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Alors que commence une nouvelle étape de l’histoire de France, au moment où tant de menaces pèsent sur ce pays, sur l’Europe, sur la démocratie, sur l’humanité, sur la vie même, il faut avoir le courage de faire une pause, au moins un instant de raison, pour replacer les multiples tsunamis informationnels qui nous assaillent dans un cadre théorique aussi vaste que possible, dans le monde et le temps, dans la géographie et l’histoire. Et soumettre, (comme il se doit au moins une fois de temps en temps), la tactique à une stratégie, la stratégie à un projet, le projet à une vision du monde, la vision du monde à une analyse de la dynamique de l’histoire.
Et pour y parvenir, commencer par se poser la question qui détermine toutes les autres : de quoi peuvent mourir les communautés auxquelles nous appartenons : le vivant, l’humanité, l’Europe, la France, le territoire, l’entreprise, la famille, et d’autres encore.
De quoi sommes-nous menacés aujourd’hui ?
Parmi toutes les menaces qui pèsent aujourd’hui sur toutes les communautés auxquelles nous appartenons, on peut en nommer au moins sept, par ordre de probabilité décroissant, sans ordre chronologique d’apparition, ni hiérarchie de gravité. Sept menaces dont la matérialisation est assez vraisemblable pour qu’on se préoccupe dès maintenant des réponses à y apporter :
- Une crise climatique : elle n’est pas un risque, elle est une certitude : dans trois ans, l’humanité aura atteint un point de non-retour et ne pourra plus maîtriser la dynamique de l’évolution de la température de la planète. Et il en ira bientôt de même pour un grand nombre d’autres dimensions du vivant, dont les conditions très particulières d’existence sont aujourd’hui très largement remises en cause. Il est donc vital, pour tous les dirigeants du monde de prendre, séparément et ensemble, des initiatives majeures, radicales, révolutionnaires, pour que notre planète soit encore habitable dans trente ans.
- Une famine mondiale : là encore, il ne s’agit pas d’une catastrophe possible, mais d’une catastrophe annoncée, qui a commencé, dans certaines régions de l’Afrique et de l’Asie, et qui s’est largement aggravée depuis peu, en particulier en raison de la guerre en Ukraine qui, quel que soit le sort des armes, privera la planète d’une part très importante de sa nourriture, et de ses engrais, pour au moins deux ans. Si on ne fait rien, cette famine entraînera la mort de millions de gens dans tous les continents et provoquera d’énormes mouvements de population, qu’aucune barrière populiste ne pourra retenir si on ne prend pas les devants pour aider ces populations à disposer des moyens autonomes de se nourrir.
- Une pénurie de matières premières stratégiques : certaines matières premières (telles le graphite, le lithium, le titane, le nickel, le cobalt, le manganèse et les aimants) sont de plus en plus rares ; on en consomme de plus en plus, et elles sont en particulier vitales pour les industries de l’avenir. Par exemple les batteries (sur lesquelles on fonde une partie des espoirs de maîtrise du dérèglement climatique) et les éoliennes, dépendent les unes et les autres de matériaux qu’on ne trouve en quantité que dans un ou deux pays au comportement aussi peu prévisible que la Chine (pour les aimants) et la Russie (pour le titane), sans qu’on dispose pour le moment de solution de rechange. Que se passera-t-il alors quand une grande partie des chaînes de production de batteries, d’ordinateurs, de panneaux solaires, d’éoliennes, de véhicules de toute nature sera interrompue mondialement à cause d’un blocage de ce genre ? Que fait-on pour s’y préparer ? Pour rompre cette dépendance mortifère ?
- Une guerre nucléaire avec la Russie : le conflit actuel, épouvantable, monstrueux, dans lequel une armée déporte, torture, viole, tue et nie l’existence même d’un peuple frère et voisin, ne fait vraisemblablement que commencer. Il pourrait, en s’aggravant, conduire les démocraties à soutenir de plus en plus ce peuple martyr, pas seulement par des livraisons d’armes, mais aussi en devenant de plus en plus clairement partie prenante dans ce conflit. En particulier si, dans quelques semaines, il devrait empirer par l’usage, par la Russie, sur le territoire ukrainien, d’armes chimiques ou par des bombardements d’usines chimiques ou nucléaires, ou même par l’usage de bombes nucléaires tactiques ou stratégiques. Un tel scénario, aussi fou soit-il, est parfaitement vraisemblable, juste avant ou juste après le 9 mai prochain, date anniversaire de la victoire de l’Armée Rouge sur les armées hitlériennes. On pourrait en particulier craindre que, la victoire en Ukraine devenant hors de portée, la Russie décide d’élargir le champ de bataille à quelques pays voisins en Europe. Et ce serait la troisième guerre mondiale ; la vraie première guerre thermonucléaire. L’humanité n’y survivrait pas. Que faire pour le prévenir ? Se coucher ? Rester plus vite encore ?
- Une nouvelle pandémie mondiale : aucun expert n’exclut (et certains mêmes considèrent comme très probable) qu’un nouveau variant, de ce virus ou d’un autre, vienne un jour attaquer de nouveau massivement l’espèce humaine. De fait, celui qui nous assaille encore aujourd’hui est loin d’être vaincu. Serons-nous prêts à faire le meilleur usage de la science pour nous prémunir d’un nouveau tsunami épidémique ? Serons-nous capable, pour nous défendre, de nous unir et de préserver la démocratie, là où elle existe ?
- Une crise financière mondiale : depuis quinze ans, on n’a résolu aucune crise, qu’elle qu’en soit économique, sociale, financière, sanitaire ou écologique : on n’a fait qu’augmenter la charge des dépenses nécessaires pour maintenir nos sociétés en état de marche, en roulant devant nous une boule de dettes de plus en plus grosse. Les conséquences en sont depuis très longtemps prévisible : un retour d’une inflation majeure, aggravée par les événements qui précèdent ; des dettes, publiques comme privées, de plus en plus énormes, devant supporter des charges d’intérêts de plus en plus élevées, jusqu’à rendre insolvables les nations, les villes, les entreprises les ménages les plus endettées. On devra alors fermer des écoles et des hôpitaux, interrompre des programmes essentiels de lutte contre le réchauffement climatique. Qui veut cela ? Que fait-on pour s’y préparer, ou mieux, pour l’éviter ?
- Une crise politique mondiale découlerait alors d’une prise de conscience de l’incapacité des dirigeants à maîtriser ces enjeux, à sauver le monde. Les dirigeants seraient balayés ; une période très sombre commencerait. Là encore, que fait-on pour améliorer la gouvernance mondiale avant que cette crise ne commence ?
De quoi est menacée la démocratie ?
Si de telles crises se matérialisent, elles toucheraient en premier lieu les démocraties.
D’abord parce que montera une demande de protection, d’autonomie, d’isolement, d’autorité, de prise en compte des menaces du long terme, qu’aucun gouvernement démocratique actuel ne peut assumer sans mettre en cause son essence même. On voit déjà en Pologne, en Hongrie, en Inde, en Indonésie, en Ethiopie les démocraties basculer dans ce qu’on nomme pudiquement « l’illibéralisme » : il est l’antichambre du totalitarisme.
Ensuite parce que tout se met en place, comme attendu depuis longtemps, pour que les plus grandes entreprises mondiales prennent leur indépendance à l’égard des États, et en particulier des démocraties, dont ils sont originaires. C’était facile à prévoir : les entreprises sont, par nature, sans frontières (géographique et de domaine de compétence) alors que les nations sont définies par des frontières et que les États ne peuvent aisément modifier leurs domaines de compétence. Aussi, voit-on de plus en plus les très grandes entreprises ; en particulier les grandes plateformes, (qu’on nomme les GAFAM), échapper aux règles fixées par les États démocratiques. Ceux-ci ont encore les moyens de les maîtriser, comme l’ont fait les dirigeants chinois avec les leurs, les BATX. Mais dans peu de temps, ces entreprises mondiales leurs échapperont et n’auront à rendre de compte qu’à leurs actionnaires, pour la nature des messages qu’elles véhiculent, et pour la nature des produits qu’elles mettent sur le marché. Elles organiseront alors une hypersurveillance généralisée des travailleurs et des consommateurs pour leurs propres compte, en contrôlant les comportements de leurs employés, de leurs clients, de leurs investisseurs, qui trouveront des avantages à jouir de cette servitude marchande, en leur faisant, comme toujours, miroiter une vie plus longue, avec beaucoup moins de douleur et beaucoup plus d’amour.
Enfin, j’ai expliqué ailleurs et depuis longtemps qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’un tel marché mondialisé sans règle de droit planétaire. Ce sera le règne du court terme absolu, de la corruption, de la marchandisation de tous les rapports sociaux. Ce sera l’abandon de tous les grands combats contre les crises lorsqu’elles sont sources de profit. Ce sera la poursuite de l’évolution commencée dès l’apparition du marché, il y a quelque chose comme dix mille ans, qui pousse à transformer en objet produits en série tous les services échangés entre les humains, jusque et y compris les humains eux même. Et c’est cette artificialisation qui détruit la nature, en dérègle les lois, instille en chaque homme des milliers de prothèses, pour lui éviter la maladie, la douleur, l’insécurité, l’ignorance. Pour le distraire. Pour lui faire oublier qu’il est mortel.
Si l’humanité ne s’autodétruit pas avant par la guerre, par les dérèglements de son environnement ou par une autre des crises qui l’attendent, on assistera à l’artificialisation totale du vivant ; l’humanité deviendra un artefact produit par des artefacts, une collection d’objets reproductibles. Elle ne pourra pas survivre. Et pourtant, elle mourra de la peur de la mort…
De quoi l’Europe est-elle, en plus, spécifiquement menacée ?
Dans ce maelstrom, l’Europe est aujourd’hui un havre relatif de paix et de bonheur. C’est un continent d’une immense diversité, unie par l’amour de la démocratie, un climat tempéré, des ressources considérables, une des régions les plus riches du monde, sinon la plus riche et la plus puissante. On y trouve une liberté politique inconnue partout ailleurs, les démocraties les plus avancées, quelques-uns des meilleurs hôpitaux du monde ; des chercheurs exceptionnels ; des entreprises à la pointe dans tous les domaines. Des activités culturelles uniques au monde. Et c’est en Europe que s’expérimente, avec des succès considérables, malgré les difficultés, ce que pourrait être un jour une gouvernance mondiale préservant la diversité des peuples et des nations.
Pour toutes ses raisons, personne, hors de ce continent, n’a intérêt à son succès ; et sa survie même est menacée.
Par ses concurrents économiques et géopolitiques, qui voudront lui prendre tous ces trésors, lui ravir tous ses marchés et lui interdire tout moyen de puissance. On verra les principales entreprises européennes être rachetées par des fonds d’investissement ou des concurrents venus d’ailleurs. On verra les puissances non européennes, ennemis par ailleurs, s’accorder pour empêcher l’Union de se doter des véritables moyens de la puissance et de la souveraineté industrielle, politique et militaire.
Par ceux qui ne pourront tolérer que la réussite d’un modèle démocratique donne des idées à leurs propres citoyens les poussant à se révolter et à leurs vassaux, les poussant à quitter leur orbite. C’est ce qui se joue déjà aujourd’hui en Ukraine, dont l’adhésion aux valeurs européennes conduit à une évolution intolérable pour la Russie, qui y perd son berceau identitaire, et qui ne peut tolérer la perspective d’une société démocratique à ses portes, faisant miroiter à ses habitants la perspective de succès économiques et d’une liberté politique inconnus en Russie depuis sa fondation.
Au total, presque tous les pays hors de l’Union, de la Chine aux États-Unis, de la Russie à la Grande Bretagne, ne peuvent tolérer son succès et ils feront tout pour s’y opposer, pour la détruire. De toutes les façons possibles.
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Le danger est grand alors, dans le grand maelstrom du monde, de voir l’Europe finir par être soumise à des règles de droit étrangères, fixé à Washington à New York, en Californie, ou à Shanghai, et finir par se dissoudre dans un grand marché mondial, où elle n’aurait plus son mot à dire, dont elle ne serait plus que le musée, et d’où partiraient tous les jeunes à la recherche de réussite et de liberté.
Dans cette Europe-là, la France perdrait aussi les derniers lambeaux de sa souveraineté et continuerait de se défaire, contrainte d’adopter la langue, la culture, le système juridique, les valeurs et les procédures du communautarisme à l’anglo-saxonne.
Pour autant, et justement parce que ces menaces s’accumulent, jamais le projet européen n’aura été plus nécessaire. Si cette petite flamme démocratique s’éteignait, il n’y aurait plus grand-chose à espérer de la démocratie sur la planète : ce n’est pas la caricature américaine qui pourrait en prendre le relais. De plus, si l’Europe échoue, comment pourrait-on espérer réussir un jour à l’échelle de la planète tout entière ce qu’on n’aurait pas pu conclure avec le vingtième de la population totale du monde ?
Il est donc urgent de se souvenir que l’histoire est tragique ; qu’elle obéit à des lois qu’on peut cerner, que bien des évènements, pendant les cinq prochaines années s’inscriront dans ces tendances, menaceront le niveau de vie, le bien-être et les libertés publiques des démocraties ; et qu’il faudra, pour les affronter, choisir des dirigeants conscients cette lecture de l’histoire, et de l’importance d’une coopération de tous les instants entre tous ceux qu’on aura installé, pour quelque temps, en Europe, dans la cabine de pilotage de l’avion de nos destinées.
Un concept stratégique : la société de la vie
On pourrait alors aligner ici une succession de mesures à prendre pour tenter d’éviter ces désastres annoncés. Cela n’aurait aucun sens, cela ne servirait à rien si l’on ne définit pas d’abord un concept stratégique clair et une méthode efficace pour mener à bien ces combats.
Le cadre stratégique ne peut pas être le libéralisme, qui ne conduirait qu’à l’abandon de notre destin aux lois mortifères du marché. Il ne peut pas être non plus la social-démocratie, qui se réduit encore à penser comment organiser au mieux la protection des victimes des rigueurs du capitalisme. Il ne peut pas non plus se définir par la négation absolue du capitalisme, que pourrait en théorie justifier l’urgence d’interrompre le processus d’artificialisation du vivant. Ni par la négation de la démocratie, sous prétexte qu’elle ne sert que les intérêts les plus immédiats. Car le marché, comme la démocratie, restent des procédures irremplaçables.
Le marché est le moyen le moins tragique pour gérer la rareté des biens privés et la démocratie le moyen le moins totalitaire de gérer la rareté des biens publics. Mais pour éviter que le marché l’emporte sur la démocratie, il faut tracer des frontières claires entre ce qui peut être marchand et ce qui ne doit pas l’être, désigner clairement quelles activités marchandes doivent être encouragées ou condamnées et trouver une façon de donner un droit de vote aux générations futures, grandes oubliées des mécanismes autres.
Et pour cela, il faudra encadrer les procédures électorales dans les démocraties de marché par des mécanismes régulateurs protégeant l’intérêt des générations futures. Et pour cela, sanctuariser une partie du vivant et réorienter les productions humaines vers celles qui sont le plus utiles aux générations futures.
Pour qu’une telle société puisse fonctionner, il faut d’abord qu’elle préserve et développe les activités non marchandes (le partage, les activités sportives, artistiques et politiques, la pratique de la vie en commun, l’apprentissage, la conversation, la transmission), clairement favorables au bien-être des générations futures.
Il faut ensuite que le marché se réoriente vers la production de biens et d’emplois dans les secteurs qui, de près ou de loin, se donnent pour mission la défense de la vie : la santé, l’alimentation, l’hygiène, l’éducation, la recherche, l’innovation, les énergies durables, l’information, la culture, l’art, la démocratie, la défense, la sécurité, la logistique, le commerce, la finance durable. Ces secteurs forment ce que je nomme « l’économie de la vie ». Ils étaient, jusque très récemment, fait principalement de services, et donc ne portaient pas de potentialité de croissance – qui suppose l’augmentation de la productivité découlant de l’industrialisation d’un service. Depuis peu, ils sont faits aussi d’industries, capables d’innover et d’améliorer sans cesse leur capacité à remplir leur mission.
Il faut aussi reconvertir les autres secteurs, qui forment « l’économie de la mort », et qui aujourd’hui, dans tous les pays, représentent l’essentiel de la production marchande : pas une mince affaire, puisqu’il faudra reconvertir tout ce qui exige l’usage d’énergies fossiles (l’industrie pétrolière et gazière, l’industrie automobile, la chimie, le plastique, la mode, le tourisme) ou de sucres artificiels et autres drogues (une grande partie de l’alimentation).
Il faut enfin faire en sorte que les richesses ainsi produites soient équitablement réparties et c’est pour l’essentiel le rôle de la fiscalité, qui ne peut être véritablement efficace que si elle s’inscrit dans des règles planétairement mises en œuvre.
Tout cela ensemble formera une « société de la vie ».
Comment agir ? Une économie de guerre au service de la société de la vie
Pendant les crises récentes, chacun de nous, à titre personnel ou collectif, a senti l’urgence de reprendre en main sa vie, de redevenir souverain ; en particulier la France et l’Europe ont ressenti combien elles étaient dépendantes du reste du monde, dans des domaines essentiels : des États-Unis pour la défense, de la Russie pour l’énergie, de la Chine pour les terres rares et tant d’autres choses.
Il ne faut pas se faire d’illusion excessive : aucun être mortel ne peut, par nature, être souverain, puisqu’il ne contrôle pas l’essentiel, c’est-à-dire la date de sa mort. Et même dans le cadre limité de nos vies, quiconque vit en société, même la plus démocratique, ne peut être pleinement souverain puisqu’il doit tenir compte de la souveraineté des autres. Cela est vrai de l’individu, de la famille, de la commune, de la nation, du monde, et même de l’humanité. Et la nature elle-même, dont l’homme n’est pas le souverain, n’est pas souveraine non plus puisqu’elle est déterminée dans son évolution par des contraintes cosmologiques. Alors, que nous reste-t-il, sinon de tenter, tout au long de nos vies et de l’histoire, d’écarter les murs de notre prison ?
Bien des obstacles se sont dressés en travers de ce grand mouvement historique. Des systèmes religieux, idéologiques et politiques ont tout fait pour empêcher d’y parvenir. Aujourd’hui encore, un très grand nombre d’humains, surtout des femmes, n’ont aucun contrôle de leur propre vie.
Pour y parvenir, il faut faire construire une société de la vie, passant notre appareil industriel en économie de guerre , pour produire à marche forcée les moyens de l’économie de la vie et réorienter, à marche forcée, les secteurs de l’économie de la mort.
Par exemple, il est un secret de polichinelle que nos armées, comme celles de tous les autres pays européens, vont bientôt manquer cruellement de munitions et d’armement ; surtout si elles continuent, ce qui est à leur honneur, de trouver et de fournir les moyens de se défendre et de contre attaquer à ceux qui, en Ukraine, résistent en notre nom à l’avancée de la dictature. Au rythme actuel, nos forces seront bientôt, si elles ne le sont pas déjà, hors d’état d’assurer leur posture dissuasive, encore moins une posture offensive si le malheur voulait qu’elle devienne nécessaire. Il serait donc urgent, très urgent, de mettre les entreprises industrielles du secteur de la défense au travail à marche forcée ; de leur faire produire armements et munitions 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7, en payant pour cela le prix qu’il faut, « quoi qu’il en coûte ». En le complétant par la reconversion, provisoire ou définitive, d’entreprises, ou au moins d’usines parfaitement adaptables à ces besoins nouveaux : par exemple, toute l’industrie automobile pourrait produire des armements.
Cette urgence est aussi justifiée pour tous les autres secteurs de l’économie de la vie, à développer ; et pour ceux de l’économie de la mort, à reconvertir. Ainsi par exemple de celui du tourisme, qui doit devenir au plus vite celui de l’hospitalité, dans les acceptions de ce mot. Et ce sera passionnant. Il faut le faire très vite, pour tenir compte de l’imminence des crises dont il a été question plus haut.
Passer en économie de guerre pour promouvoir la société de la vie nécessitera une véritable mobilisation de l’opinion, et des décisions radicales : rémunérer beaucoup plus le travail et en particulier les heures supplémentaires pour produire à marche forcée les outils nécessaires à la transition énergétique et agro-alimentaire ; accorder des prêts bonifiés illimités à tout industriel se lançant de façon crédible dans une production de ce type ou convertissant des lignes de production de l’économie de la mort. On en est loin.
Plus généralement, le « quoiqu’il en coûte » devrait concerner non plus la demande mais aussi et surtout l’offre. Et en priorité l’offre de biens de tous les secteurs de l’économie de la vie ?
Cela exige une préparation, une organisation, des recrutements, une libération de l’initiative pratique et technique à tous les niveaux dans les organisations, une volonté administrative et surtout politique, de tous et de tous les instants. Cela devrait être aussi un projet commun de tous les membres de l’Union européenne, appelant le continent à se donner les moyens de sa souveraineté, condition, on le voit aujourd’hui clairement, de la sauvegarde de son mode de vie, et de son niveau de vie. Cela ne serait pas simple, évidemment, en particulier à ce moment de l’histoire, où l’Europe est confrontée à un grand moment de vérité : faudra-t-il aller jusqu’à faire la guerre hors de nos frontières ? Et comment prendre une telle décision en commun alors que seule la France, dans l’Union, dispose d’une armée digne de ce nom, sans avoir les moyens d’assurer seule la protection de ses voisins ? Comment penser un projet européen quand, face à toutes les urgences, on n’a eu, depuis quinze ans, en Allemagne, qu’une chancelière arc-boutée sur son droit d’être le pays de la région le plus puissant économiquement sans avoir la moindre obligation d’assurer sa propre défense ? Comment penser un projet commun de défense de ce qui nous unit quand chacun ne pense qu’à se ranger sous le parapluie d’une armée non européenne, dont la garantie est de plus en plus illusoire ?
Quelques propositions concrètes pour une « société européenne de la vie »
C’est tout cela qu’il faut changer et cela ne sera pas simple.
Il faudra pouvoir se doter des moyens d’une véritable politique de la vie. Ce qui supposerait de se doter de moyens communs de sécurité et de défense, en les finançant en commun, dans une conception globale d’une « société européenne de la vie ».
Cela supposera de réorienter toute les politiques nationales de défense et de sécurité, les politiques de santé, d’éducation, les politiques agricoles et industrielles de l’Union selon ce concept stratégique ; de transformer la BEI, plus grande banque publique du monde, en la « Banque de l’Économie de la vie » et pas seulement en une banque du climat ; de faire prendre acte de la nécessité de se mettre tous ensemble en économie de guerre, pour garantir au plus vite notre souveraineté.
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Bien des réformes institutionnelles découleront de ce cadre stratégique. Il faudra d’abord que l’Union soit capable d’ imposer chez elle, puis ailleurs, le respect de ses propres règles de droit ; qu’elle dispose de réglementations anti-corruption qui lui soit propres ; qu’elle promeuve l’usage de sa monnaie, et des services de paiement européens ; qu’elle contrôle les investissements étrangers dans les secteurs de l’économie de la vie ; qu’elle mette en place à ses frontières une taxe carbone, à un niveau crédible ; qu’elle renforce le pouvoir de son parlement ; qu’elle fasse vraiment élire ceux qui la dirigent au suffrage universel, condition d’une gouvernance légitime.
La France ne pourra y jouer un rôle plein et entier que si elle redevient une puissance industrielle dans les domaines de la vie, si elle renforce sa puissance militaire et si elle s’appuie sur ce qui fait son identité, la francophonie.
Tout cela ne sera pas que l’affaire des gouvernements : les Européens commencent à comprendre que l’avenir dépend d’eux bien plus que de leurs élus ; si l’école va mal, c’est beaucoup à cause des parents, des professeurs, des élèves, et pas seulement à cause des budgets et des programmes ; si le système de santé va mal, ce n’est pas seulement à cause de l’incurie des ministères mais aussi beaucoup à cause de l’absence d’hygiène, le manque de pratique sportive, une alimentation désastreuse, et des gaspillages de toute nature ; si l’intégration se passe mal, ce n’est pas seulement à cause des moyens insuffisants des politiques publiques, mais aussi parce que les plus riches refusent de partager leurs écoles avec les enfants des autres classes sociales ; si le déficit extérieur du pays est si catastrophique, ce n’est pas seulement par la faute d’une stratégie industrielle inexistante ou d’un système bancaire d’une prudence suicidaire, mais par la faute de tout un pays incapable de produire ce qu’il veut consommer ; si notre démocratie est si menacée, ce n’est pas seulement la faute de ceux qui, au sommet, ne la respecte pas, mais aussi par le trop petit nombre de ceux qui ont le courage quotidien de ne pas baisser les yeux devant ceux qui la menacent et d’en défendre les valeurs et les principes, dont celui de la laïcité.
Tout cela définit une stratégie : une société de la vie par une économie de guerre. Cela supposerait une action continue, qui commencerait maintenant et qui durerait au moins vingt ans. Soit la durée de quatre mandats présidentiels.
Osera-t-on ?