Key Points
  • Les niveaux d’insécurité alimentaire et de malnutrition dans le monde n’ont cessé d’augmenter depuis 2014, et le Covid-19 ne semble être rien d’autre qu’un accélérateur de cette dynamique, éloignant toujours plus de personnes de l’accès à une alimentation de qualité.
  • Dans la course contre la montre pour défendre la stabilité des systèmes agroalimentaires, des changements majeurs doivent être apportés aux politiques alimentaires au niveau national et international afin qu’elles puissent répondre efficacement à l’urgence déclenchée par la pandémie.
  • Il ne suffira pas d’augmenter la production alimentaire : il est nécessaire de se concentrer d’abord sur la qualité des aliments plutôt que sur leur quantité, de diversifier les systèmes alimentaires, de donner des moyens d’action aux parties les plus fragiles et marginalisées de la société (principalement composées de travailleurs du premier secteur) et de promouvoir des processus durables tout au long de la chaîne de distribution, de la production à la consommation.

Selon le dernier rapport publié par la FAO1 sur l’état de la sécurité alimentaire dans le monde, en 2019, le nombre de personnes exposées à l’insécurité alimentaire sévère était d’environ 750 millions, un chiffre qui augmente de façon exponentielle pour atteindre un total de 2 milliards de personnes si l’on considère toutes celles qui, en 2019, n’ont pas eu un accès suffisant à une alimentation saine et nutritive. Ce dernier chiffre révèle un aspect d’une importance fondamentale : pour résoudre le problème de l’insécurité alimentaire, il ne suffit pas de garantir à l’ensemble de la population mondiale l’accès à de la nourriture, mais l’accès à des aliments nutritifs qui peuvent constituer la base d’une alimentation saine.  Comme le souligne le rapport, l’une des principales raisons pour lesquelles des millions de personnes souffrent de la faim, de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition est qu’elles n’ont pas les moyens d’avoir une alimentation nutritive et équilibrée.

Dans cette optique, la lutte contre la faim dans le monde devient un défi encore plus complexe, soulignant la nécessité de transformer les systèmes alimentaires afin que personne ne soit plus jamais limité par des prix trop élevés ou des revenus trop faibles pour accéder à une alimentation de qualité. Actuellement, le coût d’une alimentation saine dépasse le seuil de pauvreté international, fixé à 1,90 dollar, ce qui empêche la partie la plus pauvre de la population d’acheter ces produits. Le lien entre l’insécurité alimentaire et la pauvreté persiste, et ce n’est pas un hasard si ce sont les régions les moins développées du monde qui sont les plus touchées : en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est, 57 % de la population n’a pas la possibilité d’acheter des aliments nutritifs. 

Plus précisément, sur les 690 millions de personnes touchées par la malnutrition en 2019, 250 millions se trouvaient en Afrique et 381 millions en Asie, tandis que c’est en Amérique latine et dans les Caraïbes que l’insécurité alimentaire progressait à un rythme plus rapide. Par rapport à la population locale, c’est toutefois en Afrique que le taux de dénutrition restait le plus élevé. Il a été estimé qu’en l’absence d’un renversement des tendances mondiales en matière de malnutrition et d’insécurité alimentaire (qui sont constamment négatives depuis 2014), il serait impossible d’atteindre l’objectif promu par l’ONU d’éliminer la faim dans le monde d’ici 2030 (objectif de développement durable « Faim zéro »). C’est le monde sur lequel, en 2020, la pandémie de Covid-19 a frappé.

L’arrivée de la pandémie et ses effets

Selon les premières estimations, le Covid-19 pourrait avoir ajouté entre 83 et 132 millions de personnes au nombre total de personnes souffrant de malnutrition en 2020, même si le chiffre exact ne sera identifié qu’au cours de l’année 20212. Il est encore plus difficile de prévoir et d’estimer exactement le nombre de personnes qui seront touchées par la malnutrition en 2030 à la lumière des effets de la pandémie, car le résultat final dépendra en grande partie de l’efficacité des politiques entreprises par les gouvernements et les institutions internationales. 

Ce qui est certain, cependant, c’est que le Covid-19 a exposé davantage de personnes au risque d’insécurité alimentaire, affectant à la fois l’offre et la demande de nourriture dans le monde. Du côté de l’offre, les restrictions imposées par la pandémie ont fortement limité la mobilité des travailleurs dans les régions qui dépendent partiellement ou exclusivement de la main-d’œuvre saisonnière ou migrante, ce qui rend difficile le transport de nourriture entre les pays. C’est par exemple le cas en Australie3, où 80 % de la main-d’œuvre du secteur agricole est constituée de ce que l’on appelle les « backpackers« , des jeunes qui voyagent avec un sac à dos et passent une saison de travail en Australie. En raison de l’apparition de la pandémie, de la fermeture des frontières et de la pénurie de main-d’œuvre qui en a résulté, de nombreux fruits sont restés sur les arbres et certaines récoltes ont été gaspillées, de sorte que le marché australien des fruits et légumes pourrait perdre plus de 4 milliards de dollars4

Le blocage de la libre circulation des personnes entre les pays membres de l’Union européenne a révélé certaines faiblesses également dans la chaîne de production et de récolte agricole du Vieux Continent, où des pays comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont fortement dépendants du travail des ouvriers d’Europe de l’Est, notamment de la Roumanie. En 2020, l’Europe a connu une pénurie d’environ un million de travailleurs agricoles saisonniers, mettant en grave difficulté des réalités telles que l’Italie et l’Allemagne qui, chaque année, comptent respectivement sur 370 000 et 300 000 travailleurs saisonniers venus de l’étranger. Les économies qui dépendent presque exclusivement de l’exportation de leurs produits vers des pays plus développés seront également touchées : la suspension du plus grand réseau africain de commerce du thé au Kenya en raison de la fermeture des frontières pourrait avoir des conséquences dramatiques si l’on considère que, seulement au Kenya, le secteur du thé fait travailler 600 000 petits agriculteurs5.

Cela conduit à des considérations liées à la demande. La récession économique mondiale déclenchée par les différents confinements dans le monde entier a gravement réduit la capacité des gens à accéder aux biens de subsistance (les estimations actuelles sont d’environ 3,3 milliards de personnes6). Cela est particulièrement vrai pour les pays à revenu faible ou moyen, où la demande de denrées alimentaires a diminué à mesure que le revenu économique (déjà précaire en soi) a baissé, créant de nouveaux scénarios d’extrême pauvreté. Selon la Banque mondiale7, en effet, les personnes qui, en 2021, risquent de se retrouver dans des conditions d’extrême pauvreté en conséquence directe de la pandémie sont au nombre de 150 millions. La situation est aggravée par des augmentations de prix fortes et localisées dans les principaux pays importateurs de denrées alimentaires, tels que le Venezuela, la Guyane et la Syrie, où le prix des aliments a augmenté de 50 %8, exacerbant la dynamique sociale interne déjà difficile.

Quel avenir ? Scénarios et solutions possibles

Face à la pandémie, l’objectif de faire en sorte que davantage de personnes (vulnérables pour la plupart) aient accès à une alimentation saine et nutritive ne pourrait pas sembler plus éloigné. Pourtant, l’impact de la pandémie sur l’approvisionnement alimentaire mondial à court terme dépendra principalement de la façon dont les principaux pays producteurs de denrées alimentaires réagiront à l’urgence : selon la Banque mondiale, les 50 pays les plus touchés par le virus produisent en moyenne 66 % des denrées alimentaires destinées à l’exportation : leur réactivité dans la gestion de la crise est donc, de fait, cruciale. En ce qui concerne, par exemple, le marché des produits de première nécessité comme les céréales, l’Union européenne, le Canada et l’Australie représentent 91 % des exportations mondiales d’avoine, 66 % de celles de seigle et 63 % de celles d’orge, tandis que les États-Unis sont responsables de 70 % des exportations mondiales de farine et de semoule. Ces quatre pays figurent parmi les dix premières économies les plus touchées par la pandémie9

En termes de sécurité alimentaire, cependant, les plus grandes inquiétudes concernent les effets à long terme de la pandémie, qui pourraient se manifester, avant tout, par une perte des moyens de subsistance des plus pauvres et par un changement structurel du régime alimentaire des populations à revenu faible et moyen pour lesquelles une alimentation de qualité deviendrait inabordable. D’autres préoccupations concernent la suspension possible de nombreux investissements à long terme dans l’agriculture en raison de l’incertitude économique croissante et un manque d’attention croissant pour les questions d’environnement, de biodiversité et de changement climatique en raison d’une éventuelle révision des priorités au niveau national et international.

Comment, dès lors, défendre la stabilité des systèmes agroalimentaires face à la pandémie ? Certains changements rapides dans les politiques agroalimentaires des gouvernements et des institutions internationales pourraient être le point de départ10. Tout d’abord, il faut comprendre qu’il ne suffira pas d’augmenter la production alimentaire : il est nécessaire de se concentrer d’abord sur la qualité des aliments plutôt que sur leur quantité, de diversifier les systèmes alimentaires, de donner des moyens d’action aux parties les plus fragiles et marginalisées de la société (principalement composées de travailleurs du premier secteur) et de promouvoir des processus durables tout au long de la chaîne de distribution, de la production à la consommation. Deuxièmement, il est essentiel d’établir une synergie positive entre les dynamiques environnementales, économiques et alimentaires, en abandonnant une approche casuistique. La pandémie a, en effet, mis en évidence l’importance de reconnaître et de comprendre les liens entre les différentes dimensions d’un écosystème. Enfin, une meilleure compréhension du phénomène de la malnutrition (qui comprend non seulement la malnutrition, mais aussi l’obésité) et une profonde conscience des caractéristiques qui distinguent les différents contextes sur lesquels la pandémie frappe, définissent le cadre d’action des décideurs politiques et des programmes de coopération au développement sous la bannière de ce qui semble être le mot clé pour gagner contre le virus : la résilience.