La publication du classement des fortunes est l’occasion de faire chaque année le point sur l’évolution de la concentration des richesses. D’un côté, la croissance à deux chiffres des patrimoines les plus élevés, de l’autre l’évolution beaucoup moins spectaculaire du patrimoine du reste de la population. L’un des premiers bénéficiaires de ces comparaisons ces dernières années, Bernard Arnault, a beau jeu de préciser que cette manne est tirée par des évolutions du cours de son entreprise qu’il ne maîtrise pas : « Ce n’est pas du tout de l’argent que j’ai sur mon compte. C’est la valeur des actions du groupe. Si les actions montent, ça monte, si les actions baissent, ça baisse. Voilà. » (Le Monde, 27 novembre 2019). La désinvolture de ces remarques cache pourtant une question fondamentale : lorsqu’il s’agit de faire croître son patrimoine le plus possible, à quel point sommes-nous inégaux et comment cela renforce-t-il la disparité des richesses ?

Dans le Capital au 21ème siècle, Thomas Piketty donne une première réponse à cette question, sur la base d’un matériau empirique limité : les rendements historiquement obtenus par les universités privées américaines, en fonction de la taille de leur fonds de dotation. Dans cet échantillon, un actif plus conséquent semble bien permettre d’obtenir des rendements plus élevés. Jusqu’il y a peu, on ne savait cependant pas si ce résultat s’appliquait aussi aux fortunes personnelles.

Lorsqu’il s’agit de faire croître son patrimoine le plus possible, à quel point sommes-nous inégaux et comment cela renforce-t-il la disparité des richesses ?

LAURENT BACH

Dans un travail de recherche récemment publié, mes coauteurs et moi-même avons étudié la question à partir d’un matériau beaucoup plus riche, celui des registres de propriété suédois1. Cela nous a justement permis d’estimer précisément les propriétés des rendements des ménages et, ainsi que le montre le graphique ci-dessous, nous avons pu confirmer la conjecture de Piketty : les 500 ménages suédois qui disposent d’un patrimoine net supérieur à 50 millions d’euros, et font donc partie des 0,01 % les plus riches, peuvent espérer un rendement supérieur d’environ trois points et demi de pourcentage par an par rapport aux ménages des « classes moyennes » (ceux situés entre le 50ème et le 90ème centile de la distribution des patrimoines). Ce premier résultat ne nous permet toutefois que d’ouvrir la discussion : pourquoi le patrimoine des riches progresse-t-il plus vite ?

À la chasse aux primes de risque

Pour mieux comprendre son rendement, il faut rappeler que le patrimoine de M. Arnault est d’une grande simplicité : il est presque en totalité investi en actions, une classe d’actifs à haut rendement mais aussi à haut risque. C’est d’ailleurs une caractéristique générale de la frange des 0,01 % des patrimoines les plus élevés qui sont, d’après les registres suédois, composés à 95 % d’actifs risqués : actions, fonds de placement ou immobilier détenu à des buts d’investissement2. Les données d’enquête disponibles en France et aux États-Unis permettent quant à elles de prolonger ce résultat en étudiant la composition des patrimoines parmi le reste des ménages3. Ainsi, comme le montre le graphique 2, que ce soit aux États-Unis ou en France, les 99 % des patrimoines les plus petits sont composés en très large majorité d’actifs sûrs : épargne à vue, assurance-vie, et immobilier détenu à but résidentiel. Les 1 % les plus riches forment quant à eux un monde bien à part où les actifs risqués sont majoritaires.

Pour cette raison, les inégalités de richesses entre le haut de la pyramide et les classes moyennes sont en quelque sorte indexées sur les indices boursiers : elles augmentent dans les périodes fastes et diminuent dans les périodes creuses. Toutefois, sur un horizon d’investissement suffisamment long, l’épargne risquée offre un rendement plus élevé, une prime d’exposition aux risques macroéconomiques, la fameuse equity premium, dont l’intensité et les origines sont encore débattues dans le monde académique mais dont l’existence ne fait guère de doute. En France, sur les quarante dernières années, le rendement annuel d’un investissement dans le panier des actions cotées a été de 12,5 % en moyenne4, quand les fonds euros d’assurance-vie (ou équivalents) et l’immobilier résidentiel5 ont rapporté 5 % par an. Il s’avère ainsi que le simple jeu de cet effet de composition du patrimoine permet à lui seul de générer des différences de rendement suivant la richesse de départ qui sont très significatives.

L’incroyable talent des grandes fortunes  ?

Une explication aussi simple donnée au dynamisme des plus hauts patrimoines paraît toutefois insuffisante. Après tout, depuis le début du 21ème siècle, le rendement des indices d’actions s’est rapproché de celui de la pierre6, ce qui impliquerait un dynamisme contenu des hauts patrimoines alors que c’est précisément à cette période qu’on a constaté une accélération des inégalités de patrimoine. Une hypothèse alternative est que les plus riches font preuve d’une plus forte sophistication dans leurs choix d’investissement à risque macroéconomique égal, leur assurant ainsi des rendements plus élevés même en période de vaches maigres pour les indices boursiers. Tout le monde a, pour diverses raisons, intérêt à y croire. Les gestionnaires de fonds, en premier lieu, car c’est la justification même de leur métier. Les gens fortunés, ensuite, car cette explication suggère que le patrimoine est concentré entre les meilleures mains. Le reste de la population, enfin, qui peut s’épargner l’effort de réfléchir à la meilleure gestion de son patrimoine en se disant qu’à un tel jeu seuls les plus riches peuvent sortir gagnants.

Les grandes fortunes n’obtiennent collectivement des rendements différents que parce qu’elles s’exposent à des risques macroéconomiques connus de tous.

Laurent Bach

Nous avons dans le cas suédois pu tester cette hypothèse sur la période 2001-2008, durant laquelle les marchés boursiers n’ont justement pas été à la fête. Dans le graphique 3 ci-dessous, je reproduis le résultat de ces recherches en indiquant d’une part le rendement annuel effectivement obtenu en moyenne en fonction du niveau initial de patrimoine, et d’autre part le rendement annuel qui aurait été obtenu si le même patrimoine avait été investi uniquement dans des fonds suivant passivement des indices boursiers et immobiliers. S’il y avait une forte sophistication des grandes fortunes on verrait, en se déplaçant vers les parties les plus riches de la population, la première courbe s’élever par rapport à la seconde. Ce n’est pourtant pas le cas : les deux courbes se suivent parfaitement. Cela montre que les grandes fortunes n’obtiennent collectivement des rendements différents que parce qu’elles s’exposent à des risques macroéconomiques connus de tous.

Ces résultats sont cohérents avec ce que l’on connaît de la performance des fonds de placement, qui gèrent des montants d’argent infiniment supérieurs à ceux des grandes fortunes personnelles. Il est en effet notoirement difficile de détecter des fonds qui battent de manière persistante leur indice de référence, en particulier une fois prise en compte la rémunération des efforts des gestionnaires. Les plus riches sont en général bien ceux qui ont généré les meilleurs rendements dans le passé, mais sans aucune garantie qu’ils génèreront des rendements élevés dans le futur7. À quoi il faut ajouter que la détention d’actions est si concentrée parmi les hauts patrimoines8 qu’une surperformance d’une grande fortune par rapport au panier représentatif de toutes les actions ne peut se faire quasi-mécaniquement qu’au détriment… d’une autre grande fortune.

Pour l’amour du risque (idiosyncratique)

Revenons à Bernard Arnault. Son patrimoine est presque entièrement constitué d’actions d’une seule et même entreprise, LVMH, dont il détient environ la moitié du capital. Une telle stratégie est particulièrement risquée car le rendement de cette action varie bien plus d’une année sur l’autre qu’un portefeuille constitué d’actions diverses9. Autrement dit, le rendement de son patrimoine comporte une part importante de risque microéconomique, aisément diversifiable (idiosyncratique dans le langage de la finance), en plus de l’inévitable risque macroéconomique. Nos recherches sur la Suède ont permis d’établir qu’il s’agissait là d’une caractéristique très répandue parmi les plus hauts patrimoines. La plupart d’entre eux sont des fortunes professionnelles, par nature investies dans un nombre très limité d’entreprises et donc, comme le montre le graphique 4, particulièrement peu diversifiées. Ainsi, conditionnellement à l’état macroéconomique du pays, les 0,01 % des patrimoines les plus riches ont 5 % de chances de monter d’au moins 45 % en une seule année… mais aussi 5 % de chances de baisser dans la même proportion, tandis que dans les classes moyennes la variation idiosyncratique des patrimoines est de moins de 10 % dans 90 % des cas.

Or il se trouve que ce type de prise de risque a un effet particulièrement fort sur les inégalités, et permet d’expliquer cette part de la hausse de la concentration des patrimoines dont l’equity premium ne peut rendre compte10. Le mécanisme est le suivant : comme les ménages en haut de la distribution exposent leur richesse à un fort aléa individuel, chaque année certains de ces patrimoines chutent lourdement et sortent du club des plus riches, mais ils sont remplacés par de nouveaux riches plus chanceux, tandis que d’autres membres initiaux du groupe ont, eux, réalisé une année exceptionnelle et accroissent considérablement leur patrimoine. Seuls les grands perdants s’en vont du club, dont la richesse relative ne pâtit donc pas de ces échecs individuels, et s’accroît même toujours plus grâce aux succès de ses autres membres11.

La concentration des hauts patrimoines sur quelques titres est d’autant plus paradoxale que la théorie du portefeuille prédit qu’il est toujours plus avantageux de diversifier son patrimoine. En effet, si les hauts et les bas de sa fortune lui étaient d’aussi peu d’importance que ses propos publics le suggèrent, M. Arnault devrait emprunter et investir l’ensemble de sa fortune dans un fonds indiciaire diversifié, ce qui lui permettrait de maintenir son niveau de risque actuel et d’augmenter son rendement espéré en bénéficiant beaucoup plus de l’equity premium. Mais il s’agit-là de finance-fiction. En réalité, comme la plupart des entrepreneurs, le patron de LVMH privilégie le risque idiosyncratique parce qu’il est en grande partie sous son contrôle. Diriger l’entreprise dont on détient des parts permet en effet de s’assurer d’une conduite de l’entreprise fidèle à ses intérêts et d’attribuer, parfois exagérément, à sa propre personne la montée des cours12.

La concentration des hauts patrimoines sur quelques titres est d’autant plus paradoxale que la théorie du portefeuille prédit qu’il est toujours plus avantageux de diversifier son patrimoine. En effet, si les hauts et les bas de sa fortune lui étaient d’aussi peu d’importance que ses propos publics le suggèrent, M. Arnault devrait emprunter et investir l’ensemble de sa fortune dans un fonds indiciaire diversifié, ce qui lui permettrait de maintenir son niveau de risque actuel et d’augmenter son rendement espéré en bénéficiant beaucoup plus de l’equity premium. Mais il s’agit-là de finance-fiction.

Laurent Bach

Agir… ou pas

La dynamique croissante de concentration des richesses est donc soutenue par la prime offerte à ceux qui portent le risque macroéconomique, ainsi que par l’attachement des entrepreneurs et de leurs familles à des positions de contrôle sur leurs entreprises, mais pas par l’expertise de gestion qu’on attribue souvent, à tort, aux grandes fortunes. Qu’en conclure sur la politique à mener  ?

Le but de mieux partager les fruits du capital est commun à des philosophies politiques bien différentes.  Une vision libérale consiste à considérer d’une part qu’il y a trop peu d’investisseurs en actions parmi les classes moyennes, par manque d’information ou du fait d’une offre d’épargne peu concurrentielle, et d’autre part que les entrepreneurs sont seuls en leur royaume non par goût mais faute d’investisseurs prêts à partager le risque avec eux. Il s’agit alors de lever ces barrières avec une politique d’éducation et de libéralisation financières pour que le capital soit finalement partagé… entre plus de capitalistes.

Dans une optique social-démocrate, on peut se satisfaire de la distribution primaire du capital existante pourvu qu’une taxation plus progressive des revenus du capital permette d’en redistribuer les fruits vers ceux qui ne sont pas en mesure de posséder des actions, et qu’une telle taxation soit effective et ne donne pas d’avantage fiscal exorbitant à ceux qui contrôlent un petit nombre d’entreprises relativement à des actionnaires diversifiés. Du point de vue socialiste, enfin, il vaut mieux faire disparaître directement l’equity premium via des hausses de salaire, et partager le contrôle des entreprises avec les travailleurs pour rendre moins attrayante la constitution d’empires familiaux.

Mais cet inventaire à la Prévert révèle surtout par sa légèreté la force du statu quo. En effet, même parmi ceux qui veulent réduire les inégalités de richesses, nombreux sont ceux qui voient le capitalisme familial comme une solution plutôt que comme un problème, et très peu voient dans le rendement supérieur des actions une raison d’y investir massivement… ou de se révolter.

Sources
  1. Bach, L., Calvet, L., et Sodini, P., “Rich Pickings ? Risk, Return, and Skill in Household Wealth”, American Economic Review, Septembre 2020.
  2. Bach, Calvet, Sodini (2020), Ibid.
  3. Ces enquêtes statistiques ne couvrent en effet pas les patrimoines supérieurs à quelques millions d’euros ; cela requerrait non seulement un taux d’échantillonnage très élevé des très grandes fortunes, mais aussi un questionnaire extrêmement détaillé, sans garantie d’obtenir une juste vision de ces patrimoines.
  4. Selon la base de données Eurofidai (CNRS) pour la France sur la période 1980-2019.
  5. Rendement de l’indice des prix immobiliers en France (hors rendement locatif), d’après les chiffres fournis par Jacques Friggit (http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/xls/valeur-immobilier-1800-2015_cle2a7a51.xls) et l’INSEE.
  6. Sur la période 2000-2019, les actions françaises ont rapporté en moyenne 7,3 % par an contre 4,8 % pour l’immobilier résidentiel, et 1,4 % pour les fonds euros, d’après les sources déjà citées plus haut.
  7. Berk, J. et Green, R., “Mutual Fund Flows and Performance in Rational Markets”, Journal of Political Economy, décembre 2004.
  8. D’après l’enquête réalisée en 2019 par la Fed sur les ménages américains, les 10 % les plus fortunés détenaient directement ou indirectement 88 % de l’ensemble des actions détenues par les ménages, et les 1 % les plus fortunés la moitié.
  9. Sur l’ensemble de la période 2000-2019, l’écart-type du rendement (une mesure usuelle de risque) de l’action LVMH s’est situé à 26 % par an, contre 17 % pour un panier représentatif de l’ensemble des cotations françaises (source : Eurofidai).
  10. Bach, L., Calvet, L., Sodini, P. “From Saving Comes Having ? Disentangling the Impact of Saving on Wealth Inequality”, document de travail, Juin 2018 ; Gomez, M., “Decomposing the Rise in Top Wealth Shares”, document de travail, Juin 2020.
  11. Il existe bien sûr une limite à ce mécanisme : une fois la distribution des richesses suffisamment étirée, même de gros chocs idiosyncratiques sur les patrimoines ne génèrent plus de mobilité sociale et donc ne contribuent plus à la hausse des inégalités. Les chiffres suggèrent néanmoins que nous sommes encore loin de cet état stationnaire.
  12. Roussanov, N., “Diversification and Its Discontents : Idiosyncratic and Entrepreneurial Risk in the Quest for Social Status”, Journal of Finance, Octobre 2010.