Introduction

Cet article présente et analyse les tendances à long terme de l’inégalité des revenus dans les pays post-communistes dans une perspective comparative, couvrant plus d’un siècle dans les anciens pays communistes d’Europe de l’Est, la Russie et la Chine. L’intérêt de l’étude des inégalités dans les anciens pays communistes est considérable, que l’objectif soit de mieux comprendre le rôle des forces économiques, des institutions, de l’idéologie ou de la politique dans la formation des inégalités, ou de fournir un point de référence important pour les analyses comparatives de la relation entre les inégalités et la croissance économique. La montée et la chute du communisme constituent une «  expérience naturelle  » d’importance historique, qui peut mettre à l’épreuve des explications concurrentes des déterminants de l’inégalité.

Il est clair que pour étudier ces questions de manière constructive, nous avons besoin de séries raisonnablement longues sur l’inégalité des revenus dans les anciens pays communistes. Nous avons combiné diverses approches méthodologiques pour produire les premières estimations de la dynamique de l’inégalité dans cette région du monde, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. La principale source est constituée par les données fiscales, que leur disponibilité, qui s’étend souvent sur l’ensemble du XXe siècle et avant, rend uniques par rapport aux autres sources. L’analyse est complétée par d’autres données historiques (« tableaux sociaux », distribution des salaires, de la richesse ou de la propriété foncière), et d’autres sources pour les dernières décennies (enquête sur les revenus des ménages et données fiscales).

Les nouvelles séries permettent d’analyser les tendances à long terme des inégalités avant, pendant et après la période communiste, créant ainsi un point de référence pour la comparaison internationale. De cette façon, nous pouvons comprendre si la dynamique des inégalités dans les ex-pays communistes a été vraiment unique par rapport à l’expérience des pays non communistes, c’est-à-dire si nous pouvons identifier certains modèles communs dans l’évolution des inégalités. Une conclusion majeure est que l’inégalité des revenus dans les ex-pays communistes et non-communistes a suivi le même schéma en forme de U  : l’inégalité était élevée au début du vingtième siècle, a fortement diminué dans la première moitié du vingtième siècle et a augmenté à peu près au même moment à partir des années 1980.

Une conclusion majeure est que l’inégalité des revenus dans les ex-pays communistes et non-communistes a suivi le même schéma en forme de U  : l’inégalité était élevée au début du vingtième siècle, a fortement diminué dans la première moitié du vingtième siècle et a augmenté à peu près au même moment à partir des années 1980.

Filip Novokmet

Comment expliquer ce mouvement commun  ? Y a-t-il eu des forces séculaires communes qui ont affecté simultanément l’inégalité des revenus dans les deux «  blocs  » mondiaux  ? De même, ces forces étaient-elles de nature économique ou politique, ou un mélange des deux  ? La nouvelle série à long terme nous permet de jeter un nouvel éclairage sur les déterminants de l’inégalité au cours du processus de développement. Kuznets (1953) a estimé pour la première fois la part du revenu revenant aux plus riches aux États-Unis,  ce qui a servi de base empirique à son hypothèse d’évolution en U inversé, selon laquelle l’inégalité augmente dans les premières phases du développement économique mais finit par diminuer à mesure que la croissance progresse.

À la suite de Kuznets (1955), les économistes ont généralement appliqué le cadre de la «  demande et de l’offre de compétence  » pour expliquer l’évolution des inégalités  : les inégalités augmentent à mesure que les progrès technologiques favorisent initialement un segment plus restreint de travailleurs qualifiés, mais elles diminuent ensuite lorsque le reste de la main-d’œuvre acquiert de nouvelles compétences et entre dans des secteurs hautement productifs (c’est une «  course  » entre technologie et éducation1)

Piketty2 a toutefois remis en question cette vision optimiste. Il a montré que, dans le cas de la France, le déclin séculaire des inégalités dans la première moitié du XXe siècle n’avait pas grand-chose à voir avec le processus de Kuznets3. L’inégalité des revenus a diminué en France uniquement en raison des chocs subis par les revenus du capital les plus élevés. En revanche, l’inégalité des revenus du travail –  censée refléter les mécanismes qui sous-tendent la courbe en U inversé  – est restée remarquablement stable en France.

L’inégalité des revenus a diminué en France uniquement en raison des chocs subis par les revenus du capital les plus élevés.

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En d’autres termes, la chute séculaire des inégalités dans la première moitié du XXe siècle a été «  accidentelle  », plutôt que le résultat de certaines forces économiques « naturelles » inhérentes au processus de développement. Dans le même ordre d’idées, une récente poussée d’inégalité salariale dans des pays comme les États-Unis n’est pas liée à une «  nouvelle révolution industrielle (technologique)  », mais est largement due à des changements dans les politiques et les institutions du marché du travail4.

Il est donc clair que la chute séculaire de l’inégalité dans les ex-pays communistes ne peut pas non plus s’expliquer comme le résultat de certains processus naturels. L’histoire y suggère encore plus clairement le rôle central des politiques et des institutions dans la détermination de l’inégalité à long terme. Leur rôle critique provient des changements sans précédent survenus sur le marché du travail et dans les dispositions relatives à la propriété du capital, qui ont suivi la montée et la chute du communisme.

Dans une certaine mesure, l’expérience de l’inégalité dans les anciens pays communistes peut être considérée comme une version extrême de la dynamique de l’inégalité observée dans les pays occidentaux, comme le suggère une courbe en U plus prononcée des parts des revenus les plus élevés. Les facteurs politiques et institutionnels, tels que la forte progressivité de l’imposition des revenus et des héritages, la montée de l’État-providence, la forte réglementation antitrust et la déconcentration industrielle, ou encore les nationalisations partielles, entre autres, ont joué un rôle décisif dans la réduction des inégalités dans les pays occidentaux5.

Dans une certaine mesure, l’expérience de l’inégalité dans les anciens pays communistes peut être considérée comme une version extrême de la dynamique de l’inégalité observée dans les pays occidentaux, comme le suggère une courbe en U plus prononcée des parts des revenus les plus élevés.

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Les gouvernements communistes ont poussé cette tendance jusqu’à l’extrême en tentant de mettre fin à la propriété privée et en réduisant les inégalités de revenu à un niveau extrêmement bas. Comme nous avons pu le souligner par ailleurs6, c’est «  en effet, un niveau qui n’avait probablement jamais été expérimenté auparavant dans l’histoire de l’humanité  ». De même, l’augmentation des inégalités dans le monde depuis les années 1980 pourrait s’expliquer en partie par un net revirement politique. Dans les pays occidentaux, ce «  grand retournement  » est visible dans la poussée contre l’imposition progressive, la réduction de l’État-providence, la désyndicalisation, la déréglementation financière ou les campagnes de privatisation, entre autres. Ce revirement est encore plus marqué dans les anciens pays communistes, car il constitue une caractéristique essentielle de la transition vers une économie de marché.

Et il ne faut pas oublier que les changements de politique dans les pays capitalistes et les anciens pays communistes sont étroitement liés. Ainsi, une menace de «  contagion  » communiste après la révolution bolchevique a contribué à l’introduction d’une législation sociale favorable aux travailleurs et de diverses politiques progressistes dans les pays occidentaux après la Première Guerre mondiale. Selon certains auteurs, l’existence du communisme comme alternative politique viable a maintenu les inégalités à un faible niveau dans les pays occidentaux7. La même logique s’appliquant à rebours, l’échec du communisme en Europe de l’Est a contribué à l’adoption d’un programme pro-marché dans le monde entier. Une remarque attribuée à Vaclav Klaus, l’architecte en chef de la stratégie de transition tchèque, est révélatrice de cette perception d’une «  mission commune »  : «  il a fallu un an à Margaret Thatcher pour privatiser trois ou quatre entreprises. Chaque jour, nous en dénationalisons deux fois plus.  »8.

Si le communisme a eu pour effet d’«  homogénéiser  » les inégalités de revenus, sa chute a entraîné une augmentation des inégalités dans tous les pays. Cela n’est pas surprenant, étant donné les inégalités de revenu très faibles (et dans une certaine mesure artificielles) pendant le communisme. Dans une certaine mesure, cette inégalité nouvelle a été bien accueillie, étant donné l’effet négatif d’une trop grande égalité sur les incitations.

Il ne faut pas oublier que les changements de politique dans les pays capitalistes et les anciens pays communistes sont étroitement liés. Ainsi, une menace de «  contagion  » communiste après la révolution bolchevique a contribué à l’introduction d’une législation sociale favorable aux travailleurs et de diverses politiques progressistes dans les pays occidentaux après la Première Guerre mondiale.

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Mais il ne faut pas oublier que le processus de transition a connu d’importantes variations d’un pays à l’autre et a abouti à des équilibres d’inégalité très divergents. Un «  grand fossé  » dans les cadres juridiques et institutionnels émergents entre les pays qui sont entrés dans l’Union européenne, d’une part, et la Russie et d’autres pays de l’ex-URSS, d’autre part, a souvent été mis en évidence9. Il est important de noter que la stratégie de transition différente adoptée en Russie par rapport à l’Europe centrale ou à la Chine reflète des choix et des convictions politiques distincts et soutient donc l’affirmation selon laquelle l’articulation politique est un facteur déterminant de l’inégalité –  la Russie constituant l’exemple de renversement politique extrême dans les années 1990.

Dans l’ordre mondial post-communiste, les forces économiques ont pris une importance relativement plus grande dans la détermination des inégalités. Les progrès de la mondialisation et les changements technologiques rapides ont généralement été liés aux augmentations de la productivité dans les anciens pays communistes. Les pays d’Europe centrale tels que la Pologne ou la République tchèque, ou bien la Chine, ont bénéficié d’une plus forte intégration dans l’économie mondiale10.

La manière dont ces gains sont répartis est alors devenue un aspect essentiel de l’économie politique au XXIe siècle11. Comme nous l’avons dit, il n’y a aucune raison de considérer les inégalités croissantes de revenus comme un phénomène simplement temporaire, comme le suggérait Kuznets. Il y a donc une grande marge de manœuvre pour des politiques actives de promotion du développement inclusif. Et si les forces du commerce international ou de l’automatisation ont souvent affiché des tendances inégalitaires, il est évident que les politiques et les institutions ont joué un rôle important dans la modération (ou l’aggravation) des inégalités dans les ex-pays communistes. En général, leur expérience montre clairement qu’il n’y a pas de compromis entre l’inégalité et la croissance, et que l’atténuation d’une augmentation plus importante des inégalités peut en fait favoriser la croissance économique.

Il existe un «  grand fossé  » dans les cadres juridiques et institutionnels émergents entre les pays qui sont entrés dans l’Union européenne, d’une part, et la Russie et d’autres pays de l’ex-URSS, d’autre part.

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Présentons maintenant nos résultats, d’abord les tendances communes (la courbe en U, l’inégalité des genres et la prime de qualification), puis les éléments de la divergence post-communiste (l’écart entre Russie, Pologne et Chine et ce qui peut l’expliquer).

1  –  Tendance générale : la courbe en U

Ce graphique montre que dans tous les pays pour lesquels nous disposons de séries historiques sur les inégalités depuis la fin du XIXe siècle – la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Russie –, la part des revenus les plus élevés a connu une évolution marquée en forme de U. La part de 1  % des revenus les plus élevés était d’environ 15  % à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Le communisme a fortement réduit cette part à 5  % ou moins. Pendant la période communiste, les parts les plus élevées sont restées à des niveaux faibles. Bien que tous les pays se caractérisent par des niveaux d’inégalité monétaire exceptionnellement faibles, il existe des variations intéressantes : l’inégalité semble être particulièrement faible en République tchèque et en Hongrie, avec des parts de revenus supérieures à 1  % inférieures à 3  %, contre 4 à 5  % en Russie (et près de 6  % à la fin de la période stalinienne).

Toutefois, le retour à l’économie de marché a connu des évolutions assez divergentes  : la part du premier centile a augmenté de manière spectaculaire en Russie pour atteindre 20 à 25  %, tandis qu’en Europe centrale, elle s’est stabilisée à moins de 15  %. Nous y reviendrons plus en détail.

2  –  Inégalité des genres

Les pays socialistes avaient l’un des taux de participation des femmes à la population active les plus élevés au monde (environ 80  %). La participation des femmes au marché du travail était soutenue par une offre importante de services publics de garde d’enfants et de généreux congés maternité. Mais ces taux d’activité élevés étaient aussi en partie induits par les niveaux de salaire relativement bas dans les pays socialistes, et la seule dimension de l’inégalité qui n’a pas connu de dispersion croissante depuis les années 1990 est l’inégalité entre les genres.

Dans les ex-pays communistes, l’écart de rémunération entre les travailleurs masculins et féminins a été considérablement réduit après la chute du communisme. Alors que dans les années 1980, le salaire médian des femmes représentait environ 70  % du salaire médian des hommes, aujourd’hui, ce rapport est d’environ 90  %, comme le montre le graphique ci-dessus. Cela ressemble aux résultats de Goldin et Katz12 et de Kopczuk et al.13 pour les États-Unis, où l’écart de rémunération entre les genres s’est réduit après les années 1980, dans un contexte d’élargissement simultané et significatif de la dispersion des revenus.

Dans les ex-pays communistes, l’écart de rémunération entre les travailleurs masculins et féminins a été considérablement réduit après la chute du communisme.

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L’inégalité accrue entre les genres pendant la période socialiste était largement due à la ségrégation professionnelle. Les femmes représentaient une part assez modeste de l’emploi dans les secteurs avec de bons salaires, comme l’industrie ou la construction. En revanche, les femmes représentaient la majeure partie de la main-d’œuvre dans les secteurs à bas salaire, les services, les professions administratives et de bureau[Voir Atkinson, A. B., et Micklewright, J., Economic Transformation in Eastern Europe and the Distribution of Income. Cambridge University Press, 1992.[/note]. En conséquence, l’augmentation du salaire relatif dans le secteur des services a contribué à la réduction observée de l’écart entre les genres.

3  –  Prime de qualification

Une dimension importante des inégalités réside dans le ratio du revenu entre emplois qualifiés et non qualifiés (Goldin et Katz 2008, p.  58). Une approche fréquente dans l’analyse historique a consisté à comparer l’écart moyen de rémunération entre les cols blancs et les travailleurs manuels. De manière générale, une forte réduction de la prime de rémunération pour la main-d’œuvre qualifiée a été documentée dans le monde entier entre 1910 et 1970. Goldin et Katz ont méticuleusement retracé l’évolution de cette prime de qualification (skill premium) aux États-Unis. Lindert et Williamson14 ont en outre conclu qu’«  il semble que le Grand nivellement ait également comprimé la prime des emplois qualifiés et des emplois de cols blancs dans d’autres pays industriels  » (voir par exemple Morrison (2000) pour les pays d’Europe occidentale).

La réduction de la prime de qualification, telle qu’elle est documentée ici, a été plus spectaculaire dans les anciens pays socialistes. Les données sur l’évolution à long terme de la «  prime de qualification  » sont disponibles pour le secteur industriel. Le graphique ci-dessus montre la différence de revenus à long terme entre les cols blancs et les travailleurs manuels en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Union soviétique. Dans ces trois pays, on observe une forte réduction de la prime de qualification des employés après la Seconde Guerre mondiale. Cette réduction a été suivie par des écarts faibles et relativement stables au cours des quatre décennies suivantes du régime communiste. Dans l’ensemble, la prime de qualification dans l’industrie pendant le communisme était très faible par rapport au reste du monde15

Le chiffre révèle en outre une prime de salaire très élevée pour les cols blancs dans la Pologne et la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, et, fait intéressant, une prime non négligeable en Union soviétique jusque dans les années 1950.

La prime de qualification très élevée dans la Pologne de l’entre-deux-guerres pourrait s’expliquer en partie par les forces économiques de l’offre et de la demande  : le faible taux d’alphabétisation et le niveau d’éducation généralement bas dans la Pologne de l’entre-deux-guerres ont entraîné une offre limitée de main-d’œuvre qualifiée, ce qui pourrait expliquer une prime relativement importante.

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La prime de qualification très élevée dans la Pologne de l’entre-deux-guerres pourrait s’expliquer en partie par les forces économiques de l’offre et de la demande  : le faible taux d’alphabétisation et le niveau d’éducation généralement bas dans la Pologne de l’entre-deux-guerres ont entraîné une offre limitée de main-d’œuvre qualifiée, ce qui pourrait expliquer une prime relativement importante. À cet égard, les cols blancs étaient, pour citer Paul Douglas, un groupe «  non compétitif  » (Goldin et Katz 2008, p.  63-4). Les professions exigeant un niveau d’éducation plus élevé étaient ainsi largement récompensées.

Mais outre cette explication en termes d’équilibre de marché, la notion de «  classe privilégiée  » pourrait impliquer que l’importante prime de salaire des cols blancs avant la Seconde Guerre mondiale comprenait une prime de «  statut  ». Et l’on peut dire que l’Europe centrale était un bastion des «  privilèges  » des cols blancs avant la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, Kocka16 considère qu’une « séparation par le col » (Kragenlinie) entre les salariés et les employés (Arbeiter et Angestellte) était «  particulièrement nette et socialement effective  » en Allemagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Il l’attribue à la conscience sociale clairement délimitée des cols blancs, principalement dans leur auto-identification comme fonctionnaires privés (Privatbeamte). On peut supposer que le «  rôle publi c » des employés s’est encore accentué dans la Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie de l’entre-deux-guerres, et il ne faut pas le considérer indépendamment de l’indépendance nationale nouvellement acquise. En outre, on peut dire que les classes moyennes instruites, ou Bildungsbürgertum, ont été une force motrice du renouveau national en Europe centrale et orientale. Leur influence politique s’est accrue, comme l’illustre, par exemple, Tomas Masaryk, professeur devenu président de la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres.

Si l’on peut qualifier l’entre-deux-guerres d’«  âge d’or  » des cols blancs en Tchécoslovaquie ou en Pologne, l’arrivée au pouvoir des communistes a fait basculer la situation. Le graphique ci-dessus montre que leur prime salariale a presque disparu assez rapidement dans les pays communistes d’Europe centrale et orientale qui venaient de changer de système. La forte réduction de la prime salariale sur une période relativement courte suggère que des facteurs non économiques ont joué un rôle important dans la réduction de la prime aux cols blancs. La forte réduction de l’écart doit être attribuée aux politiques publiques qui ont permis d’augmenter proportionnellement les revenus de la majorité des travailleurs manuels peu qualifiés. Les travailleurs manuels ont constitué la base politique du régime communiste et ont donc été fortement favorisés. Les intellectuels, en revanche, n’étaient pas considérés comme dignes de confiance17.

Les classes moyennes instruites, ou Bildungsbürgertum, ont été une force motrice du renouveau national en Europe centrale et orientale.

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En résumé, le «  grand nivellement  » dans les pays socialistes doit être considéré avant tout comme un acte d’action politique. Bergson (1944, p.  193) attribue explicitement le rétrécissement de la distribution des salaires en Union soviétique après la révolution à l’idéologie égalitaire des premiers bolcheviks. Cela peut expliquer un net rétrécissement de la prime de qualification dans un contexte de pénurie générale de travailleurs qualifiés qui avait prévalu en Union soviétique dans les années 1920 ou en Pologne dans les décennies qui ont suivi immédiatement la Seconde Guerre mondiale. Et surtout si l’on tient compte des besoins pressants de l’industrialisation (qui ont accentué la demande de travailleurs qualifiés) et de l’urbanisation rapide (qui a entraîné une augmentation de l’offre de travailleurs non qualifiés). Dans l’ensemble, les données relatives aux pays en développement après la Seconde Guerre mondiale suggèrent un rétrécissement de l’écart malgré la pénurie prononcée de travailleurs qualifiés. Phelps Brown (1977, p. 70) attribue cela aux interventions politiques, en particulier à la législation sur le salaire minimum.

4  –  La divergence contemporaine : Russie, Pologne, Chine

Nous avons jusqu’ici exhibé des tendances majeures, communes à tous les pays étudiés. Pourtant, si on y regarde de plus près, les différentes trajectoires nationales en matière de distribution ont aussi connu des divergences tout à fait remarquables. Si l’inégalité augmente partout, ce n’est pas partout dans les mêmes proportions, comme le montrent les deux graphiques ci-dessous.

Mais y a-t-il eu un arbitrage entre inégalités et croissance ? Les données tendraient à plutôt à montrer l’inverse. Si l’inégalité a augmenté partout, la Russie, qui a vu l’explosion inégalitaire la plus spectaculaire, a aussi connu la croissance d’ensemble la plus faible, sans aucun ruissellement – le niveau de vie de ses classes populaires n’a toujours pas rattrapé son niveau d’avant la crise. Au contraire, en Chine le niveau de vie de la moitié la plus pauvre de la population a été multiplié par cinq depuis le début de la transition au capitalisme en 1978, et en Pologne la même catégorie a gagné plus de 30 % de revenu.

5  –  Divergence des politiques

Comment expliquer ces divergences  ? Si on laisse de côté pour un moment la spectaculaire exception chinoise, on peut s’intéresser aux modèles d’inégalité post-communistes divergents en Russie et en Pologne, qui ont souvent été mis en évidence pour souligner le rôle central des politiques et des institutions dans l’accroissement des inégalités pendant le processus de transition. La Pologne et la Russie ont adopté des stratégies différentes. Par exemple, des transferts sociaux plus étendus et mieux ciblés et un salaire minimum plus généreux en Pologne ont souvent été considérés comme le mécanisme le plus important pour «  protéger  » la moitié la plus pauvre de la population, et ainsi éviter une forte augmentation des inégalités pendant la transition (Keane et Prasad 2002  ; Mitra et Yemtsov 2006, Bukowski et Novokmet 2019). Cela contraste avec la transition russe, où la part de la moitié la plus pauvre s’est effondrée18.

Le graphique ci-dessus illustre l’évolution divergente du salaire minimum en Pologne et en Russie, en traçant le rapport entre les niveaux du salaire minimum légal et le salaire moyen. Bien que dans deux pays, ce salaire minimum relatif ait baissé durant la seconde moitié des années 1980, probablement en raison de la hausse de l’inflation, la transition au capitalisme a entraîné des évolutions complètement différentes. En Pologne, il a augmenté brusquement, passant d’environ 12  % de la moyenne en 1989 à près de 35  % en 1991 pour se stabiliser à un niveau de 35-40  % jusqu’en 2009, en Russie, il est tombé de 27  % en 1989 à seulement 4  % en 1995 et n’a pas atteint 10  % avant 200619.

Des transferts sociaux plus étendus et mieux ciblés et un salaire minimum plus généreux en Pologne ont souvent été considérés comme le mécanisme le plus important pour «  protéger  » la moitié la plus pauvre de la population, et ainsi éviter une forte augmentation des inégalités pendant la transition.

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6  –  Propriété publique et propriété privée

Une autre différence majeure dans les stratégies de transition concerne le partage entre capital privé et capital public.

Le ratio richesse privée/revenu a augmenté dans tous les ex-pays communistes depuis le début de la transition (passant d’environ une année de revenu national à quatre ou cinq années), la privatisation des actifs appartenant à l’État étant l’un des principaux facteurs à l’origine de cette augmentation. Cependant, les différentes stratégies de privatisation ont eu un impact critique sur l’inégalité et la propriété des richesses.

Par exemple, l’évolution de l’inégalité des revenus et des richesses en Chine et en Russie reflète en partie les différentes stratégies de privatisation poursuivies dans ces deux pays. Le processus de privatisation progressif en Chine – où le gouvernement est toujours le plus important propriétaire d’actifs d’entreprises –  a limité la hausse de la concentration des revenus. En Russie, en revanche, la privatisation rapide et non coordonnée dans le contexte monétaire et politique chaotique de la transition russe (associée à la fuite des capitaux et à l’augmentation des richesses offshore), a probablement conduit aux niveaux extrêmes de concentration des revenus et des richesses que l’on observe aujourd’hui.

Ce constat est conforme aux données du magazine Forbes sur les milliardaires, qui montrent une concentration des richesses beaucoup plus importante entre les mains des milliardaires en Russie qu’en Chine et dans les pays occidentaux. Nous observons également une augmentation beaucoup plus importante des inégalités de revenu en Russie que dans les anciens pays communistes d’Europe de l’Est, qui ont suivi des stratégies de privatisation plus progressives que la Russie20. Il convient d’ajouter ici que le fait qu’une partie substantielle du capital social soit détenue par des détenteurs de richesses étrangers en Europe centrale et orientale contribue également à réduire l’inégalité.

Sources
  1. Cf notamment Tinbergen, J. (1974). “Substitution of Graduate by Other Labour.” Kyklos 27 (2) : 217–26 ; Goldin, C., Katz, L. (2008). The race between technology and education. Harvard University Press.
  2. Piketty, Th. (2013), Le Capital au XXIe siècle, Seuil.
  3. Thomas Piketty a défendu sa conception de l’histoire dans nos colonnes à l’occasion d’un débat avec l’historienne Laurence Fontaine et l’économiste Cédric Durand
  4. Voir par exemple Piketty, Th., and Saez, E. (2003). “Income inequality in the United States, 1913–1998.” The Quarterly Journal of Economics, 118(1), 1-41.
  5. Piketty, Th. (2013), Le Capital au XXIe siècle, Seuil ; Atkinson, A. B. (2015). Inequality. Harvard University Press.
  6. Novokmet, F., Piketty, T., and Zucman, G. (2018a). “From Soviets to oligarchs : Inequality and property in Russia 1905-2016.” The Journal of Economic Inequality, 16(2), p.217 ; et documents consultables ici.
  7. Sant’Anna, A. A.. “A spectre has haunted the west : did socialism discipline income inequality ?”, working paper, 2015 et Milanovic, B. Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization. The Belknap Press of Harvard University Press, 2015.
  8. Cf Zwass, A. Incomplete Revolutions : The Successes and Failures of Capitalist Transition Strategies in Post-Communist Economies. ME Sharpe, 1999.
  9. Berglof, E., et Bolton, P. (2002). “The great divide and beyond : Financial architecture in transition.” Journal of Economic Perspectives, 16(1), p. 77-100
  10. Voir Baldwin, R. E. (2016). The great convergence : information technology and the new globalization, The Belknap Press of Harvard University Press.
  11. Par exemple Milanovic, B., Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization, op.cit. ; Milanovic, B.. Capitalism, Alone : The Future of the System That Rules the World. Harvard University Press. 2019.
  12. Goldin, C., and Katz, L., The race between technology and education, Harvard University Press, 2008.
  13. Kopczuk, W., Saez, E., and Song, J., “Earnings inequality and mobility in the United States : evidence from social security data since 1937”, The Quarterly Journal of Economics, 125(1), 2010, p. 91-128.
  14. Lindert, P. H., and Williamson, J. G., Unequal Gains : American Growth and Inequalitysince 1700, Princeton University Press, 2016, p.  2002.
  15. Cf Redor, D., Wage inequalities in East and West. Cambridge University Press, 1992.
  16. Kocka, J., “Capitalism and bureaucracy in German industrialization before 1914”, The Economic History Review, 34(3), 1981, p. 462.
  17. Milanovic, B., Income, inequality, and poverty during the transition from planned to market economy. Washington, DC : World Bank, 2018, p. 20.
  18. Novokmet et al. 2018, op. cit.
  19. Voir par exemple Brainerd, E., “Winners and losers in Russia’s economic transition”. American Economic Review, 1998, p. 1094-1116.
  20. Novokmet, F. (2018). “The long-run evolution of inequality in the Czech Lands, 1898-2015”. WID.world Working Paper Series No 2018/06. Consultable ici.