Cet article présente et analyse les inégalités primaires, les niveaux et les composantes de la redistribution en Europe, en comparant une trentaine de pays européens en 2018 et en discutant les divers périmètres de revenus, prélèvements obligatoires et prestations sociales. L’intérêt de cet article, tiré d’une note d’analyse et d’un document de travail publiés par France Stratégie1, est de dépasser le débat autour des simples inégalités de revenu disponible (après redistribution)2, relativement bien connu, pour analyser les différents modèles de société européens en termes d’inégalités avant et après redistribution3.
Nous soulevons donc le capot des multiples systèmes sociaux et fiscaux nationaux pour comprendre d’où sortent les inégalités de revenu disponible. Il faut d’abord faire la part entre la distribution du revenu avant les transferts étatiques (« inégalités primaires »), et la redistribution par l’État. Les inégalités primaires elles-mêmes peuvent être le résultat du marché (revenus du travail et du patrimoine), ou bien de la mise en commun à l’intérieur des ménages. Concernant la redistribution enfin, nous distinguons entre le volume des transferts et leur efficacité redistributive (« ciblage »), puis nous examinons l’importance relative de chaque type de prestations sociales et de prélèvements obligatoires.
Nous regroupons ici les pays4 selon la terminologie suivante : les pays anglo-saxons (Irlande, Royaume-Uni), les pays d’Europe du Sud (Chypre, Croatie, Espagne, Grèce, Italie, Portugal), les pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède), les pays du cœur de l’Europe (Autriche, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas, Suisse), et les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), que nous regroupons parfois en PECO « orientaux », baltes et balkaniques (Estonie, Lettonie, Lituanie, Bulgarie, Roumanie, Serbie) et en PECO « centraux » (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie).
1 – Inégalités primaires : à l’opposé des pays anglo-saxons… certains anciens pays communistes
Un premier résultat est qu’il semble bien exister des « modèles »5 européens concernant les inégalités primaires entre ménages : alors que les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Irlande) présentent de très hautes inégalités avant redistribution, avec des indices de Gini au-delà de 0,43, on retrouve la moitié des PECO, et plus précisément les PECO centraux, à l’opposé de la distribution, avec des inégalités avant redistribution parmi les plus faibles d’Europe, notamment la République tchèque ou la Slovaquie, cette dernière présentant un indice de Gini de 0,28. Les pays du cœur de l’Europe – groupe qui inclut la France – occupent une place relativement médiane, avec des indices de Gini allant de 0,35 (en Suisse) à 0,38 (aux Pays-Bas), alors que les pays d’Europe du Sud présentent des inégalités relativement fortes (notamment l’Espagne et le Portugal, à 0,41 et 0,42). En revanche, les pays nordiques s’avèrent assez hétérogènes, avec l’Islande peu au-dessus de 0,3 alors que la Finlande atteint 0,40.
Comment expliquer ces différents modèles avant même tout forme de redistribution ? Une première explication naturelle vient de la principale source de revenu primaire : les revenus du travail. En effet, si l’on se concentre sur les inégalités de revenus d’activité, le résultat est particulièrement marquant : les pays nordiques présentent des inégalités de revenus du travail particulièrement faibles, à l’opposé de ceux d’Europe du Sud et des pays anglo-saxons où les inégalités de revenu d’activité sont les plus élevées. Les pays du cœur de l’Europe conservent leur position médiane, alors que les PECO se retrouvent plus dispersés, mais quasiment absents du tiers des pays les plus inégalitaires ; à noter que les PECO centraux restent moins inégalitaires que les PECO balkaniques et baltes.
Un deuxième déterminant des différences d’inégalités de revenus primaires entre ménages est la mutualisation des ressources individuelles dans le cadre du couple6. Ainsi, plus la différence de revenu entre femmes et hommes7 dans un pays donné sera élevée, plus a priori, l’effet de la mise en ménage sera important en venant compenser ces inégalités. À cet égard, on a bien confirmation d’un constat déjà largement connu, selon lequel les inégalités femmes / hommes sont relativement faibles dans les pays nordiques (où les revenus d’activité des femmes représentent par exemple 77 % du revenu d’activité des hommes au Danemark) et relativement fortes dans les pays d’Europe du Sud (avec un ratio de 49 % en Italie), mais aussi (ce qui est moins connu) dans les pays anglo-saxons ; beaucoup d’anciens pays communistes apparaissent en revanche assez égalitaires (même si la Serbie ou la latine Roumanie semblent davantage s’apparenter à l’Europe du sud, dans laquelle nous avons d’ailleurs classé la Croatie). Surtout, il est frappant que la France se démarque de son groupe de pays d’appartenance, dont le positionnement d’ensemble est ici incertain : en atteignant 72 %, son ratio la met en effet au niveau des pays nordiques.
2 – Une redistribution forte dans les pays nordiques, relativement faible dans les pays d’Europe du Sud et les PECO
Nous mesurons la redistribution en rapportant les distributions des revenus disponibles à celles des revenus avant redistribution8.
Nous retrouvons une hiérarchisation relativement bien documentée, qui souffre assez peu d’exceptions : les pays nordiques réduisent massivement leurs inégalités via la redistribution (-35 % pour la Finlande, -30 % en Norvège, -29 % au Danemark), même si la Suède se rattache ici davantage au groupe suivant constitué par les pays du cœur de l’Europe (-28 % aux Pays-Bas, -27 % en Autriche, -25 % en France), tandis que la Belgique est symétriquement à un niveau « nordique » (-33 %). Les pays d’Europe du Sud se classent généralement après (-23 % au Portugal, -20 % en Espagne), et parfois loin derrière (-17 % en Italie, -15 % en Grèce). C’est parmi les PECO que l’on trouve les pays à plus faible redistribution, notamment dans la zone balkanique (-12 % seulement en Bulgarie ou en Roumanie), la zone balte et la Pologne s’apparentant à l’Europe du sud (entre -19 % et 15 %). Mais encore une fois la majorité des PECO « centraux » se distinguent en redistribuant autant que les pays du cœur de l’Europe (Slovaquie, République tchèque), voire que les nordiques (Slovénie). Concernant enfin les pays anglo-saxons, il faut souligner que l’Irlande parvient à déployer une redistribution à la hauteur de son très fort niveau d’inégalités primaires, puisqu’elle les réduit de 39 %.
On peut alors classer les pays en quatre catégories, qui ne se recoupent pas forcément avec les « modèles » européens décrits plus haut :
- Les pays choisissant de renforcer leur relative égalité primaire par une forte redistribution : on retrouve ici aussi bien plusieurs PECO « centraux » (notamment la Slovénie, mais également la Slovaquie ou la République tchèque), que des pays du cœur de l’Europe (France, Autriche), ou nordiques (Suède, Norvège), voire – le cas est moins net – une exception parmi les pays d’Europe du Sud, Chypre ;
- Les pays répondant à des inégalités primaires relativement fortes par une redistribution qui l’est aussi : on retrouve ici aussi bien l’anglo-saxonne l’Irlande, que des nordiques comme le Danemark ou la Finlande, des pays du cœur de l’Europe comme la Belgique ou les Pays-Bas, ou encore un pays d’Europe du Sud, la Croatie ;
- Les pays redistribuant peu mais dans un contexte d’inégalités primaires relativement faibles : il s’agit, au cœur de l’Europe, du Luxembourg ou de la Suisse, mais aussi d’un nordique, l’Islande, d’un pays d’Europe du sud, la Grèce, ou encore de PECO « centraux » comme la Pologne ou la Hongrie ou « orientaux » comme l’Estonie ;
- Les pays redistribuant peu, malgré des inégalités primaires relativement importantes, où l’on retrouve l’essentiel de l’Europe de Sud (Italie, Espagne, Portugal), le Royaume-Uni, mais également la majorité des PECO « orientaux » balkaniques et baltes, généralement plus inégalitaires : la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Lettonie, et la Lituanie.
3 – Une redistribution assez ciblée dans les pays anglo-saxons et les PECO centraux, assez massive dans les pays nordiques et du cœur de l’Europe
Il est intéressant de déterminer si les baisses d’inégalités par la redistribution renvoient plutôt aux volumes des transferts ou à leur ciblage. Nous quantifions le volume de la redistribution en rapportant le montant des transferts socio-fiscaux au revenu primaire des ménages ; le ciblage, pour sa part, mesure de combien chaque euro de transfert contribue à réduire les inégalités ; il reflète alors la progressivité des prélèvements obligatoires ou les conditions d’éligibilité aux prestations sociales. Par exemple, dans un pays où les impôts sont élevés mais sont les mêmes pour les riches et les pauvres, le volume des transferts est élevé, mais leur ciblage sera faible.
On remarque que les PECO baltes et balkaniques redistribuent moins que la médiane, du double point de vue du volume et du ciblage (quart nord-ouest) : en Roumanie, la redistribution représente seulement 25 points de revenu primaire des ménages. Le ciblage est en revanche systématiquement supérieur à la médiane (moitié sud du graphique) dans les PECO centraux, se conjuguant à des volumes assez proches de la médiane. Il en va de même des pays anglo-saxons (en Irlande, un point de transfert socio-fiscal baisse les inégalités de 0,88 %). A l’inverse, les pays nordiques se caractérisent par des volumes systématiquement supérieurs à la médiane (moitié est du graphique ; au Danemark, la redistribution représente 58 points de revenu primaire des ménages), les niveaux de ciblage restant hétérogènes, assez élevés en Finlande (un point de redistribution y abaisse les inégalités de 0,72 %) ou en Norvège, mais médians en Suède et inférieurs à la médiane au Danemark et en Islande. Les pays du cœur de l’Europe présentent quant à eux globalement des volumes et des ciblages supérieurs à la médiane (quart sud-est), même si le ciblage français reste médian, le principal facteur d’hétérogénéité au sein du groupe demeurant la Suisse qui apparaît globalement moins redistributive (avec il est vrai de moindres inégalités primaires). Enfin, les pays d’Europe du Sud se caractérisent par une redistribution soit moindre mais plus ciblée (quart sud-ouest : Chypre, Espagne, Portugal), soit plus importante mais moins ciblée (quart nord-est : Grèce, Italie).
4 – Un tropisme vers les prélèvements obligatoires en Europe du Sud et dans les PECO, vers les prestations sociales dans les pays nordiques et anglo-saxons
Il est également intéressant de se pencher sur les degrés d’activation respectifs des différentes composantes de la redistribution. Le constat est alors très net : à l’exception de la Bulgarie, de la Pologne et de Chypre, l’ensemble des PECO et des pays d’Europe du Sud redistribuent plus que la médiane via les prélèvements obligatoires ; l’intégralité des pays anglo-saxons et nordiques redistribuent plus via les prestations sociales, comme une grande majorité des pays du cœur de l’Europe (à l’exception de la Belgique)9.
Ce résultat peut être mis en regard des montants des prestations sociales et des prélèvements obligatoires dans le revenu primaire des ménages. S’agissant des prestations sociales, c’est bien en effet dans les pays nordiques (sauf l’Islande), anglo-saxons ou du cœur de l’Europe qu’elles représentent la part du revenu primaire la plus importante, entre 12 points (Irlande) et 6 points (en Suisse), alors que cette part est inférieure au seuil des 6 points dans les pays d’Europe du Sud (hors Chypre) et dans les PECO (seulement 3 points en Grèce ou au Portugal, ou 4 points en Roumanie). Mais le constat est plus partagé quand on regarde le volume des prélèvements obligatoires directs dans les revenus primaires des ménages : seuls certains pays d’Europe du Sud présentent des montants élevés (41 points en Grèce, 36 points en Italie mais 30 points en Espagne), alors que l’on constate à l’inverse de hauts niveaux dans des pays nordiques ou du cœur de l’Europe (41 points aux Pays-Bas, 37 points en France, en Suisse, au Danemark ou en Finlande) : on voit ici se manifester le fameux « paradoxe de la redistribution », thèse selon laquelle il existe, au moins au-delà d’un certain niveau de transferts, un arbitrage entre volumes et ciblages ; des pays aussi différents que le Danemark et l’Italie conjuguent ainsi de forts volumes de prélèvements sur les ménages à un faible ciblage, c’est pourquoi leur impact redistributif n’est pas à la hauteur des volumes. Les pays anglo-saxons présentent quant à eux une part des prélèvements inférieure à la médiane, de même que les PECO (avec même seulement 21 points en Roumanie), à la seule exception de la Serbie (44 points).
5 – Une mobilisation différenciée des diverses prestations sociales selon les modèles européens
Quel type de prestations sociales redistribue le plus dans quel pays ? Alors que les prestations sociales réduisent plus massivement les inégalités dans les pays nordiques (30 % en moyenne) qu’en Europe du Sud (-10 %), les différentes prestations en espèces vont agir sur les inégalités de façon plus ou moins importante selon les pays.
Les allocations logement sont utilisées comme outil de redistribution essentiellement par les pays nordiques, (-5,2 % en Finlande), anglo-saxons (-3,5 % au Royaume-Uni), et certains pays du cœur de l’Europe (-3,7 % en France, -3,3 % aux Pays-Bas). Seul pays hors de ces zones où leur impact sur les inégalités soit supérieur à 1 %, un PECO « central », la République tchèque (-1,2 %).
Les prestations de lutte contre le chômage et l’exclusion réduisent massivement les inégalités, essentiellement dans les pays nordiques et du cœur de l’Europe, où elles abaissent les inégalités de 14 % (au Danemark) à 4 % (en Norvège), la France se situant autour de 8 %. L’Irlande et Chypre s’ajoutent à ce groupe. À l’inverse, ces prestations ont un impact plus faible dans les PECO, avec même moins de 1 % dans 3 PECO « orientaux » (Estonie, Lettonie et Roumanie), au Royaume-Uni (2,4 %), et enfin dans les grands pays d’Europe du Sud (avec notamment 3 % en Italie, en Grèce ou au Portugal). Ce résultat relatif à l’Europe du Sud peut surprendre au regard des taux de chômage relativement élevés dans des pays comme l’Italie, la Grèce ou l’Espagne. Nous avons effectivement observé une large décorrélation, en Europe, entre le niveau des taux de chômage et la redistribution opérée par de telles prestations ; le montant des transferts ne résulte donc pas que de la situation du marché du travail, il s’explique également par le niveau et la durée des prestations, et par les conditions d’éligibilité. Par exemple, la Grèce mais aussi l’Italie se distinguaient par l’absence de revenu minimum stabilisé à la date de recueil des données exploitées (en Italie, la mise en place d’un dispositif national a débuté fin 2016, mais la création du revenu d’inclusion n’est intervenue qu’en 2018 et ce dernier a été remplacé par le revenu de citoyenneté l’année suivante).
Les prestations familiales sont quant à elles fortement redistributives dans les pays anglo-saxons (-9,2 % en Irlande) et dans les PECO, surtout ceux que nous qualifions de « centraux », avec parfois des discours ouvertement natalistes (-7,4 % en Pologne, -6,9 % en Hongrie). À l’opposé, les pays d’Europe du Sud les utilisent très peu dans leur système redistributif (une baisse des inégalités de seulement 0,2 % en Espagne, 1,2 % en Italie), ce qui semble témoigner d’un fort attachement à la redistribution familiale privée.
L’effet sur les inégalités des prestations invalidité et handicap est, lui, plutôt ramassé entre 5 et 10 % pour un nombre important de pays. La baisse atteint certes 20 % en Norvège, pays à âges de départ en retraite élevés pour lequel une sollicitation massive des dispositifs d’invalidité au profit des travailleurs seniors a par ailleurs été documentée10. À l’inverse, c’est en France que la baisse des inégalités associée est la plus faible (2 %), ce qui s’explique notamment par de moindres effets de substitution qu’à l’étranger, entre les dispositifs d’invalidité d’une part, et les prestations associées au chômage, à l’exclusion ou à la retraite d’autre part, ce dernier point concernant particulièrement, bien au-delà de la seule Norvège, les nombreux pays où les âges effectifs moyens de départ sont plus élevés. On retrouve d’ailleurs en-dessous du seuil des 5 % plusieurs autres pays à âges de départ assez bas, en Europe du Sud ou même dans la zone « cœur » du continent (Autriche).
Enfin, les bourses d’études sont un outil de redistribution important chez les nordiques : elles réduisent les inégalités de près de 10 % au Danemark, de 4 % en Suède, puis suivent la Finlande et la Norvège avec 2 %, les autres pays européens se situant systématiquement sous le seuil de 1,5 %.
6 – Des arbitrages différents entre fiscalité et cotisations selon les modèles européens
Quel type de prélèvements obligatoires redistribue le plus et dans quel pays ? L’impact global des prélèvements obligatoires est particulièrement massif dans les pays anglo-saxons, où ils réduisent les inégalités primaires – il est vrai élevées – de 23 %. Mais l’impact est également massif dans les PECO « centraux », avec un impact de 22 % sur des inégalités primaires déjà comparativement faibles. A l’exception des PECO « orientaux » où l’impact est particulièrement faible (12 %), les autres modèles européens tendent à se confondre, en réduisant les inégalités entre 16 et 18 %.
Les cotisations employeur réduisent de 8 % les inégalités dans les PECO et dans les pays du cœur de l’Europe, ces valeurs globales étant tirées à la hausse par les PECO « centraux » dans le premier cas (-17 % en Slovaquie, -15 % en République tchèque, -12 % en Slovénie), et par la Belgique et la France dans le second cas (avec des baisses respectives de 19 % et 10 %). On peut également noter que la Finlande se démarque des autres nordiques (11 %) et que la Croatie s’apparente plus, dans ce contexte, à l’Europe centrale qu’à l’Europe du Sud (13 %).
Les autres prélèvements sur les revenus ont un effet très important en Irlande, où ils réduisent les inégalités de 29 %, dans plusieurs pays du cœur de l’Europe (21 % en Belgique, 19 % aux Pays-Bas, 18 % en Autriche), ainsi que dans tous les pays nordiques, où la redistribution opérée est toutefois souvent plus proche de la médiane (entre 13 % et 14 % seulement au Danemark, en Suède et en Islande). La grande majorité des PECO sont en revanche en dessous de 12 % d’effet sur les inégalités, même si la Slovénie s’en détache avec un impact important (23 %), Son cas peut être rapproché de celui de la Croatie (15 %). On retrouve, parmi les pays où les effets sur les inégalités sont très faibles, deux pays du cœur de l’Europe : la Suisse et le Luxembourg.
Enfin, la lutte contre les inégalités à travers les impôts sur la richesse ou le patrimoine s’avère l’apanage de quelques pays seulement. Seuls le Danemark et la France présentent un effet significativement positif sur la baisse des inégalités. Dans le cas de la France, cela s’explique par l’existence d’une fiscalité de la richesse, et pas seulement du patrimoine via les taxes foncières (même après la transformation de l’ISF en IFI), contrairement au cas de la quasi-totalité des autres pays étudiés.
7 – Des différences entre modèles au-delà des transferts en espèces ou de la fiscalité directe
Il faut par ailleurs garder en tête que les considérations précédentes ne prennent pas en compte l’ensemble de la redistribution. En effet, le périmètre considéré (dans nos travaux comme dans la grande majorité des autres), qui se limite aux prélèvements directs et aux transferts monétaires, néglige l’existence de prestations non-monétaires (santé, éducation), qui se révèlent assez élevées dans certains pays européens. Dans ce cadre, les modèles européens sont peut-être bien plus flagrants : dans les pays nordiques, ces transferts en nature représentent entre 41 % (Suède) et 28 % (Finlande) du revenu disponible des ménages, puis suivent les pays du cœur de l’Europe entre 34 % (Pays-Bas) et 23 % (Autriche), les pays anglo-saxons entre 28 % et 20 %, les PECO entre 23 % (République tchèque) et 17 % (Pologne), et enfin les pays d’Europe du Sud entre 20 % (Espagne) et 15 % (Portugal). Or de tels transferts en nature ont eux-mêmes pour effet de réduire les inégalités, comme diverses études françaises ou européennes l’ont établi11.
De même, d’autres formes de fiscalité non prises en compte dans la définition classique des revenus disponibles peuvent avoir un impact redistributif ou anti-redistributif selon les cas : droits de succession, fiscalité indirecte, en premier lieu la TVA, voire la fiscalité environnementale. Ces prélèvements non pris en compte représentent une part supérieure à 30 % du revenu disponible des ménages dans trois pays nordiques (Suède, Norvège, Finlande), deux pays du cœur de l’Europe (France et Belgique), deux PECO « centraux » (Hongrie et République tchèque) ainsi qu’en Irlande et en Grèce Ce dernier indicateur renvoie toutefois à des choix très divers allant du degré de sollicitation de la fiscalité des entreprises au niveau de la fiscalité indirecte pesant sur les ménages.
Conclusion : malgré certains invariants, une cartographie européenne à revisiter
Des modèles sociaux européens se dégagent ainsi lors de l’étude des inégalités primaires et des déterminants de la redistribution, y compris lorsque l’on dépasse le seul cadre d’analyse du revenu disponible.
On retrouve tout d’abord les pays du cœur de l’Europe, les PECO « centraux » et certains pays nordiques, avec des inégalités primaires déjà relativement faibles, et choisissant soit de redistribuer néanmoins beaucoup, soit de redistribuer suffisamment pour conserver un niveau modeste ou médian d’inégalités même après redistribution. À l’opposé, les pays redistribuant le moins sont les pays d’Europe du Sud et les PECO « orientaux » baltes et balkaniques, qui sont pourtant les pays où les inégalités primaires sont les plus élevées, au côté des pays anglo-saxons. Ces derniers redistribuent davantage, mais sans complètement parvenir à réduire leur surcroît d’inégalités avant redistribution.
Les pays se détachent également nettement en matière de modalités de redistribution : dans les pays du cœur de l’Europe, nordiques et anglo-saxons, la redistribution s’effectue davantage par les prestations sociales, tandis que les PECO et l’Europe du Sud redistribuent davantage via les prélèvements obligatoires, notamment il est vrai du fait du moindre niveau des prestations.
Les différentes analyses précédentes montrent toutefois que les classifications traditionnelles de la littérature autour des modèles de protection sociale ont parfois commencé à vieillir. En particulier, les anciens « pays de l’est », encore en transition il y a 20 ans et pour lesquels les données harmonisées manquaient, offrent aujourd’hui des visages extrêmement différents, ce qui interdit de continuer à les considérer comme un « bloc »12. Cette diversité renvoie à la variété des modèles de développement choisis depuis cette période, mais aussi vraisemblablement à une histoire bien plus ancienne : dans les pays ayant déjà fait dès l’entre-deux guerres l’expérience d’un capitalisme avancé et des traditions démocratiques (par exemple, la Tchécoslovaquie), le système social a vraisemblablement moins été identifié à la période communiste, et donc moins rejeté par la suite. On pourrait même sans doute étendre le constat à l’ensemble des PECO « centraux » ayant fait l’expérience des conquêtes sociales et de la capacité administrative de la période austro-hongroise (pays tels que la Hongrie ou la Slovénie notamment). Enfin, quelques anciens pays communistes semblent s’apparenter par certains aspects (dont la dimension culturelle femmes – hommes) à l’Europe du sud : la Croatie et, dans une moindre mesure, la Serbie.
Au sein de l’Europe du sud, bloc qui conserve une certaine cohérence, on constate néanmoins un léger découplage entre l’Italie d’une part, et la péninsule ibérique de l’autre. Cette dernière, sortie plus tardivement de la dictature et du retard économique, a ainsi paradoxalement pu davantage adapter son modèle socio-fiscal aux défis du chômage de masse. L’Italie semble à l’inverse davantage rester héritière d’un modèle des 30 glorieuses basé sur le plein emploi (notamment ses prélèvements importants et assez peu ciblés liés à un héritage bismarckien).
Les pays nordiques, qui sont tous des démocraties depuis longtemps stabilisées avec de vieilles traditions d’Etat providence, continuent à constituer un groupe homogène, mais on peut déceler un impact des réformes de l’Etat providence un peu plus marqué en Suède, pays se rapprochant à différents égards de la France en matière d’inégalités primaires et de redistribution. L’Islande a quant à elle été marquée par une profonde crise financière il y a seulement une décennie.
Dans le cas des pays anglo-saxons, si les constats en matière de hauts niveaux d’inégalités primaires restent assez fidèles à l’image généralement véhiculée, il faut noter la mobilisation importante des prestations sociales, l’Irlande constituant sur les deux aspects un cas plus paroxystique que le Royaume-Uni.
On peut enfin remarquer que la Suisse reste assez peu soluble dans le groupe des pays du « cœur de l’Europe ». Elle semble suivre un chemin atypique, avec des inégalités primaires et une redistribution chacune plus basses. Ce pays voisin, à l’économie diversifiée, est souvent le grand oublié des comparaisons, en partie du fait de sa non-appartenance à l’UE, avec laquelle il collabore pourtant en matière statistique.
Ces différentes considérations, qui dépassent le seul contenu de notre étude, demanderaient toutefois à être étayées par des travaux complémentaires, dont certains à caractère historique et politique, bien au-delà de notre champ de compétences. Globalement, notre étude confirme que les différences de modèles restent importantes sur le vieux continent, prenant racine aussi bien dans de longs processus historiques et politiques, que dans la diversité des situations économiques actuelles. Pour autant, il semble bien qu’au-delà de ces nombreux facteurs d’hétérogénéité, il existe un « modèle social européen », quand bien même il présente de multiples facettes13. En effet, malgré la diversité des sociétés avancées hors d’Europe, les statistiques de l’OCDE montrent que, parmi les économies avancées, les 18 pays les moins inégalitaires (dont la France) se situent tous en Europe, comme nous l’avons d’ailleurs rappelé en préambule de notre travail.
Sources
- J. Rousselon, M. Viennot « Inégalités, redistribution : comment la France se situe en Europe », Note d’analyse de France Stratégie, n°97, décembre 2020 – https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-na-97-inegalites-primaires-redistribution-decembre.pdf ; J. Rousselon, M. Viennot « Inégalités, redistribution : une comparaison européenne », Document de travail de France Stratégie, n°17, décembre 2020 – https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-dt-inegalites-primaires-redistribution-decembre.pdf
- Voir par exemple la synthèse très claire de Lucas Chancel, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/04/10-points-sur-les-inegalites/
- Afin d’étudier cette question de manière rigoureuse, il est nécessaire d’avoir recours à des données harmonisées entre les pays et d’avoir une réflexion approfondie sur le périmètre des revenus à prendre en compte. Un premier enjeu concerne le périmètre des revenus primaires, perçus « avant redistribution » : nous y avons classiquement inclus les revenus d’activité et du patrimoine ainsi que certains transferts entre ménages (pensions alimentaires par exemple) ou encore les indemnités journalières pour accident et maladie mais également les retraites obligatoires tant publiques que privées, que nous considérons comme un salaire différé. Un deuxième enjeu est lié au périmètre de prélèvements obligatoires pris en compte : nous considérons pour les revenus d’activité le revenu superbrut, soit le revenu avant tout prélèvement direct, ce qui nous conduit à intégrer dans la mesure de la redistribution le rôle joué par la part employeur des cotisations sociales. Enfin, nous nous inscrivons dans le cadre de la définition standard du revenu disponible des ménages, défini comme la somme du revenu primaire et des prestations « en espèces », nette des prélèvements obligatoires directs. Cela revient à exclure de l’analyse les transferts en nature (dépenses d’éducation, de santé, etc.) et plusieurs types de prélèvements obligatoires (TVA, fiscalité des entreprises, etc.). Pour la présentation de nos résultats, nous utilisons ici l’indice de Gini, qui varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême), et qui quantifie l’écart de la distribution des revenus à une situation d’égalité parfaite.
- Malte n’est pas incluse car certaines données étaient trop lacunaires, l’Allemagne car l’institut national Destatis nous a refusé l’accès à ses données.
- Nous évoquions supra des « modèles de société » tant les inégalités primaires font intervenir de politiques publiques : droit du travail et fixation des salaires, éducation et formation, ou même choix économiques de priorisation sectorielle, lutte contre les inégalités femmes-hommes, politique d’immigration et d’intégration…
- Ou, plus résiduellement, dans le cadre de ménages dits « complexes ».
- Précisons qu’il ne s’agit pas ici de comparaisons des seuls écarts de salaire femmes/hommes à poste équivalent, mais bien des écarts de revenus primaires, ce qui intègre aussi les effets des différentiels d’inactivité, de chômage, de quotité horaire travaillée et de poste occupé. Un panorama européen à la seule aune des écarts de salaire (à poste équivalent ou non ajustés) pourrait donc s’avérer un peu différent.
- Nous rapportons les distributions des revenus disponibles à celles des revenus avant redistribution ; nous l’avons fait à la fois en valeur absolue (baisse en points de l’indice de Gini), mais également en diminution relative (baisse de l’indice en pourcentage) dans la mesure où un même système socio-fiscal va mécaniquement davantage redistribuer en valeur absolue dans un pays où les revenus primaires sont plus inégalitaires (et moins redistribuer dans le cas inverse). Nous privilégions donc ci-après les variations relatives de l’indice.
- Comme les prestations sociales et les prélèvements obligatoires présentent en médiane européenne des impacts extrêmement proches en matière de baisse des inégalités, ce classement des pays par rapport à la médiane se confond quasiment avec un classement selon la prépondérance de l’un ou l’autre des pans du système socio-fiscal. Seule l’Autriche fait exception : les prélèvements obligatoires y jouent, de justesse, un rôle supérieur aux prestations sociales dans la baisse des inégalités, mais leur poids reste inférieur à la médiane.
- Notamment par l’OCDE.
- Le Laidier S. (2009), « Les transferts en nature atténuent les inégalités de revenus », Insee Première, n° 1264, Novembre, ou Paulus A., Sutherland H. et Tsakloglou P. (2009), « The distributional impact of in kind public benefits in European countries », Euromod Working Papers, EM10/09.
- Voir F. Novokmet, « La divergence post-communiste », https://legrandcontinent.eu/fr/2020/07/23/la-divergence-post-communiste/
- Voir Branko Milanovic, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/11/le-capitalisme-sans-rival/