Le droit à l’avortement a longtemps été considéré comme le combat d’une autre génération, un droit tenu pour acquis et immuable dans les sociétés occidentales ; la décision de la Cour Suprême américaine a prouvé qu’il n’en était rien. Alors que l’annulation de Roe v. Wade en juin 2022 a marqué la fin du droit constitutitonnel à l’avortement aux États-Unis, la France tient en ce moment son propre débat  législatif pour inscrire cette liberté dans sa constitution. Aux États-Unis, la décision a marqué la première étape d’un long processus de remise en question idéologique et juridique de la législation sur la procréation, qui pourrait franchir un nouveau cap avec une décision de la Cour suprême concernant l’accès au mifépristone, utilisé pour des avortements médicamenteux, attendue avant juin 2024. Quel processus a mené les États-Unis à voir ce droit reculer ? Quelles sont les conséquences sociales et sanitaires de la remise en cause du droit à l’avortement ? L’interdiction de l’avortement réduit-il vraiment les avortements ? Quelles sont les répercussions de la décision de la Cour suprême au-delà des frontières américaines ? Un bilan.

1 — Concrètement, qu’est-ce qu’une interruption volontaire de grossesse ?

Selon le terme et la préférence de la patiente, une grossesse peut être terminée de façon médicamenteuse ou chirurgicale.

L’avortement médicamenteux fait appel à deux médicaments, pris successivement. Tout d’abord, la mifépristone, un antagoniste des récepteurs à la progestérone, permet d’interrompre la grossesse en décollant la muqueuse utérine et, dans une moindre mesure, en dilatant le col utérin. Le second médicament, le misoprostol, est une molécule dite utérotonique. Cet analogue de la prostaglandine E1 complète la dilatation du col et engendre des contractions utérines permettant l’expulsion de l’embryon. En France, cette méthode est possible jusqu’à 9 semaines d’aménorrhée1, et peut être réalisée à domicile accompagnée d’un suivi par un médecin ou une sage-femme.

Alternativement, il est possible de recourir à une méthode chirurgicale, l’aspiration endo-utérine étant la technique la plus répandue et sécurisée. Une fois le col utérin dilaté par mifépristone ou misoprostol (afin de faciliter l’accès à la cavité utérine), l’embryon est aspiré au moyen d’une canule, un petit tube inséré dans l’utérus. Cette méthode peut être réalisée jusqu’à 16 semaines d’aménorrhée en France, sous anesthésie locale ou générale.

À l’échelle mondiale, une très grande partie des avortements sont réalisés en dehors du circuit médical.

Fiene Marie Kuijper

Au-delà de l’avortement à proprement parler, la prise en charge inclut un suivi de la patiente afin de traquer d’éventuelles complications et échecs nécessitant une prise en charge complémentaire.

Cependant, à l’échelle mondiale, une très grande partie des avortements sont réalisés en dehors du circuit médical, souvent dans des conditions d’hygiène précaires et par des personnes n’ayant pas les compétences requises. Ces avortements dits « à risque » sont réalisés selon des méthodes extrêmement variables, aussi bien dans leur approche que dans leur dangerosité. Historiquement, les avorteurs clandestins avaient recours à tout objet pointu permettant de perforer la poche amniotique qui contient l’embryon : des aiguilles à tricot, des cintres dépliés… ce dernier étant devenu le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement dans les années 1970. Parmi les autres approches utilisées, on retrouve les préparations toxiques « faites-maison » (par exemple, un mélange de lait et d’eau de javel instillé dans l’utérus), les traumatismes abdominaux auto-infligés et, de plus en plus fréquemment, l’usage de médicaments vendus illégalement. Ces médicaments — notamment des molécules connues pour induire des contractions utérines comme l’ocytocine ou les prostaglandines — ont permis une amélioration considérable de la sécurité des avortements illégaux, mais de nombreux problèmes restent associés à l’absence de contrôle de la qualité et de la posologie des molécules vendues, ainsi qu’à l’absence de supervision médicale.

2 — Quelles sont les implications pour la santé des femmes ?

En 2020, l’OMS a inscrit les soins complets liés à l’avortement sur sa liste des prestations de santé essentielles. En pratique, à l’échelle mondiale, 45 % des avortements (soit 25 millions par an) demeurent non sécurisés — dont 97 % dans des pays en développement2 —, si bien qu’il s’agit aujourd’hui encore d’une des principales causes de décès liées à la grossesse.

Dans les pays en voie de développement, le taux de décès lié à un avortement à risque est ainsi estimé à 220 pour 100 000 femmes, contre moins d’un pour 100 000 femmes pour un avortement sécurisé dans un pays développé. En particulier, les avortements réalisés au moyen d’objets pointus sont une source importante d’infections, de perforations de la paroi utérine voire des organes situés à proximité de l’utérus (tels que le tube digestif et la vessie), d’hémorragies liés à l’évacuation incomplète de l’embryon. Rien que dans les pays en voie de développement, 7 millions de femmes sont traitées tous les ans pour complications liées à des avortements à risque34 et de nombreuses femmes en gardent des séquelles durables.

3 — Quelle limite pour le délai légal d’avortement ?

Dans les pays où l’IVG est autorisée, de grandes disparités subsistent concernant les délais légaux jusqu’auxquels il est possible d’avorter. L’établissement de cette limite demeure une décision relevant de considérations scientifiques, bioéthiques, culturelles, techniques. En Europe, plus de la moitié des pays ont fixé le seuil à 12 semaines d’aménorrhée. En France, l’avortement est possible jusqu’à 16 semaines d’aménorrhée (soit 14 semaines de grossesse). Les Pays-Bas ont quant à eux choisi d’établir la limite au moment de viabilité fœtale — lorsque le fœtus atteint un état de maturation le rendant apte à vivre hors du corps de sa mère — fixé à 22 semaines d’aménorrhée par l’OMS.

Ces images ne reflètent en rien la réalité de l’IVG. 

Fiene Marie Kuijper

La question de délai légal d’avortement a contribué, dans une certaine mesure, à l’ampleur du mouvement pro-life aux États-Unis. Là où l’avortement à des stades avancés de la grossesse n’est autorisé que pour raisons médicales très encadrées en France et dans la plupart des pays européens (on parle dès lors d’IMG — interruption médicale de grossesse — et non plus d’IVG), certains États américains comme l’Oregon autorisent l’IVG jusqu’à la fin du troisième trimestre. En autorisant l’avortement pour raisons personnelles sans limite de terme, les États libéraux ont d’une certaine façon offert un levier important à la communauté pro-life et un symbole unificateur. Les images d’avortement au troisième trimestre représentant des bébés viables retirés du ventre de leur mère au moyen de pinces, parfois par démembrement, sont ainsi devenues de véritables étendards de la cause anti-avortement. Mais ces images ne reflètent en rien la réalité de l’IVG : même dans les États américains les plus libéraux, 88 % ont lieu au premier trimestre, et seulement 1 % des avortements ont lieu après 21 semaine d’aménorrhée5. En France, il est estimé que 95 % des avortements auraient lieu avant 12 semaines d’aménorrhée6. On pourrait ainsi se poser la question : une réglementation fédérale encadrant plus strictement l’IVG aux termes avancés aurait-elle pu permettre d’éviter une telle intensification et polarisation du débat en Amérique, à l’origine de l’annulation de Roe v. Wade ?

 4 — L’interdiction de l’avortement diminue-t-elle le taux d’avortement ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le taux d’avortement est plus élevé dans les pays où l’accès à l’avortement est restreint (40 femmes sur 1 000 par an en moyenne) que dans les pays ayant une législation libérale sur la question (26 femmes sur 1 000 par an en moyenne, 14 sur 1 000 en France)78.

Une femme qui veut avorter avortera, que cela soit légal ou non. Mais le risque associé à la procédure, lui, augmente en cas d’interdiction. Dans les pays où l’IVG est interdite, seulement 25 % des avortements sont réalisés des conditions sécurisées, avec toutes les conséquences sanitaires qui en découlent. La situation en Afrique du Sud en est une illustration : on a observé une chute de 91 % des décès liés à des avortements non sécurisés après la légalisation de l’avortement pour raisons personnelles en 1996.

5 — L’avortement est-il un droit fondamental de la femme ?

En 1979, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes est adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies. Ce texte ambitieux met un accent important sur la planification familiale et le droit des femmes au choix en matière de reproduction. L’article 16.e assure notamment « les mêmes droits de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances et d’avoir accès aux informations, à l’éducation et aux moyens nécessaires pour leur permettre d’exercer ces droits »9.

Ratifiée par 189 États, il s’agit de la seule convention quasi-universelle sur le droit des femmes. Notons cependant que les États-Unis, bien que signataires depuis 1980, ne l’ont toujours pas ratifiée — elle n’y a donc pas plus de valeur juridique que dans les pays non-signataires comme l’Iran, le Soudan ou la Somalie10.

Le droit à l’avortement n’est pas, stricto sensu, un droit humain garanti par les traités et accords internationaux ; chaque État conserve une autonomie en termes de réglementation. Mais l’avortement recouvre un certain nombre de droits, eux, garantis par les traités sur les droits humains fondamentaux.

Le premier est le droit inaliénable de la femme à la vie et au plus haut standard de santé physique et mentale. Suivant ce principe, un pays signataire ne peut en théorie pas s’opposer à l’avortement si la vie ou la santé de la femme sont mises en péril par la grossesse, ou si cette dernière résulte d’un viol ou d’un inceste11. Ainsi, les États américains qui interdiraient toute forme d’avortement sans exception, seraient en rupture avec le droit international.

Par ailleurs, en 2005, le comité des droits de l’Homme de l’ONU a conclu pour la première fois à une violation des droits humains dans une affaire d’avortement opposant le gouvernement péruvien à une jeune femme de 17 ans12, enceinte d’un fœtus anencéphale (i.e. absence de développement cérébral). Celle-ci s’était vu refuser une interruption de grossesse pour motif thérapeutique, bien que le fœtus n’ait aucune chance de survie. La jeune fille avait dû mener sa grossesse à terme, accoucher, allaiter un enfant qui mourra quatre jours plus tard — avant de développer une dépression sévère. Le gouvernement péruvien a ainsi été tenu responsable, entre autres, de violation du droit à ne pas être soumis à des traitements cruels inhumains et dégradants, de droit à la protection des mineurs et de droit à la vie privée. Mais malgré cette décision historique, il n’y a eu au Pérou que moins d’une vingtaine d’avortements légaux depuis 2005 — dans un pays où le nombre d’avortements était estimé à 353 000 entre 2015 et 201913.

Enfin, le droit à la non-discrimination et à l’égalité peut également être interrogé. Là où les conséquences d’une grossesse non désirée reposent souvent sur la femme, qu’en est-il de l’égalité avec les hommes, qui maintiennent le contrôle sur leur corps et sur leur reproduction ?

6 — L’interdiction de l’IVG, une décision lourde en conséquences sociales ?

Toutes les projections sur l’après Roe v. Wade convergent sur un point : le changement de réglementation affecte plus sévèrement les femmes défavorisées sur le plan socio-économique.

En effet, une femme disposant de moyens financiers suffisants pourra toujours avorter aux États-Unis. Certes, le parcours sera plus coûteux et difficile, il lui faudra parfois voyager vers un autre État. Mais le problème est pour elle, d’une certaine façon, plus symbolique que pratique. Qu’en est-il des femmes aux ressources limitées ? Des étudiantes sans revenus ? Des adolescentes n’osant pas annoncer leur grossesse à leurs parents ? La question se pose d’autant plus que ce sont les femmes à faibles revenus qui ont le taux de grossesses indésirées le plus élevé, et donc le plus grand besoin d’un accès à l’avortement sûr.

Le changement de réglementation affecte plus sévèrement les femmes défavorisées sur le plan socio-économique. Une femme disposant de moyens financiers suffisants pourra toujours avorter aux États-Unis.

Fiene Marie Kuijper

Dans ces cas, l’accueil d’un enfant signifie souvent interruption de scolarité ou d’emploi, augmentation de la dépendance aux aides sociales — voire bascule dans la pauvreté1415. Des travaux comparant le devenir d’enfants nés après un refus d’avortement et celui d’enfants nés d’une grossesse ultérieure à un avortement mettent en évidence un lien mère-enfant plus fragile ainsi qu’un risque plus élevé de vivre sous le seuil de pauvreté pour les enfants nés de grossesses non désirées16, soulignant le rôle de l’accès à l’avortement dans l’accès des femmes à la maternité à un moment où elles disposent des ressources émotionnelles et financières à lui accorder.

7 — Pro-Life, Pro-Choice Le débat sur l’avortement est-il avant tout une guerre des mots ?

Le terme « pro-life » fait aujourd’hui partie du langage courant aux États-Unis. Mais pour une grande partie des défenseur du droit à l’avortement, ce terme reste trompeur, voire blessant. Qui n’est pas favorable à la perpétuation de la vie ? Ces derniers se qualifient plutôt de « pro-choice » : pour qu’une femme puisse décider si et quand elle veut mettre au monde un enfant.

Une partie importante de la stratégie de la communauté dite pro-life repose en effet sur des outils lexicaux et rhétoriques. À travers un phénomène que certains appellent « colonisation des droits humains », ils utilisent le champ lexical des droits de l’homme pour défendre leur position. Leur premier cheval de bataille est de donner au fœtus une existence légale en tant qu’individu de droit dès la fécondation, statut qui s’acquiert de nos jours à la naissance. À partir de là, un fœtus (même au stade de morula à 16 cellules) étant considéré comme un individu à part entière, l’avortement est décrit comme un homicide. En France, l’association Droit de Naître se bat ainsi pour que « tuer ne devienne pas un droit constitutionnel ». Agenda Europe, groupe défendant les valeurs traditionnelles du mariage et de la famille au sein des institutions européennes, affirme sur son site que « l’avortement détruit dans tous les cas la vie d’un être humain innocent et sans défenses » et qu’« il est donc parfaitement légitime de lutter pour une législation criminalisant l’avortement ».

Pour les détracteurs de l’avortement, le fœtus tire son droit de vivre de sa dignité, qualité intrinsèque à tout être humain dès la conception — laissant cependant de côté la question des droits et de la dignité de la femme qui porte le foetus, si celle-ci est dépossédée de son choix.

8 — L’avortement est-il compatible avec la foi religieuse ?

La position officielle de l’Église catholique est la condamnation de l’avortement. Dans l’Encyclique Evangelium Vitae de 1995, Jean-Paul II avance que « l’avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance ». Cette vision est réaffirmée par la suite dans le Dignitas Personae, élaboré par la Congrégation pour la doctrine de la foi en 2008, et régulièrement reprise par l’Église catholique de France. Dans une lettre rédigée en réponse à des manifestantes argentines pro-life en novembre 2020, le pape François confirme cette position officielle en comparant le recours à l’avortement à celui d’un tueur à gages. Sans pour autant nier les causes sociales et culturelles qui provoquent le recours à l’avortement, cette vision découle principalement de la notion de sacralité de la vie humaine, qui prime sur les autres souffrances. Le soutien envers les femmes se manifeste plutôt par l’accompagnement dans la grossesse — quitte à proposer une adoption à terme — et par la miséricorde pour les femmes ayant connu l’avortement, renforcé en 2016 par le pape François lorsqu’il concède la faculté d’absoudre le péché de l’avortement à tous les prêtres, auparavant seulement du ressort de l’évêque diocésain.

Dans la plupart des religions, la position sur l’avortement découle du moment où le fœtus acquerrait une âme : dès la conception pour les Catholiques, entre 40 et 120 jours pour les Musulmans. Cette absence de consensus dans l’Islam est à l’origine d’une condamnation différentielle de l’avortement selon les courants : là où les hanafites acceptent l’avortement jusqu’à 120 jours, ce délai est de 40 jours dans le chafiisme (courant prédominant en Asie du sud-est) et l’avortement est interdit à tout terme dans le malikisme (prédominant en Afrique du Nord). Dans tous les cas cependant, l’avortement est interdit après 120 jours (19 semaines d’aménorrhée) hors cas de mise en danger de vie de la mère, selon le principe de moindre mal décrit dans la charia.

Dans la religion juive, l’apparition de l’âme n’occupe pas une place aussi centrale. Le Talmud considère en effet l’embryon et le fœtus comme faisant partie du corps de la mère, dépendant entièrement d’elle pour sa survie — et donc comme une personne potentielle plutôt qu’une personne de droit. Cela dit, l’attitude vis-à-vis de l’avortement est très variable au sein même du judaïsme et selon les régions du monde. Là où les courants orthodoxes, considérant que le corps est la propriété de Dieu prêtée à l’Homme, s’y opposent ; 83 % des Juifs américains sont en faveur d’un avortement légal dans la plupart des cas17.

Aux États-Unis, en réponse aux décès et mutilations découlant des avortements non sécurisés avant sa légalisation, des membres du clergé, principalement de confession chrétienne et juive, fondent en 1967 la Clergy Consultation Service on Abortion, l’une des premières organisations à offrir écoute, conseil et, le cas échéant, orientation des femmes vers des solutions d’avortement sécurisées. C’est aussi cette organisation qui, le 1er juillet 1970, ouvrit l’une des premières cliniques d’avortement légales à New York.

9 — Les spécificités du cas américain : comment en sont-ils arrivés là ?

En 1973, la Cour Suprême des États-Unis rend l’arrêt Roe v. Wade, garantissant aux femmes l’accès à l’avortement dans tous les États avant la date limite de viabilité fœtale. Cet arrêt marque un tournant historique pour les droits des femmes, mais également le début d’une fracture dans la société américaine, qui ne fera que s’intensifier au fil des campagnes présidentielles et des manifestations pro-life.

L’opposition à l’avortement est aujourd’hui profondément ancrée dans l’idéologie du Parti républicain ; mais cela n’a pas toujours été le cas. La première utilisation de l’avortement à des fins électorales remonte à 1972 : lors de sa campagne présidentielle, le républicain Richard Nixon commence à adopter des positions anti-avortement afin de gagner le vote catholique et conservateur. Sa large victoire à l’élection présidentielle confirmera le succès de cette stratégie, qui sera progressivement étendue et intensifiée au sein du parti républicain. Au fil du temps, un fossé se crée entre partis, fortement accentué dans les dernières décennies : là où 2007, 63 % des Démocrates étaient en faveur de la légalité de l’avortement dans la plupart des situations, ils sont 84 % en 2022. Chez les Républicains en revanche, ce taux est resté relativement stable, passant de 38 % à 39 % sur la même période. Avec l’annulation récente de Roe v. Wade, ce fossé s’est encore davantage creusé : seuls 18 % des Démocrates se disaient être en accord avec la décision, contre 70 % des Républicains18. Cependant, il est important de nuancer ces données, une majorité de Démocrates étant en faveur de certaines restrictions (e.g. termes avancés de la grossesse), et une majorité de Républicains en faveur de certaines exceptions (e.g. viol ou inceste).

L’opposition à l’avortement est aujourd’hui profondément ancrée dans l’idéologie du Parti républicain.

Fiene Marie Kuijper

Au-delà de la fracture politique, l’histoire de l’avortement aux États-Unis est marquée par l’activisme important de la communauté pro-life, d’une ampleur inégalée en comparaison de l’Europe. Dès l’annonce de l’arrêt Roe v. Wade en 1973, les détracteurs de l’avortement s’organisent. Leur mobilisation débute par des actions relativement pacifiques : les activistes se rendaient dans les cliniques d’avortement pour chanter, discuter avec les femmes, tenter de les dissuader. Progressivement, les discussions se transforment en humiliations, menaces et agressions verbales. L’escalade de violence est telle que depuis 1977, la Fédération nationale de l’avortement a enregistré 42 explosions de bombes et 196 incendies provoqués dans les cliniques, ainsi que 11 meurtres de médecins avorteurs19.

En parallèle, la communauté pro-life développe une importante activité de lobbying au sein des institutions politiques américaines. Entre 1973 et mai 2022, 1 380 restrictions sur l’avortement ont été votées. Celles-ci visent notamment à placer des obstacles sur la route des femmes cherchant un avortement, en s’attaquant aux questions financières et logistiques. Par exemple, l’amendement Hyde voté par le Congrès en 1976 interdit l’utilisation de fonds fédéraux pour financer l’avortement des femmes affiliées aux principaux programmes d’assurance santé (en dehors des situations de mise en danger de la santé de la femme ou de grossesse suite à un viol ou inceste). Seize États ont décidé de combler ce vide en prenant en charge eux-mêmes les coûts liés à l’avortement pour les personnes assurées par Medicaid, programme de couverture maladie destiné aux personnes à faibles ressources. Mais dans les 34 États restants et le district de Columbia, 7,9 millions de femmes en âge de procréer se sont retrouvées sans couverture financière de l’avortement.

Cette méthode des petits pas a porté ses fruits. Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis, ayant basculé idéologiquement avec la nomination de trois juges conservateurs lors de la présidence de Donald Trump, déclare l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade. La décision a été rendue officielle le 26 juillet ; ouvrant la voie à l’application des « trigger laws » — lois votées à l’échelle des États et non applicables tant que Roe v. Wade était en place, si bien que 14 États américains interdisent aujourd’hui l’avortement dans presque toutes les situations.

Moins d’un an après l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, la question du droit à l’avortement a de nouveau secoué la société américaine : le 15 mars 2023, saisi par la coalition anti-avortement Alliance for Hippocratic Medicine, le juge Texan ultraconservateur Matthew Kacsmaryk a suspendu l’autorisation de mise sur le marché de la mifepristone (l’une des deux molécules utilisées dans l’avortement médicamenteux), considérant que la Food and Drugs Association (FDA) n’aurait pas bien mesuré les risques de la molécule pour la santé des femmes. Dans le système judiciaire américain, une telle décision aurait un potentiel d’application national en l’absence de demande de recours devant la cour d’appel puis la Cour suprême.

La méthode des petits pas adoptée par les opposants à l’avortement a porté ses fruits.

Fiene Marie Kuijper

Le jour même, le gouvernement fédéral affirme son opposition à la décision du juge McKacsmaryk, et la suspension de l’autorisation de mise sur le marché de la mifépristone n’est finalement pas retenue par la Cour d’appel (pourtant conservatrice) du cinquième circuit, à la Nouvelle-Orléans. Cependant, la Cour annule  dans son jugement des décisions prises depuis 2016 qui avaient permis de faciliter l’accès à l’avortement médicamenteux, telles que l’extension du délai légal d’avortement par voie médicamenteuse à 10 semaines de grossesse (contre 7 auparavant) et l’autorisation de la délivrance des médicaments par voie postale. Le gouvernement Biden a de nouveau fait appel, amenant le cas devant la Cour suprême. Le 13 décembre 2023, cette dernière a annoncé se saisir du cas. La décision de la Cour Suprême est attendue d’ici le mois de juin 2024.

10 —  L’avortement, un droit garanti et immuable dans l’Union européenne ?

Dans la grande majorité des États-membres de l’Union européenne, l’avortement est autorisé et socialement accepté. Dans les 24 pays autorisant l’avortement pour raisons personnelles, les différences se concentrent notamment dans les délais légaux d’avortement, allant de 10 semaines d’aménorrhée au Portugal à 24 aux Pays-Bas (mais réalisé en pratique jusqu’à 22 semaines d’aménorrhée20).

Il existe quelques exceptions notables : à Malte, l’avortement est interdit sans exceptions, et les contrevenants — femmes et médecins avorteurs — risquent jusqu’à trois ans de prison. En Pologne, l’avortement est interdit depuis 1993, sauf cas de mise en danger de la santé de la mère, grossesse suite à un viol ou inceste et malformations fœtales graves. Cette législation, figurant déjà parmi les plus restrictives d’Europe, a été davantage durcie en 2020 avec l’arrêt du tribunal constitutionnel polonais interdisant l’avortement pour malformations sévères ou pathologies incurables du fœtus.

Au lendemain de la bascule de la situation américaine, les citoyens européens et leurs dirigeants ont toutefois démontré une forte mobilisation pour que ce droit soit garanti pour toutes les femmes au sein de l’Union. En France, le droit à l’avortement pourrait bien devenir un droit constitutionnel. Le 30 janvier 2024, l’Assemblée nationale a adopté à la majorité le texte inscrivant dans la constitution la « liberté garantie » des femmes d’avoir recours à l’IVG. Le texte doit encore être adopté sous la même forme, par le Sénat et, dans ce cas, sera soumis à un vote du Congrès le 5 mars prochain où il devra être adopté à une majorité de trois cinquième. Il faut cependant savoir que, depuis 1958, aucune révision constitutionnelle par voie parlementaire n’a abouti, en raison de difficultés pour le Parlement et le Sénat de trouver un accord.

Cependant, même en cas de législation favorable à l’IVG pour raisons personnelles, l’accès à l’avortement demeure très inégal entre États-membre de l’Union. Certains pays sont en effet confrontés à la question de l’objection de conscience. En vigueur dans 23 nations européennes, ce principe permet au médecin de refuser un avortement si cela va à l’encontre de ses valeurs morales personnelles. En pratique, cela ne constitue pas une entrave majeure à l’IVG en France — où le taux d’objecteurs de conscience demeure faible, et les médecins refusant de pratiquer un avortement ont l’obligation d’adresser la patiente à un confrère disposé à répondre à leur demande. En Italie, en revanche, l’objection de conscience est devenue un enjeu de santé publique : avec 71 % d’objection de conscience à l’échelle nationale, 79 % dans la région de Rome, et une absence d’obligation de renseignement, de nombreuses femmes se retrouvent dans l’impossibilité de trouver un médecin pouvant les prendre en charge malgré la légalité de la procédure.

De la même façon, l’accès à l’avortement a été menacé en 2023 par une pénurie de mifépristone, soulignant encore une fois que la garantie de ce droit n’est pas seulement menacée par des dispositions réglementaires, mais aussi par des considérations culturelles et industrielles.

Sources
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  5. Guttmacher Institute, « Induced Abortion in the United States », septembre 2019.
  6. Drees, Annick Vilain avec la collaboration de Samuel Allain, Claire-Lise Dubost, Jeanne Fresson et Sylvie Rey, « Interruptions volontaires de grossesse : une hausse confirmée en 2019 », septembre 2020.
  7. Bearak J, Popinchalk A, Ganatra B, et al, « Unintended pregnancy and abortion by income, region, and the legal status of abortion : estimates from a comprehensive model for 1990–2019 », The Lancet Global Health 2020, vol. 8, n°9, p. e1152-e1161.
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