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1 — État des lieux des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial
En 2021, les êtres humains auront rejeté près de 50 milliards de tonnes d’équivalent CO2 (CO2éq) dans l’atmosphère, renversant ainsi la majeure partie de la baisse observée pendant la pandémie de Covid de 2020 1. Sur ces 50 milliards de tonnes, environ trois quarts ont été produits par la combustion de combustibles fossiles à des fins énergétiques, 12 % par le secteur agricole, 9 % par l’industrie (dans la production de ciment entre autres choses) et 4 % proviennent des déchets. En moyenne, chaque individu émet un peu plus de 6,5 tonnes de CO2 par an. Ces moyennes masquent des disparités considérables entre les pays et au sein de ceux-ci.
Les émissions mondiales ont augmenté presque continuellement depuis la révolution industrielle. En 1850, un milliard de tonnes d’équivalents de CO2 étaient émises au total. En 1900 cette quantité était passée à 4,2 milliards de tonnes, elle a atteint 11 milliards de tonnes en 1950, 35 milliards de tonnes en 2000, et environ 50 milliards aujourd’hui. Près de la moitié de toutes les émissions produites depuis la révolution industrielle l’ont été depuis 1990, année du premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Selon l’un des derniers rapports du GIEC, il reste 300 milliards de tonnes de CO2 à émettre si l’on veut rester en dessous de 1,5°C de réchauffement climatique par rapport au niveau pré-industriel et 900 milliards de tonnes de CO2 pour rester en dessous de 2°C 2. Au rythme actuel des émissions mondiales, le budget pour 1,5°C sera donc épuisé en six ans et le budget pour 2°C en 18 ans.
2 — L’ampleur du défi de la modération carbone
Pour mieux comprendre la taille du défi que représente la limitation des émissions de CO2, il est possible de comparer les niveaux d’émissions actuels avec le niveau requis pour rester en deçà d’un réchauffement planétaire moyen de 1,5°C et 2°C : pour être compatible avec l’objectif de 2°C, le budget carbone durable serait de 3,4 tonnes par personne et par an entre aujourd’hui et 2050. Cette valeur est environ inférieure de moitié à la moyenne mondiale actuelle. Le budget durable compatible avec la limite de 1,5°C est quant à lui de 1,1 tonne de CO2 par personne et par an, soit environ six fois moins que la moyenne mondiale actuelle.
Ces chiffres sont dérivés à des fins de comparaison et doivent être interprétés avec prudence. Ces valeurs ne tiennent pas compte des responsabilités historiques liées au changement climatique : prendre en compte les responsabilités historiques impliquerait que les nations à haut revenu n’aient plus de budget carbone 3. Il faut également noter que les scénarios compatibles avec l’objectif des 2°C montrent que c’est bien progressivement que les émissions mondiales doivent diminuer pour atteindre la neutralité en 2050, et qu’elles ne peuvent pas être maintenues à un niveau élevé jusqu’à cette date puis chuter soudainement à zéro.
3 — Des inégalités d’émissions entre régions importantes et persistantes
Historiquement, sur le total de 2 450 milliards de tonnes de carbone émises depuis 1850, l’Amérique du Nord est responsable de 27 % d’entre elles, l’Europe de 22 %, la Chine de 11 %, l’Asie du Sud et du Sud-Est de 9 %, la Russie et l’Asie centrale de 9 %, l’Asie de l’Est (dont le Japon) de 6 %, l’Amérique latine de 6 %, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de 6 % et l’Afrique subsaharienne de 6 %. On peut ainsi comparer les émissions historiques et leur composition avec le budget carbone restant pour limiter le changement climatique.
Les émissions par tête en Afrique subsaharienne (1,6 tonne par personne et par an) représentent seulement un quart de la moyenne des émissions par tête au niveau mondial. Ainsi, les émissions moyennes en Afrique subsaharienne dépassent de seulement 50 % le niveau compatible avec 1,5°C, et sont en-dessous du niveau compatible avec 2°C de réchauffement (de plus de moitié). À l’autre bout du spectre, les émissions par tête en Amérique du Nord sont de 21 tonnes par personne, ce qui représente trois fois la moyenne mondiale et six fois le niveau compatible avec la trajectoire de 2°C de réchauffement. Entre ces deux extrêmes, on trouve l’Asie du Sud et du Sud-Est avec 2,5 tonnes par tête (40 % de la moyenne mondiale) et l’Amérique latine avec 4,8 tonnes (70 % de la moyenne mondiale), suivis du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, de l’Asie de l’Est, de l’Europe, et de la Russie et de l’Asie centrale, dont les moyennes se situent dans la fourchette de 7,5 à 10 tonnes (entre une et une fois et demie la moyenne mondiale).
Les inégalités concernant les émissions moyennes de carbone entre les régions sont assez proches des inégalités de revenus moyens entre ces régions, mais avec des différences notables : les émissions des États-Unis représentent 3 fois la moyenne mondiale, alors que le revenu moyen américain représente 3,2 fois le revenu moyen mondial ; en Europe cependant, les émissions représentent 1,5 fois la moyenne mondiale, alors que le chiffre est proche de celui des États-Unis concernant le revenu. Il existe un lien fort entre revenu par tête et émissions de carbone, mais ce lien n’est pas parfait : certaines régions sont plus efficaces que d’autres pour réduire les émissions associées à un même niveau de revenu.
4 — Prendre en compte le carbone importé : des inégalités accentuées
Les niveaux d’émissions cités ci-dessus comprennent les émissions produites à l’intérieur d’un pays ainsi que celles associées à l’importation de biens et de services du reste du monde. Autrement dit, lorsque des Nord-Américains importent des smartphones d’Asie de l’Est, les émissions de CO2 créées lors de la production, du transport et de la vente de ces smartphones sont attribuées aux habitants d’Amérique du Nord et non d’Asie de l’Est. C’est la meilleure façon de mesurer les émissions associées au niveau de vie des individus à travers le monde. Nous nous référons à l’ »empreinte carbone » plutôt qu’aux « émissions territoriales », qui correspondent uniquement aux émissions de carbone à l’intérieur des limites territoriales et ne tiennent pas compte des importations et exportations de carbone intégré dans les biens et services.
Les émissions territoriales continuent d’être utilisées par les autorités du monde entier lorsqu’elles rendent compte des progrès réalisés en matière de réduction des émissions ou lors des négociations d’accords internationaux sur le climat. Mais, de manière évidente, se référer uniquement aux émissions territoriales présente de nombreux problèmes : les pays à haut revenu peuvent réduire leurs émissions territoriales et développer des stratégies de dumping écologique pour externaliser leurs industries à forte intensité de carbone vers le reste du monde, puis importer des biens en retour. En Amérique du Nord, la différence entre l’empreinte carbone et les émissions territoriales est relativement faible, car les Américains importent mais aussi exportent des biens à forte intensité de carbone et consomment des quantités très importantes de carbone chez eux. En Europe, en revanche, l’empreinte carbone est supérieure d’environ 25 % aux émissions territoriales : près de deux tonnes de carbone par personne sont importées d’autres régions du monde, principalement de Chine. En Asie de l’Est, les émissions de carbone sont inférieures de 8 % aux émissions territoriales : près d’une tonne de carbone par personne est produite en Asie de l’Est pour satisfaire les besoins des individus dans d’autres régions du monde. La prise en compte du carbone intégré dans la consommation accroît les inégalités d’émissions entre les régions à revenu élevé et celles à revenu moyen ou faible, par rapport au seul décompte des émissions territoriales.
5 — Plus importantes que les inégalités entre pays, les inégalités d’émissions au sein des pays : les 10 % de la population sont responsables de près de la moitié des émissions
D’importantes inégalités en matière d’empreinte carbone sont observées au sein de chaque région du monde. En Asie de l’Est, les 50 % les plus pauvres émettent en moyenne environ 3 tonnes par an, tandis que les 40 % intermédiaires en émettent près de 8 tonnes et les 10 % supérieurs près de 40 tonnes. Le contraste est saisissant avec l’Amérique du Nord, où les 50 % les plus pauvres émettent presque 10 tonnes, les 40 % intermédiaires environ 22 tonnes et les 10 % supérieurs plus de 70 tonnes en équivalent CO2. Ces chiffres peuvent à leur tour être comparés aux émissions en Europe, où les 50 % les plus pauvres émettent près de 5 tonnes, les 40 % intermédiaires environ 10,5 tonnes et les 10 % les plus riches environ 30 tonnes.
Il est frappant de constater que la moitié la plus pauvre de la population aux États-Unis présente des niveaux d’émissions comparables à ceux des 40 % du milieu de la distribution en Europe, malgré un revenu deux fois moins élevé. Cette différence est largement due au mix énergétique intensif en carbone caractéristique des États-Unis, où les émissions issues de la production d’électricité sont environ deux fois plus importantes que dans l’Union européenne. Aux États-Unis, les infrastructures de base consomment beaucoup plus d’énergie (avec l’usage massif de la voiture, par exemple) et les appareils ont tendance à être moins économes en énergie (en moyenne, les voitures sont plus grosses et moins économes en carburant aux États-Unis qu’en Europe).
Néanmoins, les émissions européennes restent très élevées par rapport aux normes mondiales. La classe moyenne européenne émet beaucoup plus que ses homologues de toutes les régions, à l’exception de l’Amérique du Nord. Pourtant, il est également frappant que les plus riches d’Asie de l’Est et du Moyen-Orient émettent davantage que les Européens les plus riches (39 tonnes, 34 tonnes et 29 tonnes, respectivement). Cette différence résulte des niveaux d’inégalités de revenu et de richesse plus élevés en Asie de l’Est et dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient qu’en Europe, et du fait que les investissements des riches Chinois sont associés à d’importants volumes d’émissions.
Dans l’ensemble, il ressort que seuls les 50 % les plus pauvres de la population en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud et du Sud-Est se situent en dessous du budget d’émissions par habitant compatible avec la cible de 1,5 °C. En comparant les niveaux avec le budget par habitant compatible avec la cible de 2°C de réchauffement, nous observons que la moitié la plus pauvre de la population de chaque région se situe en-dessous ou près du seuil. En fait, il est frappant de constater que la moitié inférieure de la population dans les régions à revenu élevé et intermédiaire telles que l’Europe, la Russie et l’Asie centrale émet des niveaux qui se situent dans les limites du budget 2°C. Cela montre que l’atténuation du changement climatique est en grande partie une question de répartition, non seulement entre les pays mais aussi à l’intérieur de ceux-ci.
Au niveau mondial, les inégalités d’émission de carbone entre individus offrent un tableau frappant : les 50 % les plus pauvres contribuent à 12 % des émissions totales (1,6 tonne par an). Les 10 % les plus riches émettent 47,6 % des émissions mondiales (31 tonnes par an). Les 1 % les plus riches émettent 110 tonnes par an, soit 16,8 % du total des émissions. Les inégalités mondiales d’émissions de carbone se révèlent donc très fortes : près de la moitié de l’ensemble des émissions est due à un dixième de la population mondiale, et seul un centième de la population (77 millions de personnes) voit des émissions 50 % plus élevées que celles de la moitié inférieure de la population (3,8 milliards de personnes).
6 — Une augmentation des émissions des 1 % les plus émetteurs dans le monde et une baisse des émissions des groupes à bas revenus dans les pays riches
Comment les inégalités des émissions mondiales ont-elle évolué au cours des dernières décennies ? Une façon simple de représenter l’évolution des inégalités d’émissions de carbone est d’exposer le taux de croissance moyen des émissions par percentile de la distribution mondiale des revenus. Depuis 1990, les émissions mondiales moyennes par habitant ont augmenté d’environ 7 % (et les émissions mondiales ont au total augmenté de 58 %). Les émissions par habitant des 50 % du bas de l’échelle des revenus ont augmenté plus rapidement que la moyenne (32 %), tandis que celles de l’ensemble des 40 % du milieu ont augmenté plus lentement que la moyenne (4 %) – et certains centiles de la distribution ont en fait connu une réduction de leurs émissions. Les émissions par habitant des 1 % les plus émetteurs de la distribution des revenus ont augmenté de 26 % et celles des 0,01 % ont augmenté de plus de 110 %.
Un des résultats les plus frappants est la réduction des émissions pour environ 15-20 % de la population mondiale, une population qui correspond largement aux groupes à revenu moyen et bas des pays riches. Dans ces pays, les classes populaires et les classes moyennes ont réduit leurs émissions durant les 30 dernières années. Certes, ces réductions sont insuffisantes pour atteindre les cibles de réchauffement de l’Accord de Paris, mais cette dynamique contraste de manière frappante avec celle des 1 % les plus émetteurs de ces pays et au niveau mondial, dont les émissions ont considérablement augmenté. Un tel écart dans les efforts de réduction des émissions entre les plus riches et les moins favorisés dans les pays riches soulève d’importantes questions concernant la politique de lutte contre le réchauffement climatique. Dans les sociétés où le mode de vie des plus riches façonne aussi les émissions des autres groupes sociaux, cela peut avoir des conséquences sur les futurs comportement d’émissions carbone.
7 — Les inégalités entre individus au sein des pays représentent désormais la majeure partie des inégalités d’émissions mondiales
En 1990, la majorité des inégalités d’émissions de carbone (63 %) était due à des différences entre pays : à cette époque, le citoyen moyen d’un pays riche polluait sans aucun doute plus que le reste de la population mondiale, et les inégalités sociales au sein des pays étaient en moyenne plus faibles qu’aujourd’hui. La situation s’est presque entièrement inversée en 30 ans. Les inégalités d’émissions entre citoyens d’un même pays comptent désormais pour plus de deux tiers des inégalités mondiales d’émissions. Comme pour le revenu, cela ne signifie pas qu’il ne reste pas d’inégalités significatives (souvent immenses) entre pays et régions du monde, bien au contraire. En réalité, cela signifie qu’en plus des importantes inégalités internationales, il existe aussi d’encore plus grandes inégalités d’émissions entre les individus. Cela a des implications majeures sur le débat mondial concernant la politique climatique. Par exemple, la Chine, l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont aussi bien représentés dans le groupe des faibles émetteurs que dans celui des gros émetteurs, reflétant la nature duale de ces sociétés où des pollueurs extrêmes vivent très proches de très faibles pollueurs.
8 — Répondre au défi climatique dans des sociétés inégalitaires
Les mouvements sociaux dans les pays riches et émergents en 2018-2019 (notamment les vagues de protestation contre l’augmentation du prix du carburant et des transports en Équateur et au Chili en 2019 et le mouvement des gilets jaunes en Europe un an plus tôt), ont montré que les réformes politiques qui ne prennent pas correctement en compte le degré d’inégalités dans le pays et les gagnants et les perdants du changement qu’elles impliquent, ont peu de chances d’être soutenues par le public et ont de forts risques d’échouer.
Le mouvement des gilets jaunes en France en est une claire illustration : la taxe carbone que souhaitait mettre en place le gouvernement (qui devait représenter environ 4 milliards d’euros de revenus fiscaux carbones supplémentaires), n’a pas été accompagnée de mesures compensatoires suffisantes pour les ménages à moyens et bas revenus. Cette réforme a par ailleurs été mise en place en même temps que la réforme de l’impôt progressif sur les actifs financiers et les revenus du capital, représentant environ 3 à 4 milliards d’euros de baisse d’impôts, concentrées essentiellement dans les 1 et 2 % les plus riches. Cette réforme a immédiatement rencontré l’opposition de la majorité de la population. La plupart des ménages à moyens et bas revenus devaient payer la taxe carbone tous les jours pour se rendre au travail, sans avoir d’alternative à l’usage de leur voiture, alors que les baisses d’impôts profitaient aux plus riches, vivant en ville, avec des options de transports bas carbone à disposition et qui bénéficient de taxes sur l’énergie très basses lorsqu’ils voyagent en avion. Cette situation a entraîné une vague de contestations sociales (qui a fini par s’étendre à d’autres pays européens) et a finalement mené à l’abandon de la taxe carbone.
En principe, une taxe sur le carbone peut être un outil puissant pour réduire les émissions. Dans certains pays, elle a été mise en œuvre avec succès et a aidé à la limitation des émissions de carbone. Cependant, l’exemple français montre que lorsque ces politiques sont mal conçues et ne tiennent pas compte du contexte socio-économique dans lequel elles sont mises en œuvre, elles peuvent facilement échouer et générer de la méfiance, en donnant l’impression que les politiques environnementales sont injustes. Soyons clairs : l’ampleur de la transformation nécessaire pour réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre dans les pays riches ne peut être atteinte si les inégalités environnementales et sociales ne sont pas intégrées dans la conception même des politiques environnementales. Nous faisons ainsi des propositions pour prendre en compte les inégalités au sein des pays et entre les pays.
La première manière de répondre aux inégalités d’émissions est de correctement mesurer les émissions individuelles au sein des pays. La plupart des gouvernements ne publient pas d’estimations de l’empreinte carbone totale (ils publient les chiffres des émissions territoriales qui, comme nous l’avons dit précédemment, ne sont pas suffisants pour évaluer l’impact environnemental réel des politiques). Les gouvernements échouent aussi à mesurer correctement et à publier des estimations des inégalités d’empreinte carbone, voulant dire qu’ils ne peuvent pas correctement prévoir les effets distributifs de leurs politiques environnementales. Les estimations que nous présentons fournissent une base solide pour que ces discussions puissent avoir lieu. Mais soyons clairs : les gouvernements ont encore beaucoup de progrès à faire pour fournir des mesures correctes des émissions individuelles, en un temps compatible avec l’action politique et de manière systématique.
9 — Une nouvelle manière de construire la politique climatique
Il existe de nombreuses façons d’atteindre les objectifs fixés pour 2030 et il n’existe pas de solution toute faite ou de formule magique pour mettre en œuvre des politiques de réduction des émissions de carbone. Ce qui est primordial est de tenir compte des niveaux élevés d’inégalités en matière d’émissions de carbone dans la conception même de la politique climatique. Les différents types d’instruments de politique publique (qu’il s’agisse de réglementations, de taxes, d’incitations ou d’investissements) ont des impacts différents sur les groupes socio-économiques.
L’une de nos principales conclusions est que si les pays souhaitent dévier de la perspective égalitaire que nous proposons (c’est-à-dire en demandant relativement moins d’efforts de réduction aux groupes les plus riches), cela se traduira inévitablement par des efforts de réduction plus grands pour les groupes à bas revenus, qui ont moins de ressources pour réduire leur propre empreinte carbone. Ces stratégies posent la question de la mise en place de mécanismes de compensation financière pour les groupes à bas revenu et du juste financement de ces efforts. Des exemples de politiques climatiques qui ont efficacement pris en compte les inégalités existent dans le monde entier 4.
Une dimension a largement été mise de côté par les politiques climatiques sur toute la planète : s’attaquer à l’importante empreinte carbone des personnes les plus riches. Étant donné l’immense responsabilité des groupes à hauts revenus dans les émissions globales (au sein de chaque pays et au niveau mondial), cette mise de côté est largement discutable. Jusqu’à maintenant la manière classique de penser la fiscalité carbone s’est déployée dans le cadre d’un taux d’imposition uniforme entre les individus, l’idée étant que riches ou pauvres, les individus devraient payer le même taux quand ils émettent. Dans des sociétés inégalitaires, cela revient de facto à donner davantage de droits à polluer aux individus les plus riches, relativement moins affectés par l’augmentation des prix du carbone que les groupes à bas revenus.
Pour accélérer la réduction des émissions dans les groupes les plus riches, une taxe progressive sur le carbone peut devenir un instrument utile. La fiscalité progressive signifie que le taux de la taxe carbone augmente avec le niveau d’émissions ou le niveau de richesse des individus. Des propositions ont été faites en ce sens, avec en plus une taxe spécifique sur les biens de consommation de luxe très intensifs en carbone (pouvant inclure par exemple les billets d’avion en classe affaires, les yachts…). La fiscalité progressive sur le carbone ne peut en effet pas suffire. Des régulations plus strictes (par exemple, des interdictions) sur la consommation de ce type de bien devraient également être mises en place, par exemple sur l’achat de SUV.
10 — Changer de cible : des consommateurs aux propriétaire d’actifs
Enfin, les politiques climatiques ciblant la régulation et la taxation des portefeuilles d’actifs, plutôt que la consommation de biens et de services, méritent davantage d’attention. Les consommateurs de carbone, notamment des groupes à bas et moyens revenus, sont souvent contraints dans leurs choix d’énergie car ils sont bloqués dans un système d’infrastructures intensif en carbone. Au contraire, les investisseurs qui optent pour des investissements dans l’industrie fossile le font alors qu’ils ont de nombreuses autres options pour placer leur richesse. Ainsi, l’achat d’actions dans des entreprises fossiles qui continuent à développer des projets d’extraction devrait être fortement régulé. De telles mesures peuvent être accompagnées, pendant une courte période et avant des interdictions effectives, par des taux d’imposition fortement progressifs sur la propriété d’actions polluantes.
Une taxe progressive sur les multimillionnaires à l’échelle mondiale pourrait être mise en place, incluant un supplément lié à la pollution, fondé sur la possession d’actions des plus grandes entreprises pétrolières et gazières mondiales. Une remise pourrait être appliquée lorsque ces entreprises spécialisées dans les énergies fossiles investissent dans les énergies renouvelables. Et si l’entreprise passait entièrement aux énergies renouvelables, ses actionnaires ne feraient plus face à ce supplément d’impôt lié à la pollution. Or c’est actuellement loin d’être le cas : seuls 2 % des investissements des plus grandes entreprises pétrolières sont faits dans les énergies renouvelables 5. Des changements radicaux en termes de décisions d’investissements seraient ainsi nécessaires pour ne pas être soumis au supplément d’impôts sur la pollution.
Selon nos simulations, mettre en place un taux d’imposition de 10 % sur la valeur des actifs carbones possédés par les multimillionnaires à l’échelle mondiale pourrait générer au moins 100 milliards de dollars par an. Ce montant n’est pas négligeable : il représente environ 1,5 fois l’actuel coût annuel estimé pour l’adaptation des pays en développement au réchauffement climatique (environ 70 milliards de dollars en 2020). Cependant, comparé à l’actuel supplément d’investissement nécessaire dans les infrastructures d’énergie au niveau mondiale, ce montant reste faible. Il est estimé que des investissements annuels supplémentaires de 2 % du PIB mondial sont nécessaires (c’est-à-dire environ 2 000 milliards de dollars). En effet, ces nouveaux investissements dans les infrastructures, nécessaires pour relever le défi de la transition énergétique, requièrent de nouvelles sources de financement considérables, qui ne pourront guère être couvertes par les seules taxes sur les actifs hautement polluants. Des taxes progressives sur les actifs carbonés et non carbonés resteront cependant des instruments essentiels pour garantir que des montants suffisants d’investissements soient réalisés, en temps voulu, par les gouvernements.
Sources
- Source : Global Carbon Budget.
- Ces deux chiffres ont été estimés avec un taux de confiance de 83 %.
- Nous nous référons ici à la littérature et aux discussions sur les principes de justice climatique et leurs applications pour définir une stratégie de partages des coûts : Grasso, M. & Roberts, T. (2014) ; Fuglestvedt, J. S. & Kallbekken, S. (2015) ; Matthews, H. D. (2015) ; Raupach, M. R. et al. (2014) ; Landis, F. & Bernauer, T. (2012).
- En Colombie-Britannique (Canada), une taxe carbone a été mise en place avec un ensemble important de transferts aux ménages à bas et moyens revenus, ce qui a assuré la viabilité sociale de la réforme. En Indonésie, les réformes du système de subventions à l’énergie ont été couplées à des investissements importants dans le système public de santé, financés en grande partie par l’augmentation des recettes fiscales des taxes sur l’énergie. En Suède, des décennies d’investissements publics à grande échelle dans des infrastructures bas carbone ont permis aux groupes à faibles revenus d’accéder à des sources d’énergie propres à des prix abordables et lorsqu’une taxe sur le carbone a finalement été introduite, les groupes à faibles revenus ont eu le choix entre les énergies fossiles et des options plus vertes et fossiles.
- Financial Times, « Lex in depth : the $900bn cost of ‘stranded energy assets’ », février 2020.