Depuis son élection en mai 2017, Emmanuel Macron a fait de la réforme du régime des travailleurs détachés un des chevaux de bataille de sa politique européenne. Estimant que les exonérations de charges sociales et de certaines régulations autorisées par ce régime créent une concurrence déloyale au sein de l’Union Européenne, le gouvernement français a depuis porté plusieurs propositions d’encadrement et de limitation du travail détaché dont les plus récentes ont commencé à s’appliquer dès juillet 2020. Après cette première réforme, l’exécutif affiche désormais sa volonté sur la scène diplomatique européenne de limiter les exonérations fiscales et sociales accordées aux travailleurs détachés, qui étaient à 90 % des ouvriers en 2015 selon les données collectées par la Direction Générale du Travail. Ce combat politique contre le moins-disant fiscal ne semble cependant pas s’étendre aux avantages fiscaux attribués aux travailleurs mobiles lorsque ces derniers sont plus qualifiés, et plus fortunés. Le gouvernement français s’est récemment lancé dans un autre type de guerre fiscale, celle visant à attirer sur le territoire national les contribuables les plus aisés, rebaptisée « combat d’attractivité » pour l’occasion. Comme la France, la plupart des pays en faveur d’une limitation des exonérations fiscales accordées aux détachés ont également mis en place des régimes fiscaux avantageux pour les citoyens mobiles les plus fortunés. 

Faudrait-il alors considérer que les rabais fiscaux accordés aux immigrants fortunés reposent sur des justifications politiques et économiques plus vertueuses que ceux bénéficiant aux ouvriers temporairement mobiles ? Dans les deux cas, il s’agit pourtant de générer des flux de mobilité additionnels, de manière à augmenter les recettes fiscales et l’activité économique dans les pays concernés.

Les gouvernements doivent repenser la politique européenne de mobilité, non pas en accentuant les inégalités de traitement entre citoyens européens, mais en faisant le choix d’un outil fiscal commun, le seul qui puisse être à la hauteur de l’ambition politique de l’Union.

Mathilde Muñoz

Le projet politique européen repose sur deux principes fondateurs : la redistribution des gains de l’intégration européenne à tous les citoyens européens, et l’égalité de traitement face à l’impôt, indépendamment de l’origine ou du niveau de revenu. Mettre fin aux exonérations fiscales accordées aux travailleurs détachés, tout en préservant les paradis fiscaux réservés aux riches étrangers dans une multitude de pays européens, reviendrait à renier ces principes. D’abord, parce qu’une telle position signifierait que certains représentants européens seraient incapables d’adopter une vision politique à l’échelle de l’Union ; exigeant que certains pays renoncent à une part des gains générés par ce régime de mobilité, quand eux-mêmes seraient incapables de s’appliquer les mêmes principes de coopération fiscale. Ensuite, parce qu’une telle proposition reviendrait à instituer l’existence d’une justice fiscale européenne à deux vitesses, stigmatisant les incitations fiscales à la mobilité lorsqu’elles s’adressent à une population majoritairement ouvrière, mais les encourageant lorsqu’elles bénéficient aux européens les plus fortunés. 

Alors que les régimes fiscaux favorisant les plus mobiles fleurissent sur le continent, et que la mobilité internationale des citoyens européens connaît un accroissement continu depuis plusieurs années, les gouvernements doivent repenser la politique européenne de mobilité, non pas en accentuant les inégalités de traitement entre citoyens européens, mais en faisant le choix d’un outil fiscal commun, le seul qui puisse être à la hauteur de l’ambition politique de l’Union. 

La politique européenne de mobilité comme vecteur d’intégration économique 

La mobilité des travailleurs, parce qu’elle permet une meilleure allocation des facteurs de production dans l’espace, génère des gains de productivité et d’efficacité qui peuvent s’avérer colossaux. Une récente étude publiée dans l’American Economic Review par Trevor Tombe et Xiaodong Zhu établit par exemple que les gains agrégés de productivité de travail observés en Chine entre 2000 et 2005 s’expliquent principalement par la baisse des restrictions à la mobilité interne au cours de la même période1. La mobilité des facteurs de production est également décrite comme une condition centrale du fonctionnement optimal des unions monétaires et commerciales par la littérature économique : elle apporte une assurance aux individus en cas de chocs conjoncturels asymétriques, comme ceux ayant frappé l’Europe en 2008, répond immédiatement aux pénuries de main d’oeuvre et de formation dans certains secteurs et occupations, et permet aux travailleurs de s’établir là où leur valeur économique et sociale est la mieux rémunérée2.

Parce qu’intimement lié à celui de l’efficacité économique, le sujet de la mobilité occupe depuis longtemps une place centrale dans la politique économique européenne. Depuis 1959 et la ratification du traité de Rome, la liberté de mouvement s’inscrit comme une des pierres angulaires de l’intégration européenne, et s’appuie sur trois principaux piliers. La liberté de circulation permet tout d’abord aux citoyens européens de voyager, s’installer et travailler librement dans chacun des pays de l’Union Européenne. La liberté d’établissement étend cette liberté aux entités légales, en autorisant les entreprises et les indépendants à exercer leur activité sur le territoire de tout Etat membre. Enfin, la liberté de prestation de services permet aux entreprises d’envoyer leurs travailleurs effectuer une mission de services dans un autre pays européen. Cette disposition, qui a donné lieu au régime des travailleurs détachés, vise à maximiser les gains de l’intégration sur le marché des services, en favorisant l’allocation efficace des travailleurs dans ces secteurs, supposée générer un cercle vertueux de baisse de prix et de hausse de productivité.

La mobilité des travailleurs, parce qu’elle permet une meilleure allocation des facteurs de production dans l’espace, génère des gains de productivité et d’efficacité qui peuvent s’avérer colossaux.

MATHILDE MUÑOZ

La mobilité internationale engendrée par les échanges internationaux de services (le mode 4 de fourniture de services dans le langage technique de l’OMC) pose d’importantes questions d’ordre législatif, principalement parce qu’elle mène les États à réguler des prestations de travail effectuées sur leur territoire par des travailleurs employés par un pays étranger. Parce qu’elle a adopté très tôt une des positions les plus libérales au monde sur cette question, l’Union européenne fait figure de précurseur. En plus de ne soumettre ces prestations à aucune autorisation de travail préalable, la régulation européenne exonère les entreprises étrangères de l’ensemble des charges sociales, des taxes assises sur l’emploi et de la plupart des réglementations prévues dans le code du travail du pays de destination. Contrastant avec le cas européen, d’autres grandes zones de libre échange, comme la NAFTA ou le MERCOSUR, ont adopté une approche bien plus restrictive, subordonnant la mobilité via les échanges de services aux règles relatives à la délivrance d’autorisations de séjour, entièrement régulées par les pays de destination. D’autres pays, notamment en Afrique (ECOWAS) ou en Amérique du Sud avec l’accord bilatéral entre le Chili et l’Argentine, ont au contraire suivi l’exemple européen, en introduisant récemment des dispositions plus proches de la législation européenne du détachement. Les trois piliers de la politique européenne de mobilité constituent donc un cadre législatif solide pour garantir l’allocation efficace des travailleurs entre pays. Si la migration intra-européenne reste 10 fois moins élevée qu’aux États-Unis, elle connaît une augmentation soutenue depuis vingt ans. Les statistiques disponibles sur la migration des actifs européens indiquent qu’une grande partie de cette hausse est expliquée par les élargissements successifs de 2004 et 2007, et dans une certaine mesure par des mouvements migratoires du sud au nord de l’Europe ayant suivi la crise des dettes souveraines. Ces flux restent cependant bien inférieurs en magnitude aux grands épisodes de migration européenne, après la chute du mur de Berlin, ou quand l’Espagne, le Portugal et la Grèce voyaient émigrer jusqu’à 15 % de leur population active entre 1960 et 1980, contre 4 % en moyenne depuis 2007. Ces mouvements migratoires restent enfin très inégalement répartis : à titre d’exemple, l’Angleterre et l’Irlande ont absorbé près de 60 % de l’émigration polonaise depuis 2004, quand le reste des pays européens n’étaient que marginalement affectés par ces nouveaux flux de migration est-ouest. Au cours de la même période, la mobilité internationale des travailleurs via les entreprises prestataires de services connaissait pour sa part un essor vertigineux, mieux réparti entre les pays de l’Ouest, et globalement peu anticipé par les gouvernements européens. Les données administratives européennes sur les formulaires de détachement indiquent une hausse quasi exponentielle du phénomène depuis 2005, pour s’établir à un flux de près de 3 millions de détachements pour l’année 2018. En France, les données des déclarations préalables de détachement entrant montrent la même tendance : aux alentours de 3 000 détachements étaient recensés au début des années 2000, contre plus de 300 000 en 2015. Si ces statistiques capturent des missions de durée relativement courte, parfois répétées pour le même travailleur, et peuvent en partie refléter le meilleur recouvrement statistique du phénomène, elles établissent néanmoins la prévalence indiscutable  de ce nouveau type de mobilité en Europe. En termes de flux, les données disponibles nous indiquent que le principe de libre prestation des services contribue désormais au même titre, si ce n’est davantage, que le principe de libre circulation des travailleurs à l’allocation des travailleurs dans l’espace européen.

Bataille politique autour de la fiscalité du détachement

Alors que l’essor du détachement est salué comme un succès de l’intégration par les institutions européennes, il génère néanmoins des tensions sur la scène diplomatique européenne. Quelques mois après son élection, Emmanuel Macron qualifiait la directive européenne de détachement « de trahison à l’esprit européen dans ses fondamentaux » lors d’une visite en Autriche, puis de « dumping fiscal » menaçant de « démanteler l’Europe » une semaine plus tard à Bucarest. Après de longues négociations et malgré l’opposition farouche des pays de l’Est, engendrant plusieurs concessions importantes – notamment l’exonération du secteur des transports – pour rallier les pays du Sud de l’Europe à la cause de la France, une réforme du régime fut votée en 2018. Les modifications finales apportées au régime sont limitées, le changement le plus important consistant à aligner tous les éléments de la rémunération entre détachés et travailleurs domestiques, complétant ainsi l’obligation de payer les travailleurs détachés au salaire minimum du pays de destination prévue par la directive de 1996.

En termes de flux, les données disponibles nous indiquent que le principe de libre prestation des services contribue désormais au même titre, si ce n’est davantage, que le principe de libre circulation des travailleurs à l’allocation des travailleurs dans l’espace européen.

MATHILDE MUÑOZ

Mais cette séquence politique eut pour effet principal de mettre en exergue le sujet de la fiscalité des salariés mobiles en Europe, et la difficulté de trouver un consensus politique sur cette question, dont la meilleure manifestation fut la plainte déposée par la Pologne à la Cour de Justice en 2019 contre la « directive Macron ». Il ne faut pas s’y tromper : ces tensions s’expliquent moins par des visions politiques contradictoires de l’Europe que par l’inégale répartition des bénéfices de l’intégration du marché des services via la mobilité des détachés entre États membres. Les pays de l’Est représentent près de 50 % des flux de détachement sortant, alors qu’ils ne comptent que pour 20 % de la population active européenne. Au Sud de l’Europe, où les secteurs de services tels que la construction et les transports représentent une part importante de l’emploi, la provision de services à l’intérieur de l’Union représente également un phénomène quantitativement conséquent, dont l’attrait a fortement été amplifié par la récession durable ayant touché ces pays après 2008. Ces États membres bénéficient indubitablement des opportunités économiques fournies par l’obtention de marchés européens que permet le détachement, qui se traduisent par des hausses d’emploi, de profit, et de salaires dans les pays d’origine, d’après la première étude sur le sujet3. Il faut enfin comprendre que le régime du détachement représente pour les pays d’origine un moyen de conserver une part de leur emploi, de leur tissu productif, de financement de leur protection sociale, là où le régime de la libre circulation des personnes a parfois mené à de larges pertes de forces vives, notamment via l’émigration permanente de jeunes actifs. La Pologne aurait vu 6 % de sa population émigrer depuis 2004, quand on estime que la Roumanie aurait pu perdre jusqu’à 16 % de sa population active entre 2007 et 2018. 

C’est avec le prisme des gains économiques de l’intégration qu’il faut donc aborder le débat politique sur le détachement, plutôt que par celui des visions politiques contradictoires entre États membres. L’idéal européen, le cœur du projet politique proposé par l’Union, n’est-il pas de garantir les bénéfices de l’intégration pour tous les citoyens de l’Union, à l’est et à l’ouest, au sud et au nord ? Bien sûr, ces gains ne doivent pas s’appuyer sur une compétition sociale et fiscale déloyale qui nuirait in fine  aux travailleurs de toute l’Union. Mais dans leur volonté de réforme d’un régime qu’ils jugent parfois à raison injuste, les représentants de certains États membres doivent prendre en compte l’importance de ces gains, et ne pas minimiser leur existence sous prétexte qu’ils ne bénéficient pas à leurs électeurs nationaux. La construction européenne ne se fera pas avec une guerre fiscale et sociale féroce ; elle ne se fera pas non plus en refusant d’adopter un point de vue représentatif de l’ensemble de l’Union, dont le centre politique et économique s’est désormais déporté du groupe historique de l’Union des quinze. Les questions relatives à la régulation sociale et fiscale des plus mobiles occupent également une place de choix dans les débats politiques nationaux. L’illustration la plus frappante est donnée par l’épisode de la directive des services, qui proposait d’appliquer exclusivement les règles du pays d’origine aux travailleurs détachés, y compris celles relatives au salaire minimum. S’emparant des craintes de compétition déloyale générées par la directive « Bolkestein« , Philippe de Villiers popularise le 15 mars 2005 l’expression de « plombier polonais » dans une tribune largement reprise en France et en Europe. En pleine campagne pour l’adoption d’un traité constitutionnel européen, la polémique générée par cette proposition de loi bouleverse l’opinion publique française, poussant Jacques Chirac à appeler à un retrait immédiat d’une régulation jugée « inacceptable » par la France. Les données relatives aux intentions de vote pour le référendum de 2005 montrent un clair infléchissement du soutien à l’intégration européenne après le début de la polémique relative au traitement fiscal des détachés (voir figure infra). Si les raisons pouvant expliquer l’inversement de la  tendance au moment même du débat sur la directive Bolkestein peuvent être nombreuses, il apparaît clairement que la question de la fiscalité européenne des travailleurs mobiles a eu un rôle important dans le rejet du traité européen par les électeurs français.

Source  : Muñoz, M. (forthcoming), “Workers Across Borders  : Equity-Efficiency Trade-offs in Mobility Policies”, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, OECD Publishing, Paris. Les données sur les intentions de votes ont été collectées par IPSOS. Les données de recherche pour le terme “Bolkestein” en France sont fournies par google search. Le 15 mars 2005, une tribune de Philippe de Villiers lance la polémique sur le “plombier polonais” en France, alors que les discussions concernant la directive débutent le même jour au parlement européen.

Dumping fiscal pour les ouvriers, attractivité des talents pour les autres ? 

Alors que le débat politique sur la fiscalité des salariés mobiles en Europe est pour l’instant resté circonscrit aux discussions sur le détachement, il faut pourtant souligner l’importance croissante des régimes fiscaux réservés aux individus mobiles les plus fortunés au sein de l’Union Européenne. Dans une étude publiée conjointement avec Henrik Kleven, Camille Landais et Stefanie Stantcheva4, nous montrons que de nombreux pays européens ont désormais adopté des dispositions fiscales préférentielles pour les salariés mobiles les plus qualifiés, et les mieux rémunérés. Ces dispositifs sont de plus en plus avantageux, et démontrent une concurrence fiscale intra-européenne féroce pour encourager la mobilité de certains travailleurs qualifiés. Ces régimes sont paradoxalement particulièrement répandus dans les pays de l’Ouest et du Nord de l’Europe (France, Pays-Bas, Danemark, Suède), ceux-là même qui ont la position la plus dure vis-à-vis des exonérations accordées aux travailleurs détachés. Le meilleur exemple de cette dualité politique sur la question est illustré par le cas français.

Il faut comprendre que le régime du détachement représente pour les pays d’origine un moyen de conserver une part de leur emploi, de leur tissu productif, de financement de leur protection sociale, là où le régime de la libre circulation des personnes a parfois mené à de larges pertes de forces vives, notamment via l’émigration permanente de jeunes actifs.

MATHILDE MUÑOZ

En contradiction apparente avec la position actuelle de son gouvernement sur le sujet du détachement, la France n’a en effet cessé d’étendre un arsenal fiscal déjà très avantageux visant à favoriser la mobilité des travailleurs aux rémunérations élevées. Le régime des « impatriés » introduit en 2004 et largement élargi depuis, s’applique aux travailleurs nouvellement arrivés en France embauchés à l’étranger. Ce régime fiscal préférentiel prévoit, et ce pour une durée totale de 8 ans, une exonération d’impôt sur le revenu pouvant aller jusqu’à 50 % de la rémunération globale reçue en France, de 50 % du montant de certains revenus perçus à l’étranger (en particulier des revenus de la propriété intellectuelle, des plus-values et revenus du capital), et une exonération totale de l’ISF/IFI pour l’ensemble des bien détenus à l’étranger.

En 2015, la loi dite Macron a étendu le champ des avantages accordés aux impatriés aux charges patronales, en exonérant leur rémunération de la taxe sur les salaires, une taxe majoritairement payée par les banques et les assurances. Enfin, dans l’optique du Brexit et de la repatriation espérée massive par l’exécutif de cadres londoniens vers Paris, le gouvernement a facilité l’utilisation du régime pour les mobilités intra-entreprises, permettant ainsi aux grands groupes internationaux de transférer leurs cadres en France à moindre coût fiscal ; et introduit une limitation de l’imposition des « carried interests » à 30 % pour les gérants de fonds d’investissements étrangers s’installant en France à partir de 2019. Les incitations fiscales à la mobilité ne visent pas seulement à encourager l’arrivée de travailleurs étrangers sur le territoire français, mais permettent aussi aux salariés embauchés en France et effectuant des séjours réguliers à l’étranger de baisser significativement leur charge d’imposition. Depuis 2005, l’article 81 A du code des impôts prévoit que le supplément de rémunération reçu par les salariés envoyés temporairement à l’étranger est exonéré partiellement ou totalement d’impôt sur le revenu, dès lors que la mission à l’étranger est de plus de 24 heures. Ces régimes bénéficient donc sans ambiguïté aux salariés occupant les emplois les plus mobiles, et les plus flexibles, et permettent aux entreprises ou filiales françaises d’optimiser la rémunération globale de certains de leurs salariés en utilisant des primes à la mobilité entrante et sortante largement défiscalisées.

En contradiction apparente avec la position actuelle de son gouvernement sur le sujet du détachement, la France n’a en effet cessé d’étendre un arsenal fiscal déjà très avantageux visant à favoriser la mobilité des travailleurs aux rémunérations élevées.

MATHILDE MUÑOZ

Bien que ces régimes français « d’attractivité internationale » ne soient pas conditionnés à une règle d’éligibilité de salaire explicite, ils bénéficient en premier lieu aux salariés et dirigeants les plus qualifiés et fortunés, en prévoyant des exonérations de revenus financiers et d’imposition sur le patrimoine, et en ciblant l’avantage fiscal sur l’impôt sur le revenu, plutôt que sur d’autres taxes ou charges sociales avec une assiette plus large. Les données fiscales permettent de confirmer cette intuition : le salaire moyen d’un impatrié en 2015 était de 130,000 euros, bien au-delà du salaire médian français. Le montant de revenus exonérés s’élevait quant à lui à près de 460 millions d’euros, pour seulement 10,750 contribuables bénéficiaires du régime la même année. Au contraire, les travailleurs détachés en France sont pour la plupart des ouvriers, employés principalement dans les secteurs de la construction, de l’agriculture, de l’industrie et de l’intérim. Bien sûr, la France n’est pas seule à s’être lancée dans cette course au moins-disant fiscal. Le Portugal, et plus récemment l’Italie, ont introduit des régimes fiscaux agressifs visant à attirer les riches contribuables européens, notamment retraités, sur leur territoire. Il y a déjà 15 ans de cela, l’Espagne créait une exonération fiscale pour les super riches, surnommée Beckham law, parce qu’en partie imaginée pour la venue du joueur au Real Madrid.

Si la politique du détachement d’une part et celles concernant les salariés impatriés ou expatriés d’autre part peuvent sembler différentes tant par la population à laquelle elles s’adressent que par le discours politique qui les justifie, les mécanismes économiques sous-jacents à ces dispositifs sont pourtant similaires. Dans les deux cas, il s’agit d’encourager la mobilité internationale des individus en réduisant la charge fiscale, sociale et administrative s’appliquant aux travailleurs internationalement mobiles, en faisant l’hypothèse implicite que les décisions de mobilité géographique, qu’elles concernent les travailleurs détachés, impatriés ou expatriés, seront affectées significativement par ces dispositifs préférentiels. Dans les deux cas, il s’agit d’affecter des décisions de mobilité géographique temporaires, en accordant des exonérations limitées à 12 mois lorsque la mobilité se fait via le détachement, mais pouvant s’étendre jusqu’à 8 ans lorsque la mobilité se fait via une impatriation. Dans les deux cas, il s’agit enfin d’encourager une décision de mobilité internationale qui opère au niveau des entreprises, plutôt que des seuls individus. Les bénéficiaires du régime des impatriés doivent être engagés ou transférés directement de l’étranger par un employeur établi en France. Quant aux salariés détachés, leur mobilité s’inscrit dans le cadre d’une prestation de service internationale contractée entre l’entreprise cliente et un employeur opérant à l’étranger.

La pérennité du projet européen dépend de sa capacité à protéger tous les citoyens européens 

Dans ce contexte, comment accuser la Pologne ou la Slovaquie de concurrence déloyale contraire à l’idéal européen ? Comment prétendre lutter contre le moins-disant fiscal et social en Europe, quand Édouard Philippe, alors premier ministre français, déclarait en 2017 vouloir faire du régime des impatriés français « le plus avantageux d’Europe » ? 

L’ambition de l’UE n’est pas celle d’une Union où les travailleurs seraient mis en concurrence injustement, où la mobilité temporaire du travail ne serait ni régulée ni encadrée et où l’harmonisation fiscale et sociale ne s’opérerait que par le bas. En ce sens, il faut saluer la volonté du gouvernement français d’encadrer le régime du détachement, en établissant des conditions de déclaration et de suivi administratif strictes de ce régime permettant d’éviter certaines situations de conditions de travail déplorables qui ont pu être observées dans plusieurs pays d’Europe. Mais le projet européen ne consiste pas non plus à imaginer une Union de mobilité où seuls les plus riches et les plus avantagés pourraient utiliser leur flexibilité géographique pour optimiser leurs choix de résidence fiscale en profitant d’une multitude d’exonérations d’impôts, alors que les ouvriers, les employés, et plus généralement les travailleurs bénéficiant d’une flexibilité ou d’un pouvoir de négociation moindre, verraient leurs possibilités de mobilité en Europe réduites.

Le projet européen ne consiste pas à imaginer une Union de mobilité où seuls les plus riches et les plus avantagés pourraient utiliser leur flexibilité géographique pour optimiser leurs choix de résidence fiscale en profitant d’une multitude d’exonérations d’impôts, alors que les ouvriers, les employés, et plus généralement les travailleurs bénéficiant d’une flexibilité ou d’un pouvoir de négociation moindre, verraient leurs possibilités de mobilité en Europe réduites.

MATHILDE MUÑOZ

En filigrane d’une politique de mobilité européenne qui ne s’attacherait qu’à renforcer les avantages fiscaux donnés aux travailleurs mobiles les plus formés et les mieux rémunérés, tout en cherchant à stigmatiser les incitations à la mobilité accordées à ceux avec un niveau de rémunération et de qualification plus faible, se cache une ligne idéologique dangereuse pour la construction européenne. Celle de ne penser l’intégration européenne que pour les plus privilégiés – en libéralisant les flux internationaux de capitaux, en favorisant la mobilité internationale des cadres supérieurs et les transferts au sein des grands groupes – et en oubliant que celle-ci ne peut être pérenne qu’en intégrant les intérêts de tous les travailleurs, et de tous les contribuables. Ne pas considérer que la concurrence fiscale relative à la mobilité des plus riches et celle s’appliquant à la mobilité d’une population plus majoritairement ouvrière sont les deux faces d’un même phénomène économique, reviendrait à reconnaître l’existence d’une justice fiscale européenne à deux vitesses. « Rendre l’Europe plus juste » – pour reprendre les termes du nouveau secrétaire d’État aux Affaires Européennes s’exprimant sur la récente réforme du détachement – est-ce limiter un régime permettant à certains Européens de venir travailler sur des chantiers ou des récoltes agricoles, tout en accordant des avantages fiscaux sur mesure aux cadres rapatriés de Londres ? Cette position nous mènerait à capituler politiquement et idéologiquement face aux principes fondateurs du projet européen : l’égalité face à l’impôt pour tous les citoyens quelle que soit leur origine, leur profession et leur qualification ; la redistribution juste des gains de l’intégration, non pas pour les seuls qualifiés ou fortunés, mais pour tous les contribuables. Dans son dernier ouvrage, Capital et Idéologie, Thomas Piketty décrit la défiance croissante d’une partie de la population, notamment des moins fortunés, face à la politique européenne. Une part de cette défiance pourrait s’expliquer directement par les pertes de bien être infligées par la compétition fiscale destinée à attirer les contribuables les plus mobiles. Dans une étude récente pour le World Inequality Lab, nous montrons que la compétition fiscale réduit la capacité de redistribution des gouvernements et mène à des pertes de bien-être qui peuvent s’avérer substantielles pour les ménages les plus pauvres en Europe.

Face à ce constat, il est temps que l’Europe prenne ses responsabilités, en envoyant un signal politique fort, marquant le tournant tant attendu vers plus de justice fiscale dans la politique européenne. Mettre fin aux exonérations fiscales des détachés, c’est déjà faire un pas vers plus d’harmonisation fiscale et sociale. Le faire sans toucher aux paradis fiscaux accordés aux impatriés fortunés partout en Europe serait néanmoins bien pire que le statu quo actuel. Une telle position reviendrait à reconnaître publiquement la volonté de traiter les citoyens européens différemment face à l’impôt sur la base de leur profession et de leur rémunération, et à ainsi admettre que le projet d’une Europe pour tous, fiscale et sociale, ne serait qu’une tartuferie.

La coordination fiscale, seul outil de lutte contre le dumping

Pour démontrer que l’Europe ne se préoccupe pas seulement des intérêts économiques et financiers de ses contribuables les plus privilégiés, il sera donc indispensable pour le gouvernement français d’intégrer aux discussions sur l’harmonisation fiscale et sociale en Europe la question de la fiscalité des salariés mobiles les mieux rémunérés, et les plus fortunés. Pour imaginer et construire une politique de mobilité à la hauteur de l’Union européenne du XXIème siècle, juste, ambitieuse et sociale, la mobilité internationale des citoyens Européens, qu’elle concerne les ouvriers ou les cadres supérieurs, devra être soumise aux mêmes critères de coordination fiscale et sociale, sans aucune différence de traitement. Rien ne sert de se draper dans un moralisme excessif, ni de désigner unilatéralement les bons et mauvais élèves de la politique fiscale européenne. Les pays d’envoi des détachés défendent un régime de mobilité qui leur bénéficie, en partie parce qu’il génère des externalités fiscales substantielles dans les pays d’origine, avec des hausses de profits générant des hausses d’impôts payés par les entreprises d’envoi pouvant aller jusqu’à 50 % d’après mes estimations basées sur des données d’entreprises. De la même manière, la France baisse ses impôts sur les riches impatriés parce qu’elle espère générer des recettes fiscales supplémentaires grâce à ces nouveaux résidents. 

Ne pas considérer que la concurrence fiscale relative à la mobilité des plus riches et celle s’appliquant à la mobilité d’une population plus majoritairement ouvrière sont les deux faces d’un même phénomène économique, reviendrait à reconnaître l’existence d’une justice fiscale européenne à deux vitesses.

MATHILDE MUÑOZ

Pour lutter contre les incitations à mettre en place des politiques non coopératives visant à influencer la mobilité des travailleurs, qu’ils soient riches ou plus pauvres, l’Europe doit se doter d’un outil fiscal commun. La coordination fiscale représente le seul mécanisme viable et efficace de contrainte ayant le pouvoir suffisant pour éliminer les incitations au dumping fiscal, tant pour les détachés que pour les impatriés. Dans les deux cas, la littérature académique sur le sujet nous indique que la suppression des exonérations fiscales pour les mobiles réduirait en partie les flux de mobilité. Dans un article publié en 2014, Henrik Kleven, Camille Landais, Emmanuel Saez et Esben Schultz étudient une réforme au Danemark et estiment que les régimes préférentiels pour les riches étrangers affectent significativement la migration vers ces pays5. Dans une étude récente, je montre que les flux de mobilité via le détachement sont également largement expliqués par les différentiels de charges sociales entre pays d’envoi et pays de destination, et donc par le régime préférentiel accordé aux détachés6. Ces résultats nous permettent d’établir que la fin des exonérations fiscales accordées aux mobiles ne réduirait pas les flux de détachement ou d’impatriés à zéro, mais ramènerait ces mouvements migratoires à un niveau plus faible, où ils seraient exclusivement expliqués par les différences de productivité entre pays, et de facteurs indépendants de la politique fiscale ou sociale. Un outil fiscal commun, en supprimant de facto les questions de concurrence fiscale et sociale, permettrait donc aux Etats européens de se concentrer sur les déterminants de la mobilité internationale relatifs aux différences de qualifications, de productivité et de conditions économiques, qui sont créateurs de gains d’efficacité sur le long terme. Il faut enfin rappeler que les facteurs fiscaux et sociaux ne sont pas les seuls à pouvoir influencer l’allocation internationale des travailleurs. Si le détachement est expliqué en partie par les différentiels de coûts du travail, il est aussi largement affecté par les changements de régulations, et par toutes les politiques pouvant affecter le coût, notamment administratif, de la mobilité internationale. Les gouvernements européens disposent donc d’outils régulatoires pour continuer d’encourager la mobilité internationale, tout en évitant les écueils posés par des politiques fiscales non coopératives. Concernant la mobilité internationale des impatriés, un système de visa unifié, commun à tous les pays européens, en lieu et place de la multiplication de régimes fiscaux nationaux spécifiques, aurait le mérite d’envoyer un message clair sur l’ambition de l’Europe d’enfin se doter d’une politique de mobilité commune et à la mesure de son ambition. Ce système, dont une proposition détaillée a récemment été faite par Antoine Levy et Victor Storchan, permettrait de mettre fin à la course au moins-disant fiscal interne, et utiliserait des leviers de régulation (rapidité et facilité du processus d’immigration harmonisée au niveau européen, support administratif) et d’attractivité économique (accès à des financements de recherche, création de clusters technologiques), bien plus vertueux sur le long terme que le dumping fiscal7. Pour être efficace, un tel visa européen ne devra toutefois en aucun cas être assorti d’exonérations fiscales, même temporaires, contrairement à la proposition faite par les auteurs, car cela reviendrait à remettre en cause le principe d’égalité de traitement entre les contribuables européens.

Les gouvernements devront prendre en compte l’ensemble de ces effets et mécanismes pour proposer un outil fiscal commun, permettant à la fois de limiter les tensions redistributives en supprimant les exonérations accordées aux plus mobiles, tout en veillant à préserver les gains de productivité générés par la libre allocation des travailleurs dans l’espace européen. Pour cela, l’analyse économique rend possible la simulation des effets de réformes potentielles, permettant par exemple de quantifier les gains et coûts monétaires de chaque proposition, qui pourrait ensuite servir de base aux négociations entre États membres. Pour proposer une réforme efficace et politiquement acceptable pour l’ensemble des pays européens, les responsables politiques français et européens devront donc suivre les résultats des études académiques en cours sur le sujet, mais surtout faciliter le travail d’évaluation et de quantification en libéralisant l’accès des chercheurs à toutes les données disponibles, notamment celles sur le détachement.

Sources
  1. Tombe, T., & Zhu, X. (2019). Trade, migration, and productivity : A quantitative analysis of china. American Economic Review, 109(5), 1843-72.
  2. Mundell, R. A. (1961). A theory of optimum currency areas. The American economic review, 51(4), 657-665.
  3. D’après les premières estimations disponibles dans Muñoz, M. (forthcoming), “Workers Across Borders : Equity-Efficiency Trade-offs in Mobility Policies”, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, OECD Publishing, Paris.
  4. Kleven, H., Landais, C., Muñoz, M., & Stantcheva, S. (2020). Taxation and migration : Evidence and policy implications. Journal of Economic Perspectives, 34(2), 119-42.
  5. Kleven, H. J., Landais, C., Saez, E., & Schultz, E. (2014). Migration and wage effects of taxing top earners : Evidence from the foreigners’ tax scheme in Denmark. The Quarterly Journal of Economics, 129(1), 333-378.
  6. Muñoz, M. (forthcoming), “Workers Across Borders : Equity-Efficiency Trade-offs in Mobility Policies”, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, OECD Publishing, Paris.
  7. Antoine Levy et Victor Storchan, « Un visa pour le rêve européen », GEG, Juillet 2020.