridiquement responsable, car il n’était pas impliqué formellement dans le processus de décision.
- C’est un fait qui doit être rappelé : la crise autour de la nomination des juges au Tribunal constitutionnel a débuté à cause des agissements inconstitutionnels en 2015 de la majorité libérale sortante PO-PSL, qui était au pouvoir depuis huit ans. La Commission de Venise du Conseil de l’Europe l’avait souligné, dans son premier rapport sur la crise de l’État de droit, en rappelant « (…) que la majorité précédente et la majorité actuelle au Sejm (avaient) pris des mesures inconstitutionnelles, qui (semblaient) motivées par l’idée qu’une (simple) majorité parlementaire (pouvait) modifier le cadre légal en sa faveur, en allant jusqu’au bout des limites posées par la Constitution – voire au-delà » (§126).
- C’est notamment l’avis d’Adam Strzembosz, ancien président de la Cour suprême et professeur de droit respecté. Il rappelle que, même sous le régime communiste, les juges n’étaient pas confrontés à des condamnations ou des poursuites disciplinaires pour leur jugement. Entretien publié le 2 mai 2020 dans Gazeta Wyborcza.
- Voir l’éditorial du journal Financial Times intitulé « Poland’s defiance of EU law must be stopped » [en ligne], 18 juillet 2021.
- Deux semaines après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le Tribunal constitutionnel statuait, une nouvelle fois, que la Convention européenne des droits de l’Homme était en partie incompatible avec la Constitution polonaise. Le 12 mai, le Parlement nommait les nouveaux membres du Conseil national de la magistrature (KRS), qui n’a plus rien de l’organe constitutionnel censé défendre « l’indépendance du pouvoir judiciaire et l’indépendance des juges » (art. 186 de la Constitution).
- Le dernier sondage réalisé en juin par Kantar pour la station de télévision TVN donne la coalition menée par PiS en tête avec 31 % des intentions de vote, suivi par la Coalition civique (Plateforme civique – PO, Nowoczesna, Inicjatywa Polska et les Verts) avec 26 % et le parti Polska 2050 avec 10 %.
- Formule employée en 2016 par un leader du principal parti d’opposition (Plateforme civique – PO), qui a été reprise ensuite par le PiS pour diffamer une « opposition totale ».
- Le thème d’une Pologne qui se relève de ses genoux a été souvent utilisé par le PiS au début de son retour au pouvoir, faisant suite au slogan de sa campagne électorale « la Pologne en ruine ».
- Lewacki faszyzm niszczy Polskę [Le fascisme de gauche détruit la Pologne] – sous ce titre, la chaine publique polonaise TVP Info, qui fait office de tube de propagande non officiel de la coalition au pouvoir, a diffusé un reportage le 26 octobre 2020 pour décrire les voix critiques au projet gouvernemental durcissant le cadre législatif pour l’accès à l’avortement.
- Tiré du discours prononcé le 11 novembre 2021 à l’occasion de la fête de l’indépendance.
- Terme employé, à plusieurs reprises, par Kaczyński pour désigner certains juges, qui souffriraient de cette « maladie » qu’est « la haine envers sa propre nation ».
- Voir Jon Elster, Le désintéressement. Traité critique de l’homme économique I, Paris, Seuil, 2009
- Propos tenus lors de l’ouverture d’un sommet de partis eurosceptiques, le 4 décembre 2021 à Varsovie.
- L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Éditions la Découverte, 1996.
- Voir Thierry Chopin et Jean-Baptiste Roche, En finir avec le mythe d’une Union politique sans primauté juridique, le Grand Continent, 5 novembre 2021.
- Maciej Janowski, Narodziny inteligencji : 1750-1831 [La naissance de l’intelligentsia: 1750-1831], Warszawa, Instytut Historii PAN, 2008, p. 225-227.
- Ewa Tartakowsky, « L’enseignement de l’histoire de la Shoah en Pologne », dans Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (sous la dir. de), Les Polonais et la Shoah, une nouvelle école historique, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 264-266.
- Jerzy Jedlicki, Jakiej cywilizacji Polacy potrzebują : studia z dziejów idei i wyobraźni XIX wieku [De quelle civilisation les Polonais ont-ils besoin: Études sur l’histoire des idées et de l’imaginaire au XIXe siècle], Warszawa, Państw. Wydawn. Nauk., 1988, p. 11.
- Constantin Sigov, « Pravda », dans Barbara Cassin (sous la dir. de), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Seuil, 2019, p. 980-987.
- Propos cités à partir de Kaczyński : Chcemy obronić demokrację w Polsce [Kaczyński: nous voulons défendre la démocratie en Pologne], agence PAP, 1er avril 2021.
- Formule employée en 2017 à la Diète polonaise par le député du PiS Stanisław Piotrowicz pour justifier une des réformes du système de la justice.
- Même si l’on se doit de garder à l’esprit les dangers de penser à travers des analogies dans l’analyse historique.
- Jerzy Jedlicki, Jakiej cywilizacji Polacy potrzebują…, op. cit., p. 20.
- Peter Sloterdijk, Colère et Temps : Essai politico-psychologique [2006], trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Pluriel, 2011, p. 71.
- Jerry Muller, “Us and Them, The Enduring Power of Ethnic Nationalism”, Foreign Affairs, vol. 87, nº 2, mars-avril 2008, p. 18-35.
- Jakub Iwaniuk, « La Pologne recule sur sa loi controversée sur la Shoah » [en ligne], LeMonde, 27 juin 2018.
- Alexandre Liagouras, « Une loi sur la restitution des biens juifs fâche Israël et la Pologne » [en ligne], Libération, 18 août 2021.
- Voir Barbara Engelking et Jan Grabowski (sous la dir. de), Dalej jest noc. Losy Żydów w wybranych powiatach okupowanej Polski. Tom I i II [Après, c’est la nuit. Le sort des Juifs dans certains districts de la Pologne occupée. Volume I et II], Warszawa, Stowarzyszenie Centrum Badań nad Zagładą Żydów and Centrum Badań nad Zagładą Żydów IFiS PAN, 2018. Il s’agit du résultat d’enquêtes conduites pendant plusieurs années par un collectif d’historiens. Cependant, une partie significative des faits évoqués avait déjà été relatée dans l’immédiat de l’après-guerre. Nous pensons ici au recueil de reportages que l’écrivain Mordechaï Tsanin (né le 1.04.1906 à Sokołów Podlaski et mort le 4.02.2009 à Tel-Aviv) a réalisés en Pologne en 1946 et 1947. Il a été publié à Tel-Aviv en 1952, uniquement en yidiche, sous le titre de Iber sztejn un sztok. A rajze iberhundert chorew geworene kehiles in Pojln (איבער שטיין און שטאָק : אַ רײַזע איבער הונדערט חרוב געוואָרענע קהילות אין פּוילן). Seule une traduction polonaise a récemment vu le jour (M. Canin, Przez ruiny i zgliszcza. Podróż po stu zgładzonych gminach żydowskich w Polsce, trad. par Monika Adamczyk-Garbowska, Wydawnictwo Nisza we współpracy z Żydowskim Instytutem Historycznym, Warszawa, 2019). Lorsque nous lisons la terrifiante description du « paysage après la Shoah », nous pouvons imaginer cette situation saisissante, où la preuve du crime est transmise dans une langue secrète. Personne ne semble plus la connaitre, car (presque) tous ses utilisateurs ont été assassinés. Laissons la parole à l’auteur : « Ludwig Zamenhof rêvant d’une langue commune par laquelle tous les peuples pourraient communiquer – l’espéranto, le discours de l’espoir. Je me tiens près de sa tombe et je veux lui dire que son grand rêve messianique ne s’est pas réalisé. Qu’aujourd’hui, les peuples du monde communiquent de moins en moins entre eux, que le monde a été envahi non pas par l’espéranto, mais par le desperanto – un sentiment de désespoir et d’impuissance » (Ibid., p. 51).
- Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka, « Avant-Propos », dans Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (sous la dir. de), Les Polonais et la Shoah…, op. cit., p. 11-12.
- Voir Nicole Loraux, La cité divisée, l’oubli dans la mémoire d’Athènes [1997], Paris, Éditions Payot & Rivages, 2019.
- Ibid., p. 62.
- Voir Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri [1991], trad. de l’italien par Myrien Bouzaher et autres, Lagrasse, Éditions Verdier, 2007.
- Voir Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? [2006], trad. de l’italien par Martin Rueff, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007.
- Elżbieta Janicka, « Les observateurs participants de la Shoah », dans Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (sous la dir. de), Les Polonais et la Shoah…, op. cit., p. 160.
- Peter Sloterdijk, Colère et Temps…, op. cit., p. 210, voir aussi Peter Sloterdijk, Faire parler le ciel : de la théopoésie [2020], trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2021, p. 201.