Un problème en trois dimensions

L’histoire de l’Europe a été confrontée à plusieurs reprises à une « question polonaise ». Cela ne s’est pas toujours bien terminé, surtout pour la Pologne. Cette fois, la question qui oppose l’actuel gouvernement polonais dirigé par le parti populiste PIS, les institutions de l’Union et la plupart de ses États membres a peu de chances de se terminer par un bain de sang, mais elle est néanmoins dangereuse. La Cour européenne de justice a établi que certaines réformes récentes du système judiciaire polonais portent atteinte au principe de l’indépendance de la justice et à la séparation des pouvoirs. C’est notamment le cas de la création d’un organe disciplinaire sous contrôle politique qui peut censurer les juges polonais. La Cour suprême polonaise a alors décidé que non seulement certaines décisions de la Cour européenne mais aussi certaines dispositions du traité sont incompatibles avec la constitution du pays.

Thierry Chopin et Jean-Baptiste Roche, en partant de la constatation que la primauté du droit européen sur le droit national est un pilier essentiel de la construction européenne, ont admirablement analysé les implications juridiques de la décision de la Cour Polonaise dans les colonnes du Grand Continent. La question qui se pose est de savoir si l’analyse juridique est à elle seule suffisante pour nous indiquer la solution du problème. Dire que la primauté du droit européen est une condition essentielle pour une union politique de l’Europe est incontestable, mais cela ne nous aide pas à concilier les deux termes de cet équilibre : union politique d’un côté, primauté de l’autre. En conclusion de leur analyse, les auteurs affirment que, en cas de conflit entre le traité tel qu’il est interprété par la Cour de Justice  de l’Union européenne et une constitution nationale, il n’y aurait que deux solutions  : modifier la constitution nationale ou sortir de l’Union. Poser le dilemme en ces termes présuppose que la question soit toujours totalement claire. Le fait que cela ait été vrai pour Brexit et que, dans l’affaire qui nous intéresse, la Cour polonaise ait manifestement tort, ne veut pas dire que ce soit nécessairement toujours le cas. Par exemple, les problèmes soulevés par le BVG allemand sont complexes. Ils ont jusqu’à présent été réglés sans conflit grâce à un savant effort de médiation entre les Cours, avec le concours politique de la Commission et du gouvernement allemand. Pouvons-nous a priori exclure qu’à l’avenir une question pourrait se présenter où il appartiendrait à la Cour européenne de faire marche arrière  ? N’est-il pas plus utile d’admettre que, dans l’état actuel de l’intégration européenne, quand il s’agit du rapport entre les constitutions nationales et le traité européen, il existe une zone grise qui demande à être prise en compte ? Ce qui touche à la constitution d’un pays ne se résume pas à des questions juridiques  ; il faut que les réponses soient acceptées par la majorité des citoyens, pour lesquels la constitution est un bien précieux. Les leaders populistes en France et en Italie, deux pays très vulnérables, n’ont pas manqué l’occasion de faire de cette question un «  test » de l’identité nationale. Aucun européen convaincu ne voudra gagner dans les tribunaux et dans le débat intellectuel si c’est pour perdre dans les urnes. Or si un concept de primauté du droit européen qui ne serait pas compris par l’opinion risquerait de se retourner contre l’Union, la question polonaise est d’autant plus complexe qu’elle ne se réduit pas à sa seule dimension juridique.        

Une deuxième dimension est celle des valeurs fondamentales. En fin de compte, l’argument le plus puissant pour convaincre l’opinion publique qu’il ne faut pas craindre la primauté du droit européen est que nous sommes tous supposés être des démocraties libérales. Nos constitutions, de même que le traité, sont par conséquent fondées sur les mêmes principes et les mêmes valeurs fondamentales, que le droit européen ne saurait dès lors pas remettre en cause. Or le problème avec la Pologne touche exactement aux droits fondamentaux, en l’occurrence à l’indépendance du système judiciaire. Ce problème juridique est donc aggravé par un problème politique.

Pouvons-nous a priori exclure qu’à l’avenir une question pourrait se présenter où il appartiendrait à la Cour européenne de faire marche arrière  ? N’est-il pas plus utile d’admettre que, dans l’état actuel de l’intégration européenne, quand il s’agit du rapport entre les constitutions nationales et le traité européen, il existe une zone grise qui demande à être prise en compte ?

Riccardo Perissich

L’Union repose non seulement sur des règles communes mais aussi sur une solidarité mutuelle. Il est inévitable que cette obligation de solidarité soit mise à mal si l’opinion publique de certains États membres estime que d’autres pays s’écartent des valeurs fondamentales communes. Ce qui, pour un pays, en l’occurrence la Pologne, est une question de souveraineté est, pour d’autres, une question de valeurs. La question risque de devenir existentielle car le problème des valeurs fondamentales est que, contrairement aux intérêts, elles ne sont pas négociables. Toutefois, la manière pragmatique et « fonctionnelle » dont l’Union s’est développée rend ces valeurs largement implicites ; elles ne sont juridiquement applicables que dans la mesure où elles sont spécifiquement pertinentes pour certaines politiques de l’Union. C’est le cas, par exemple, du droit des individus en vertu du traité ou de l’utilisation abusive des fonds européens. Cette ambiguïté juridique est difficilement compréhensible par l’opinion publique. Autre complication : si le traité prévoit des procédures qui peuvent être mobilisées par les pays qui veulent quitter l’Union, comme ce fut le cas pour le Brexit, il ne comporte aucune disposition permettant l’expulsion d’un membre. L’article 7 du traité prévoit la suspension de certains droits importants, mais il requiert l’unanimité contre le membre coupable. Or la question polonaise n’est qu’un des conflits de valeurs auxquels nous sommes confrontés. Des problèmes analogues concernent d’autres pays d’Europe de l’Est, à commencer par la Hongrie. Ceci rend l’application de l’article 7 impossible dans le cas de la Pologne, qui serait sans doute soutenue au moins par la Hongrie, si ce n’est par d’autres. En d’autres termes, si l’Union est largement perçue comme une entité politique, son système juridique et institutionnel fragile et incomplet ne dispose pas des pouvoirs nécessaires pour fonctionner en conséquence. 

Avant d’aller plus loin, nous devons considérer la troisième dimension de notre question, qui est géopolitique. Le fait que ce conflit potentiel sur les valeurs se situe avec certains nouveaux membres d’Europe centrale et orientale est capital. L’élargissement à l’Est qui a eu lieu après la chute du communisme n’était pas seulement la réalisation du rêve d’une « Europe entière et libre », il avait également la fonction géopolitique cruciale de stabiliser la frontière orientale de l’Union avec la Russie. Cette frontière est devenue encore plus sensible depuis que la Russie de Poutine a trahi l’espoir de devenir une démocratie libérale de style occidental pour développer une forme de gouvernement de plus en plus autocratique à l’intérieur et un nationalisme agressif à l’extérieur – un nationalisme dont un objectif important est de rétablir la sphère d’influence que l’URSS avait en Europe orientale.

La question n’est pas de savoir si l’élargissement était malavisé ou erroné. Il était nécessaire et il a été un succès économique, ce qui n’est pas une mince affaire en soi. En revanche, ses implications ont été largement sous-estimées. L’idée générale selon laquelle nous avions affaire à des pays que seul le communisme imposé par l’Union soviétique empêchait de rejoindre l’Occident et ses valeurs démocratiques s’est révélée être une simplification excessive. Tous ces pays sont incontestablement européens, mais au cours des derniers siècles, nous n’avons pas partagé exactement la même histoire. La partie occidentale de notre continent, à partir de la Renaissance, s’est tournée vers la haute mer, la révolution scientifique et industrielle puis le développement mouvementé des libertés démocratiques. En revanche l’Est est resté prisonnier des conflits entre les empires ottoman, russe, autrichien et plus tard allemand. Les deux tragédies qui ont presque détruit l’Europe au cours du siècle dernier ont pris racine dans un «  arc d’instabilité » qui allait de la Baltique à l’Adriatique. Cette période a ensuite été suivie par quarante années de régime communiste. Les pays qui en sont sortis n’avaient que peu ou pas de traditions démocratiques et n’avaient pas non plus eu l’occasion de procéder au douloureux examen de conscience sur les méfaits du nationalisme qui avait été entrepris en Europe occidentale. Le concept selon lequel partager la souveraineté peut être un moyen de l’accroître, qui est le fondement même de l’Union, n’était pas immédiatement évident pour des pays qui jouissaient d’une indépendance nouvellement acquise face à l’oppression. Cela, ajouté à la fragilité de leurs nouvelles institutions démocratiques, les rend encore plus vulnérables à la vague de populisme que leurs partenaires occidentaux. Il peut être affirmé que nous aurions dû aborder l’élargissement avec une meilleure analyse et, plus encore, que les membres actuels auraient dû renforcer les structures de l’Union avant de s’y engager. Toutefois, aujourd’hui, la question n’est pas celle-là ; elle est de savoir ce que nous pouvons faire pour y faire face.

L’enjeu géopolitique implicite dans nos relations avec la Pologne et les autres pays de l’est et bien démontré par la crise actuelle avec le Bélarus. Ce qui se passe à la frontière entre le Bélarus, la Pologne et la Lituanie est une agression, qui a été décrite comme « hybride », mais qui demeure sans précédent. Des milliers de migrants, originaires pour la plupart du Moyen-Orient et d’Asie centrale, ont été amenés jusqu’à l’aéroport de Minsk par le gouvernement local, puis, parfois avec l’aide des forces armées biélorusses, auraient reçu de l’aide pour franchir les frontières polonaises et lituaniennes. Les deux gouvernements européens tentent de les contenir du mieux qu’ils peuvent, avec le risque constant de créer une crise humanitaire.

L’Union doit comprendre que la querelle qui nous sépare de la Pologne ne peut devenir un prétexte pour ne pas réagir avec force à une agression ouverte à ses frontières. Il est donc probable et souhaitable que les sanctions déjà décidées à l’encontre du Bélarus soient renforcées et éventuellement étendues aux compagnies aériennes de pays tiers collaborant au transport de migrants vers Minsk.

Riccardo Perissich

On dira que la tactique n’est pas nouvelle. Après tout, Kadhafi avait fait la même chose avec les migrants africains se dirigeant vers l’Italie et les responsabilités du chaos qui s’est installé ne sont pas moindres ; Erdogan fait la même chose à une échelle bien plus grande avec les réfugiés syriens. La différence, cependant, est substantielle. Dans le cas de la Libye et d’Erdogan, il s’agit d’un chantage financier qui fonctionne plutôt bien, mais qui concerne surtout des personnes qui se trouvent de toute façon déjà sur les territoires libyen et turc ; dans le cas de la Turquie, on estime ainsi à 4 millions le nombre de réfugiés, principalement des Syriens. Le dictateur biélorusse, quant à lui, organise activement l’arrivée de personnes qui n’auraient jamais songé à choisir ce pays comme destination, dans le seul but de les pousser vers l’Union. Il s’agit de représailles aux sanctions imposées par l’UE en réponse à la tournure dictatoriale des événements dans le pays, et notamment à l’acte de piraterie commis par le détournement d’un avion de ligne survolant le territoire biélorusse afin de capturer un dissident. Si certains pourraient reconnaître aux Libyens et aux Turcs de « bonnes raisons », ce que fait le Bélarus relève purement et simplement de l’agression. Le système est diabolique et la réponse n’est pas simple, notamment parce que Loukachenko a le soutien de Poutine ; selon certains, l’autocrate bélarusse agirait même sur l’inspiration du président russe. Le recours à la force a des limites évidentes et provoquerait rapidement une réaction humanitaire dans l’opinion publique. L’utilisation des migrants comme arme est donc un système particulièrement ignoble mais redoutablement efficace. Certains Italiens se souviendront de l’utilisation cynique d’enfants comme boucliers humains par les terroristes islamiques au « check point Pasta » de Mogadiscio au cours de l’aventure somalienne malheureuse (et pas seulement pour l’Italie) des années 1990.

Cette crise illustre très bien le dilemme implicite de la « question polonaise » auquel l’Union est confrontée. Bruxelles craint, non sans raison, qu’en tentant d’arrêter les migrants, les autorités polonaises ne réagissent par une violence excessive et ne provoquent une crise humanitaire que l’opinion publique européenne n’accepterait pas. L’Union a proposé à la Pologne de coopérer, notamment avec la participation de Frontex, mais le gouvernement nationaliste de Varsovie a refusé avec dédain, demandant à la place un financement européen pour construire un mur. D’une part, le gouvernement polonais doit être conscient qu’il ne pourra pas faire face à la crise sans l’aide de l’Europe. La solidarité qu’il exige de l’Union implique la reconnaissance que la frontière qu’il demande aux Européens de protéger n’est pas « seulement nationale ». D’un autre côté, cependant, l’Union doit comprendre que la querelle qui nous sépare de la Pologne ne peut devenir un prétexte pour ne pas réagir avec force à une agression ouverte à ses frontières. Il est donc probable et souhaitable que les sanctions déjà décidées à l’encontre du Bélarus soient renforcées et éventuellement étendues aux compagnies aériennes de pays tiers collaborant au transport de migrants vers Minsk. 

Arguments en faveur de la patience stratégique

Les trois dimensions décrites ci-dessus sont importantes et légitimes. À chacune correspondent des groupes, forces politiques ou institutions qui lui attribuent une importance prioritaire. Ces «  groupes d’intérêt  » ne coïncident pas et sont mus par des priorités et des contraintes différentes, mais se chevauchent dans une certaine mesure. La dimension des « valeurs fondamentales » est, comme nous pouvions nous y attendre, la plus militante et elle motive plusieurs gouvernements, notamment en Europe du Nord, ainsi que le Parlement européen. Elle bénéficie également d’un large soutien dans l’opinion publique en général, la difficulté étant que, comme nous l’avons vu, les pouvoirs de contraindre les membres déviants sont limités et le risque existe que l’absence de résultats affaiblisse la crédibilité de l’Union. 

La principale priorité du groupe « géopolitique » est l’unité de l’Union. Son principal champion est l’Allemagne, et en particulier Angela Merkel. Il est difficile de contester la sagesse de sa position. C’est une question pour laquelle le concept de « patience stratégique » est particulièrement bien adapté. Toutefois, la patience ne doit pas se faire au détriment d’une stratégie efficace. La ligne de démarcation entre sagesse et complaisance est parfois assez mince, comme cela a été le cas avec d’autres exemples du culte merkelien du compromis. Ceux qui considèrent, à juste titre, que le comportement de la Pologne (ou de la Hongrie) est inacceptable voudront à un moment donné voir des résultats. Dans ces conditions, il était prévisible et sage que le Conseil européen se tourne vers le principaux gardiens de la « primauté du droit européen » : la Commission et la Cour de justice. La balle revient donc dans le camp du droit, mais avec la prière d’en faire un usage politique. La tâche de la Commission est délicate. Son objectif est de protéger le droit, ce qui signifie qu’elle ne peut pas agir en dehors de celui-ci. La voie est étroite, mais elle existe. Elle consiste principalement à appliquer la clause « d’état de droit » introduite dans le grand programme de relance de l’Union ; une clause qui permettrait à la Commission de refuser l’accès au soutien financier à un membre qui s’écarte de l’État de droit. Il s’agit d’une mesure qui touche directement les intérêts de plusieurs pays de l’Est, mais que la Commission devra examiner avec beaucoup de soin et toujours avec le soutien de la Cour de justice.

Le fossé qui existe actuellement entre la Pologne et l’Union ne peut être comblé que par le peuple polonais. Ce que l’Union et ses États membres peuvent faire, c’est se comporter avec patience et détermination, en étant cohérents dans les politiques mises en œuvre et en exerçant toute pression légale jugée utile d’une manière qui puisse être communiquée à la majorité polonaise pro-européenne sans faire le jeu des nationalistes.

RICCARDO PERISSICH

Cette analyse a été élargie de la « question polonaise » à une question plus large concernant l’Europe de l’Est. Toutefois, dans ce jeu, et notamment d’un point de vue géopolitique, la Pologne est le principal enjeu. Même indépendamment de la signification historique de la question polonaise pour l’Allemagne et l’Europe dans son ensemble, la Pologne est, d’un point de vue stratégique, le plus grand et le plus important des membres de l’Est. Ce n’est pas par hasard que le plan récemment publié pour le programme de la prochaine coalition allemande « rouge-jaune-vert » mentionne parmi ses priorités de politique étrangère, avec l’OTAN et l’axe franco-allemand, le « triangle de Weimar », beaucoup moins connu, qui comprend la France, l’Allemagne et la Pologne. Il est tentant de l’interpréter comme un message de continuité avec l’approche prudente d’Angela Merkel.

Certains ont interprété la décision du tribunal polonais comme un pas vers le Polexit. Les similitudes avec le processus qui a conduit au Brexit sont indéniables. Le cœur de la campagne du Brexit était la souveraineté et surtout le rejet de l’autorité de la Cour européenne de justice. La grande différence est que, contrairement au Royaume-Uni, l’écrasante majorité de la population polonaise soutient activement l’adhésion à l’Union, dont les avantages économiques et politiques sont évidents pour tous. La pression financière, si elle est appliquée légalement, pourrait être efficace car le soutien de l’Union est vital pour la prospérité du pays. En outre, la Pologne est un pays complexe, en plein développement, mais divisé culturellement et socialement. Le parti PiS est actuellement au pouvoir, mais l’opposition libérale pro-européenne a remporté des élections par le passé. Le nationalisme est fort, mais le désir de partager pleinement les valeurs européennes l’est tout autant. La façon dont la Cour suprême polonaise a formulé sa décision est une erreur qui aurait dû être évitée. Certains signes montrent que le gouvernement du PiS est prêt à faire des compromis, notamment dans le cas litigieux de l’organe disciplinaire qui porterait atteinte à l’indépendance des juges polonais. Ce serait un bon pas en avant. Toutefois, il ne s’agit pas d’un différend qui peut être réglé facilement ou rapidement. Des erreurs, d’une part ou d’autre, sont toujours possibles. En fin de compte, le fossé qui existe actuellement entre la Pologne et l’Union ne peut être comblé que par le peuple polonais. Ce que l’Union et ses États membres peuvent faire, c’est se comporter avec patience et détermination, en étant cohérents dans les politiques mises en œuvre et en exerçant toute pression légale jugée utile d’une manière qui puisse être communiquée à la majorité polonaise pro-européenne sans faire le jeu des nationalistes. Nous avons rappelé l’importance de la crise avec le Bélarus, car comme dans peu d’autres cas, elle pourrait faire prendre conscience au public polonais que les avantages de l’adhésion à l’Union européenne vont bien au-delà de la dimension économique et financière.