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Prostré par la maladie qui le conduira à la mort quelques années plus tard, Yves Saint Laurent prononce un mémorable discours d’adieu à sa maison de couture le 7 janvier 2002 depuis son siège de l’avenue Marceau à Paris. Il le fait en rappelant les auteurs qu’il a le plus aimés (Proust, Rimbaud) et en évoquant les abîmes dans lesquels il est tombé au cours de sa vie mouvementée, caractérisée par la peur et la solitude, par les drogues et les psychotropes, mais en affirmant dans le même temps avec conviction que la descente aux enfers est une condition nécessaire, comme dans une poussée d’Archimède existentielle, pour participer à la « transformation de [son] époque » et pour « s’élever vers le ciel de la création ».
Saint Laurent est profondément déterministe lorsqu’il affirme qu’il s’est trouvé, sans le vouloir, appartenir à cette race que Rimbaud appelait « voleurs de feu » et qu’il définit plutôt comme « créateurs de feu« , presque comme s’il niait inconsciemment que le feu lui-même puisse leur préexister. Mais – affirme-t-il – ce n’est qu’en prenant conscience de son propre destin, et du fait de n’être qu’un élément d’un processus historique au-dessus de nous, que ce « ciel« , compris comme l’assemblée suprême des esprits supérieurs, peut nous accueillir.
Yves Saint Laurent est un pied-noir, né en 1936 à Oran, dans cette Algérie qui a représenté d’abord une obsession puis, après l’indépendance, une authentique angoisse pour les stratèges de Paris, contraints d’assister avec consternation à la suppression d’une partie aussi importante – l’Algérie est le premier État africain par extension – du vaste espace francophone qui s’étend de la Manche au golfe de Guinée. La survie même de l’État français tel que nous le connaissons en dépendait, ce qui n’était pas un hasard si l’on adoptait une Constitution qui semblait presque restaurer la monarchie sous un autre nom.
Le grand couturier s’est installé en France en 1953, où il a commencé très jeune sa carrière fulgurante aux côtés de Christian Dior, mais a renoué peu après avec les fils sentimentaux qui le liaient à l’Afrique du Nord décolonisée, au point de passer la majeure partie de l’année dans sa splendide villa de Marrakech, une ville qui a aussi acquis un prestige international grâce à ses longs séjours, et qui abrite ses cendres.
« Transformation de [sa] propre époque« , « créateurs de feu« , convulsions stratégiques de la France dans sa propre expérience de vie : y a-t-il une géopolitique dans cette perception, et une introjection des métamorphoses dans l’espace et dans le temps ? D’une manière générale, existe-t-il des affinités, voire simplement des références réciproques, entre la géopolitique et le monde du luxe et ses symboles ?
En première analyse, la réponse est négative. La géopolitique a à voir, dans la perception commune, avec un sentiment de danger permanent, un instinct de survie, et avec l’agrandissement de son espace vital dans le but d’empêcher les autres, en agrandissant le sien, de l’anéantir. Celui qui l’interprète, tant sur le plan pratique que théorique, a pour référence anthropologique le guerrier, l’homme et la communauté tempérés par la lutte et contraints de vivre dans un état d’alerte permanent. La domination sur les autres, la surpuissance ou la simple menace – crédible – de le faire sont non seulement des conditions normales d’existence, mais souhaitables, car elles sanctionnent le propre être accompli dans le monde.
Le luxe, au contraire, n’est pas fait de l’odeur âcre de la poudre à canon, mais de la douceur des parfums : il communique une idée d’aise, de douceur, il exhibe cet ornement qui pour la géopolitique et la stratégie, pour paraphraser Adolf Loos, est « le crime ». Dans cette Afrique du Nord où Saint Laurent est allé chercher des tissus, des pendentifs, des sculptures, des instruments de musique, les chefs d’état-major de l’Hexagone ont dû se défendre contre les pièges, les embuscades et les sabotages. Les vêtements des soldats de l’Armée doivent être essentiels, fonctionnels au combat ; le mannequin, même lorsqu’il porte l’essentiel, le transforme en superflu.
En y regardant de plus près, cependant, des analogies commencent à apparaître. Si l’instinct primordial d’une communauté, objet d’investigation de la géopolitique, est de s’imposer au monde pour se sauver, cela passe nécessairement par une représentation, un récit qui parle souvent d’autre chose que de la structure élémentaire du geste défensif-agressif. Parfois pris pour une manifestation de soft power, c’est-à-dire une tentative des élites de masquer les intentions réelles qui sous-tendent l’affirmation géopolitique de la nation, le récit n’est en fait rien d’autre que la représentation de la nation elle-même, quelle que soit sa forme.
En outre, le moi collectif passe nécessairement par un processus, même s’il est modifiable dans le temps, d’identification à un moi individuel, qui peut prendre la forme d’un ou plusieurs personnages historiques réels, de sujets mythologiques, de légendes.
« Tout homme, pour vivre », déclare Saint Laurent, « a besoin de fantômes esthétiques. Je les ai poursuivis, recherchés, chassés ». Le luxe et la mode ne sont rien d’autre que la mise en scène d’un sujet archétypal, symbolique, un « fantôme esthétique » en tout point semblable à celui que recherche l’ego collectif pour tenter de se représenter. Ainsi, les créations du couturier oranais évoquent « une certaine idée de la France » : quiconque dans le monde les porte ou les voit simplement exposées dans une vitrine, ou reproduites dans un magazine, pense immédiatement à Paris, à ses boulevards, à l’enregistrement coassant d’une chanson d’Edith Piaf, au baiser de Doisneau à l’Hôtel de Ville. En d’autres termes, c’est la France qui se projette au-delà de ses possessions physiques outre-mer, et qui se raconte au monde à travers la personne qui, avec d’autres à travers l’histoire, a vécu les mêmes drames intérieurs.
Il s’agit en fait d’une « certaine » idée de la France, car ses contours peuvent rester indéfinis et se limiter à assembler de manière apparemment désordonnée et insignifiante des vêtements, des parfums et des bijoux. Même si le récit devient, dès lors, incomplet, incohérent, sa structure et sa force narrative restent inaltérées, tout comme pour Proust « l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir […] l’édifice immense du souvenir ». Mémoire d’une vie individuelle, donc, mais aussi souvenir, mémoire historique, identité d’une communauté.
C’est un processus – évidemment – imprégné de psychanalyse.
Le docteur du Boulbon, lorsqu’il rend visite à la grand-mère du narrateur de la Recherche, la réprimande : « Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. » Les « nerveux » sont les « voleurs/créateurs de feu » de Rimbaud ; mais les « nerveux » sont également les élites qui recueillent l’angoisse des multitudes, ainsi que les multitudes elles-mêmes qui traquent ceux qui leur donnent une voix et un visage.
Le luxe se distingue de l’espace indistinct et générique appelé « mode » précisément parce qu’il défend une idée de grandeur, d’exclusivité, d’aristocratie chez ceux qui le créent et chez ceux qui le portent. Pour parler de luxe, le processus de création d’un vêtement ou d’un bijou doit se dérouler sous le contrôle strict de la maison qui le proposera ensuite sur les marchés internationaux. La place accordée aux opérations situées à l’extérieur du pays est réduite au strict nécessaire (pensons, dans de nombreux cas, à l’approvisionnement en matières premières) et cela ne se fait pas tant et pas seulement pour des raisons de politique industrielle ou de protection de l’emploi, mais pour s’assurer que la communauté participe à l’effort collectif de communiquer, à travers ce vêtement, une idée d’elle-même au monde. Sinon, la communauté et la maison ne seraient rien de plus qu’une collection raffinée.
Depuis plusieurs décennies, l’État français a inclus l’industrie du luxe dans la liste des actifs stratégiques, favorisant et encourageant la formation et l’expansion de sociétés du secteur privé (LVMH, Kering) où sont canalisées les grandes marques mondiales, mais avec une gestion de portefeuille strictement confiée aux bureaux centraux des maisons des bords de Seine.
De nombreuses icônes de la mode, de la joaillerie et du vin sont entrées dans ces portefeuilles, entièrement ou en partie, y compris les éditions Gallimard (dont LVMH possède aujourd’hui environ 10 %) qui, par l’intermédiaire d’André Gide, refusaient de publier la première partie de l’œuvre monumentale de Proust, pour ensuite changer d’avis et, avec mille excuses, célébrer un partenariat indissoluble qui a duré jusqu’à la mort de l’auteur. La maison Saint Laurent y a inévitablement trouvé sa place (Kering), tandis que la maison Dior, où le tout jeune Yves a fait ses premiers pas, fait désormais partie du portefeuille de LVMH.
Ainsi, le luxe et sa capacité à véhiculer – nous l’avons vu – à la fois une idée de la France et sa distinction du reste du monde, sa grandeur, est placé hiérarchiquement pari passu, dans la vision stratégique de Paris, avec la défense, les télécommunications, l’énergie, les infrastructures et les services financiers. Tout effort pour consolider sa force et étendre son champ d’action doit donc être soutenu à tous les niveaux de la réflexion et de l’action politique et bureaucratique.
S’agit-il d’un phénomène nouveau ? Pas du tout. Dans un court essai écrit il y a quelques années, l’ancien ambassadeur et écrivain italien Sergio Romano 1 évoque la dispute entre Dominique Vivant Denon, le légendaire directeur du Louvre sous Napoléon, et l’archéologue et architecte, ainsi que homme politique, Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, au sujet du rôle de l’art dans la vocation impériale de la France de l’époque.
Le premier, dans le sillage de la doctrine révolutionnaire qui justifiait l’entrée dans les collections de l’État des œuvres d’art issues des conquêtes comme une forme de » libération » de celles-ci, soutenait que le Louvre – anciennement Musée Napoléon – devait représenter une sorte de centre de gravité des arts. Concrètement, les œuvres considérées comme les plus significatives devaient être transportées à Paris depuis les territoires libérés, tandis que celles moins identifiables à un auteur ou à un mouvement pouvaient être laissées sur place. Ceux qui voyaient ces dernières auraient donc entamé un processus d’apprentissage et de maturation qui, pour être achevé, devait nécessairement les conduire à Paris.
Quatremère, en revanche, rejette l’idée d’un art libéré et estime que le fait même de retirer une œuvre de son milieu, de son habitat, compromet son identité en la coupant irréversiblement de ses racines.
On peut dire que l’affirmation par l’État français que les grandes maisons de luxe revêtent un caractère stratégique implique implicitement une prise de position « denonienne ».
En outre, en 1954, Paris a décidé, dans une parfaite continuité politique et culturelle avec l’absolutisme des années 1600, de donner à l’association qui réunit et promeut l’industrie nationale du luxe le nom de Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances sous le Roi Soleil : Colbert est communément crédité d’avoir jeté les bases, dans le cadre de la vision plus large de la politique économique connue sous le nom de « colbertisme », du luxe français lui-même 2. Pour Colbert et la Cour des Bourbons, la refondation dans un sens bureaucratico-centriste de l’État devait nécessairement passer par l’établissement de nouveaux canons esthétiques – qui trouvaient une expression plastique même dans les objets haut de gamme – avec lesquels véhiculer une nouvelle idée de la France au profit des Français et du reste du monde. Aujourd’hui comme hier, confier l’élaboration et la transposition industrielle de ces canons à des réalités artisanales éloignées de Paris – ce qui était loin du centre pour Louis XIV constituait une menace existentielle – irait à l’encontre de l’objectif même du (néo)colbertisme. Dans ce cadre, bien entendu, le fait que la propriété de l’entreprise soit publique ou privée importe peu.
Qu’en est-il, de l’autre côté des Alpes ? Quelques siècles avant Proust, Rimbaud et Saint Laurent, sur la péninsule, Nicolas Machiavel affirmait, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live 3, que la religion est « une chose tout à fait nécessaire pour vouloir maintenir une civilisation », et que « ces princes ou ces républiques, qui veulent se conserver sans corruption, doivent avant tout conserver sans corruption les cérémonies de leur religion, et les garder toujours dans leur vénération ; car il n’y a pas de meilleur indice de la ruine d’une province que de voir le culte divin méprisé. »
Le « grand laïc » ne s’est certes pas penché sur les aspects théologiques de la question, mais il a placé la religion et son ensemble de rites, de cérémonies, d’auspices, de représentations sacrées 4, au fondement de la vie ordonnée. L’esthétique du sacré et sa représentation par l’image comme symbole d’une communauté permettent de distinguer l’une des autres, et de dessiner sa posture, son rapport aux autres dans le monde. Le geste sacrilège, la profanation de l’icône sont des actes par lesquels la communauté se tue d’abord elle-même. Sans la religion, donc, et sans les « nerveux » qui l’interprètent – ce n’est pas un hasard si Proust et Saint Laurent les mettent au même niveau que ceux qui ont « composé des chefs-d’œuvre » – le fondement même de la vie civile est perdu car « les royaumes qui ne dépendent que de la vertu d’un seul homme, ne sont pas très durables ».
En reconnaissant la feuille de route indiquée par Machiavel et en s’inspirant largement de l’exemple français, peut-être l’Italie pourrait-elle aussi redécouvrir aujourd’hui, en plus d’une conscience plus profonde de son propre intérêt national, que la valeur politique et religieuse de ses conglomérats du luxe réside en partie dans leur devoir de communiquer au monde « une certaine idée de l’Italie ».
Oui, mais de quelle manière ? À la différence de la France, l’Italie peine historiquement à se doter de structures centrales robustes capables de la faire rivaliser avec ses pairs sur le plan de la force institutionnelle. Il y a donc un manque de soutien pour une orientation néo-colbertiste visant à annuler les poussées centrifuges de son propre récit. Le paradoxe du luxe italien, ou du moins des entreprises qui sont restées italiennes, réside toutefois dans le fait qu’elles sont éloignées du centre, mais qu’elles sont en même temps capables de communiquer au monde une idée globale de l’Italie, et non les réalités locales individuelles auxquelles elles sont liées.
Alors comment combiner ces deux dimensions ? La Cassa Depositi e Prestiti (CDP), l’institution italienne pour les investissements publics, vient inévitablement à l’esprit. Au cours des dernières années, la CDP, directement et/ou par le biais de véhicules en propriété exclusive ou en participation, a constitué un portefeuille d’actions dans des entreprises stratégiques pour le système italien. Le principal instrument, né de la transformation (2016) de l’ancien Fondo Strategico Italiano, est CDP Equity ; Fondo Italiano d’Investimento Sgr, FSI Sgr, QuattroR Sgr, CDP Venture Capital Sgr et quelques autres fonds complètent le tableau.
Le monde de la mode et du luxe est déjà présent de diverses manières sous l’égide de CDP, à commencer par les hôtels Rocco Forte (dont CDP Equity détient 23 % par le biais du véhicule FSI Investimenti, dans lequel la Kuwait Investment Authority détient 22,9 %) pour passer ensuite à Missoni (dans lequel le fonds FSI est entré en 2018 avec une participation de 41,2 %), Trussardi (dont la restructuration de 2019 a amené QuattroR à détenir une participation de 60 %) et Gruppo Florence (qui a vu l’entrée en 2020 du Fondo Italiano d’Investimento aux côtés de VAM Investments). Enfin, TH Resorts, dont CDP Equity détient 45,9 % et qui gère avec CDP l’Italian Hotel School, est également impliqué dans le développement de projets hôteliers haut de gamme, comme l’Ospedale a Mare au Lido de Venise.
Il s’agit toutefois d’un portefeuille qui manque de lignes directrices uniformes, car – comme nous l’avons vu – il est réparti entre plusieurs véhicules qui, souvent, ne sont pas détenus en totalité par la CDP et sont le résultat de choix stratégiques variés, effectués par des équipes de gestion différentes.
À l’instar de ce qui est déjà prévu (2020) pour le Fonds national du tourisme, la solution pourrait consister à regrouper toutes les prises de participation du secteur (actuelles et futures, minoritaires et majoritaires, cotées et non cotées) dans un seul portefeuille, qui pourrait être appelé « CDP Fashion & Luxury ».
La récente démonstration par CDP de sa capacité à créer des champions nationaux et européens dans des secteurs très innovants (par exemple, la fusion prévue entre Nexi, Sia et Nets dans le domaine des paiements électroniques) rendrait une telle opération très souhaitable. Nous proposons d’en énumérer les avantages ci-dessous :
- L’entrée de CDP dans une initiative industrielle signale normalement aux investisseurs que l’Italie la considère comme stratégique, décourageant ainsi les initiatives prédatrices ou spéculatives, et la dispersion des actifs de connaissance ;
- d’autre part, CDP a pu et dû prouver ces dernières années qu’elle était un acteur du marché au même titre que les grands investisseurs institutionnels, évitant ainsi la destruction de valeur normalement causée par la fuite de ces investisseurs lorsqu’une entité publique fait irruption ;
- l’effort supplémentaire de la part de CDP ne serait pas excessif, non seulement parce que certaines des entreprises figurent déjà dans le portefeuille, mais aussi parce que, comme on l’a vu, la souplesse et la capacité de fonctionner en partenariat permettraient de partager le risque et l’investissement initial avec un nombre relativement important de co-investisseurs, tout en conservant une position de leader dans le projet global ;
- la possibilité de coter ultérieurement l’ensemble du portefeuille à la place des entreprises individuelles, avec une dilution relativement contenue pour le même montant de ressources à lever, permettrait de réaliser des économies d’échelle en termes d’attractivité du capital ;
- de nouvelles économies d’échelle, cette fois au niveau industriel, seraient possibles – voire nécessaires – pour repenser entièrement le secteur dans la période post-pandémique, et pour relever le défi du numérique ;
- Les parties les plus disposées à co-investir avec CDP dans un projet de portée mondiale sont les fonds souverains. CDP est déjà partenaire de nombre d’entre eux dans le cadre de plusieurs initiatives, mais certains des projets de co-investissement initiaux n’ont pas été suivis d’effet, tandis que d’autres se sont chevauchés de manière peut-être moins linéaire (par exemple, l’investissement dans Inalca réalisé par la coentreprise entre Qatar Holding et FSI Investimenti, elle-même détenue par Kuwait Investment Authority). ‘CDP Fashion & Luxury’ serait l’occasion de rationaliser le système de partenariat, également à la suite d’une réévaluation du cadre géopolitique de référence, et en fonction des marchés à attaquer ;
- l’option de co-investissement pourrait être offerte, avec des mécanismes de gouvernance et de sortie adéquats, aux propriétaires qui ont l’intention de vendre l’entreprise, leur donnant ainsi le sentiment de faire partie d’un projet global visant à protéger le système italien, mais leur permettant à la fois de monétiser et/ou de résoudre d’éventuels problèmes de succession. Dans le même temps, les investisseurs institutionnels nationaux, tels que les fonds de pension et les fondations bancaires, pourraient également se sentir concernés par cette initiative ;
- outre l’objectif défensif de l’opération, à savoir empêcher la fuite d’actifs stratégiques, l’ampleur de l’opération permettrait l’élaboration d’une stratégie « offensive », visant par exemple le rapatriement d’entreprises déjà vendues, ou la participation à des appels d’offres pour l’acquisition de marques internationales en cours de cession.
De cette façon, l’Italie pourrait rapidement grimper dans le classement des géants mondiaux du luxe, qui ne compte aujourd’hui que deux entreprises italiennes (EssilorLuxottica à la 7e place et Prada à la 19e place) parmi les 20 premières pour le chiffre d’affaires 5. Simultanément, elle réduirait la fragmentation du secteur en Italie, qui voit 19 entreprises (c’est-à-dire celles autres que les leaders EssilorLuxottica, Prada et Giorgio Armani) se partager 52 % du chiffre d’affaires total et la taille moyenne par entreprise (1,578 milliard de dollars de chiffre d’affaires 2019) inférieure à la moyenne du Top 100 mondial (2,806 milliards de dollars). À l’inverse, en France, seules 6 entreprises (c’est-à-dire celles autres que LVMH, Kering et L’Oréal) doivent se contenter de 15 % du chiffre d’affaires total, et la taille moyenne est de 8,831 milliards de dollars (un chiffre clairement influencé par LVMH et Kering) 6.
Dans une période de transformations des équilibres européens et en préparation du Traité du Quirinal, la France peut indiquer le chemin que l’Italie devrait suivre dans les prochaines années, pour reconnaître à son industrie du luxe une valeur qui ne soit pas seulement économique, mais profondément et complètement stratégique, et redécouvrir ainsi une « certaine idée d’elle-même ».
Sources
- Sergio Romano, L’arte in guerra, pagg. 17-25, Skira 2013
- Peter Burke rend amplement compte du rôle crucial joué par la culture et l’esthétique, ainsi que par les arts et l’artisanat qui les véhiculent, dans la consolidation de la « révolution » absolutiste et centraliste de Louis XIV dans Louis XIV, les stratégies de la gloire, 2017.
- Niccolò Machiavelli, Discours sur la première décade de Tite-Live, Gallimard
- On se souvient du passage des Discours dans lequel le philosophe florentin parle des légionnaires romains conduits par « Cammillo » qui, après avoir terminé la dévastation de Veio, entrent « sans tumulte, tous dévots et pleins de révérence » dans le temple de Junon de la même ville, se tournent vers l’image sacrée de la déesse en lui demandant « Veux-tu venir à Rome ? » et sont convaincus qu’elle répond oui.
- Voir le rapport de Deloitte Global Powers of Luxury Goods 2020 – The new age of fashion and luxury.
- Ventes du segment du luxe 2019 LVMH = 37,468 milliards de dollars, Kering = 17,777 milliards de dollars.