La doctrine Miran : le plan de Trump pour disrupter la mondialisation

Cheville ouvrière technique du projet impérialiste de Trump, Stephen Miran est probablement le conseiller économique le plus important et le moins connu du nouveau président américain.

Son programme — provoquer la disruption de l’ordre commercial international pour résoudre les contradictions internes du capitalisme américain — tient en cinquante pages et une idée fixe : transformer les accords du Plaza en accords de Mar-a-Lago.

Depuis un mois, il l’applique méticuleusement depuis la Maison-Blanche : il faut l'étudier.

Nous en proposons la première traduction intégrale commentée en français.

Auteur
Louis de Catheu
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Stephen Miran à la National Gallery of Art de Washington, le samedi 18 janvier 2025. © AP Photo/Mark Schiefelbein

Aussi central que pouvait l’être Brian Deese sous Joe Biden, Stephen Miran a été désigné par Donald Trump pour prendre la tête d’un Council of Economic Advisors, un groupe d’économistes chargés de conseiller le Président des États-Unis en matière de politique économique.

Diplômé d’un doctorat en économie de Harvard, il a effectué la plus grande partie de sa carrière dans le secteur financier en tant qu’analyste économique. Après un court passage au Département du Trésor lors des derniers mois du premier mandat de Donald Trump, il était Senior Strategist pour le gestionnaire d’actifs Hudson Bay Capital Management LP.

C’est en cette qualité qu’il a rédigé, après la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle un long programme, que nous traduisons, sur la restructuration du système commercial mondial. Dans la forme, Miran se pose en analyste essayant d’anticiper les futures actions de l’administration Trump afin d’éclairer ses clients. Il est pourtant beaucoup plus qu’un simple conseiller : c’est l’une des personnes destinées à jouer le rôle de tête pensante de la politique économique de l’administration Trump.

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Le constat qu’il établit sur l’économie mondiale n’est pas d’une grande nouveauté. Il repose sur quelques grandes affirmations. 

Les États-Unis bénéficient autant qu’ils souffrent de la position du dollar, monnaie de réserve mondiale.

Le taux de change du dollar étant assez largement autonome de la situation de leur compte courant, en raison d’une demande quasi-infinie pour le dollar comme moyen de paiement et instrument de réserve, ils ne bénéficient pas de mécanismes normaux de dépréciation en cas de déficit qui viendraient amener leur compte courant vers l’équilibre.

La désindustrialisation et le creusement de la dette extérieure en sont les conséquences. Michael Pettis et Matthew C. Klein — et bien d’autres avant eux — ont déjà avancé avec force cet argument dans leur livre Trade Wars are Class Wars et dans ces pages

Marque de la transformation du capitalisme politique américain, au-delà de l’impact économique de cette situation, Stephen Miran met en avant l’impact de la désindustrialisation sur la sécurité nationale, en ce qu’elle réduit les ressources financières à disposition des États-Unis, surtout car il soutient que la capacité physique à produire des biens est clef dans la puissance militaire. La production industrielle serait donc supérieure à l’activité des services dans la puissance d’un État.

Mais la véritable originalité de Stephen Miran réside dans son plan pour disrupter et « remettre en ordre » l’économie mondiale : augmenter les droits de douanes pour négocier un nouvel accord du Plaza et déprécier le dollar. 

L’articulation proposée entre droits de douanes et réalignement des devises n’est pas aisée à comprendre. 

Pour Miran, qui considère que l’administration Trump a pour objectif la renaissance industrielle de l’Amérique, les droits de douanes ont un grand avantage : ils ne sont pas inflationnistes. Selon lui, ils se traduisent en une dépréciation de la devise du pays visé… Cela voudrait aussi dire qu’ils n’ont pas, à terme, d’impact sur la compétitivité de l’industrie américaine. Leur utilité est ailleurs. Comme le rappelait dans ces pages Federico Fubini : ils pourraient servir de monnaie d’échange pour obtenir des partenaires des États-Unis, contre une suppression des droits de douanes, une appréciation de leurs monnaies. 

Plusieurs contradictions émergent d’un tel raisonnement : si leurs monnaies s’apprécieraient après avoir été dépréciées à la suite aux droits de douanes, ne retournerions-nous pas à la case départ ? Si la dépréciation des devises étrangères doit sauvegarder le pouvoir d’achat des Américains dans le scénario des droits de douane, la dépréciation du dollar ne risque-t-elle pas au contraire de les appauvrir ?

Dans le monde de Stephen Miran, il semble qu’il soit possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre — have your cake and eat it too, en bon américain — en mettant la pression sur les partenaires des États-Unis.

Ainsi, la combinaison des droits de douanes et de la dépréciation doit permettre de faire payer les droits de douanes aux entreprises et aux ménages étrangers — alors que les analyses économétriques convergent pour considérer que les droits de douanes sont plutôt payés par les consommateurs et les entreprises du pays qui les impose. Enfin, la mise en place de bons du trésor à cent ans doit permettre de faire peser une partie de la dette publique américaine sur les Banques centrales étrangères.

La logique impériale du tribut qui doit être versé pour bénéficier de la Pax Americana est transparente.

Sans discussion sérieuse des rééquilibrages nécessaires en interne des États-Unis pour rétablir l’équilibre des comptes courants — augmentation de l’épargne, réduction  du déficit public — et plus ambitieux encore, pour revenir sur la désindustrialisation (réallocation sectorielle du capital et des travailleurs, dans une situation de quasi-plein emploi et alors que l’Administration Trump veut conduire une politique d’immigration très restrictive…), on est en droit de se demander si l’on est pas face à une nouvelle édition de ce que George W. H. Bush appelait les voodoo economics

Toujours est-il que la doctrine Miran fixe un cap extrêmement clair qui sera l’objectif des prochains mois de la présidence Trump. Sa formule est explicite, simple et directe : transformer les accords du Plaza en « accords de Mar-a-Lago ».

Chapitre 1 : Introduction

L’opinion des Américains sur les systèmes commerciaux et financiers internationaux s’est considérablement détériorée au cours de la dernière décennie. Parmi les électeurs, voire parmi les économistes, le consensus sur lequel repose le système commercial international s’est effiloché et les deux principaux partis ont adopté des politiques visant à renforcer la position des États-Unis au sein de ce système.

Le président Trump ayant été réélu avec un fort mandat démocratique, il est raisonnable de s’attendre à ce que l’administration Trump entreprenne une importante refonte des systèmes commerciaux et financiers internationaux. Cet essai passe en revue certains des outils disponibles pour y parvenir. Contrairement à une grande partie du discours de Wall Street et des universitaires, il existe des outils puissants qui peuvent être utilisés par une administration pour influer sur les termes de l’échange, la valeur des devises et la structure des relations économiques internationales.

Au cours de sa campagne, le président Trump a proposé d’augmenter les tarifs douaniers à 60 % pour la Chine et à 10 % ou plus pour le reste du monde, et a explicitement relié la sécurité nationale et le commerce international. Beaucoup soutiennent que les tarifs douaniers sont hautement inflationnistes et peuvent provoquer une volatilité importante de l’économie et des marchés, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En effet, les droits de douane de 2018-2019, une augmentation significative des taux effectifs, ont été adoptés sans que les conséquences macroéconomiques en soient perceptibles. Le dollar a augmenté presque du même montant que les taux de droit de douane, annulant une grande partie de l’impact macroéconomique,  tout en  entraînant d’importantes recettes. Puisque le pouvoir d’achat des consommateurs chinois a diminué avec l’affaiblissement de leur monnaie, la Chine a effectivement payé pour les recettes douanières. (…) 

Le président Trump a également évoqué l’adoption de changements substantiels dans la politique du dollar. Des droits de douane écrasants et un abandon de la politique du dollar fort pourraient avoir les conséquences les plus vastes de toutes les politiques entreprises depuis des décennies, remodelant fondamentalement les systèmes commerciaux et financiers mondiaux.

Il existe une voie par laquelle ces politiques peuvent être mises en œuvre sans conséquences négatives matérielles, mais elle est étroite et nécessitera que le mouvement des devises compense les droits de douane ainsi que, soit un gradualisme dans la mise en oeuvre, soit une coordination avec les alliés ou la Réserve fédérale sur le dollar. Le potentiel de volatilité économique et de marché est important, mais l’administration peut prendre des mesures pour le minimiser. 

D’un point de vue commercial, le dollar est constamment surévalué, en grande partie parce que les actifs en dollars fonctionnent comme la monnaie de réserve mondiale. Cette surévaluation a lourdement pesé sur le secteur manufacturier américain tout en bénéficiant aux secteurs financiers de l’économie d’une manière qui profite aux riches Américains. Et pourtant, le président Trump a loué le statut de réserve du dollar et menacé de punir les pays qui cesseraient d’utiliser le dollar à des fins de réserve. 

C’est sans doute ici, dans la volonté de réanimer le secteur manufacturier américain tout en conservant la prééminence du dollar, que se niche la principale contradiction interne du texte de Stephen Miran.

En refusant d’arbitrer entre les intérêts des « riches américains » et du secteur financier et ceux des capitaines et travailleurs de l’industrie, il ne lui reste que l’option de faire peser le poids de l’ajustement sur le monde extérieur. Cela nécessite le recours à la coercition, Miran n’ayant rien à proposer de bénéfique à ses partenaires. 

En d’autres termes : la résolution des contradictions internes du capitalisme américain ne peut donc se faire qu’en disruptant l’ordre commercial international.

Je m’attends à ce que ces tensions soient résolues par une série de politiques conçues pour accroître le partage des charges entre les partenaires commerciaux et de sécurité : plutôt que de tenter de mettre fin à l’utilisation du dollar comme monnaie de réserve mondiale, l’administration Trump peut tenter de trouver des moyens de récupérer une partie des avantages que d’autres nations reçoivent de nos réserves. La réaffectation de la demande globale d’autres pays vers l’Amérique, une augmentation des recettes du Trésor américain, ou une combinaison de ces deux éléments, peuvent aider l’Amérique à supporter le coût croissant de la fourniture d’actifs de réserve pour une économie mondiale en croissance. L’administration Trump est susceptible d’entrelacer de plus en plus la politique commerciale avec la politique de sécurité, considérant la fourniture d’actifs de réserve et un parapluie de sécurité comme liés et se dirigeant vers un partage des charges dans ces deux domaines. 

Le reste de cet essai est structuré comme suit : je passe d’abord en revue les causes économiques sous-jacentes de nos déséquilibres économiques. Ensuite, j’explore les approches fondées sur les tarifs douaniers pour remédier à ces griefs. Troisièmement, je passe en revue les approches fondées sur la devise, à la fois multilatérales et unilatérales. Enfin, je discute des conséquences sur le marché.

Cet essai n’est pas un plaidoyer politique. Je tente de diagnostiquer le déséquilibre économique dans les termes de l’échange qui sous-tend la critique des nationalistes du système actuel, de décrire un catalogue d’outils qui peuvent être utilisés pour y remédier et d’analyser les avantages ou les inconvénients relatifs de ces outils et leurs conséquences potentielles.

Mon analyse reflète uniquement mes propres opinions, et non celles de quiconque au sein de l’équipe du président Trump ou de Hudson Bay Capital.

L’objectif de l’analyse est de comprendre l’éventail des politiques possibles qui pourraient être mises en œuvre, afin que notre équipe et nos clients puissent évaluer les conséquences qui pourraient en résulter sur l’économie et les marchés financiers.

Chapitre 2 : Fondements théoriques

Les racines du mécontentement économique se trouvent dans le dollar

Le monde de Triffin

Le profond mécontentement à l’égard de l’ordre économique actuel trouve ses racines dans la surévaluation persistante du dollar et dans des conditions commerciales asymétriques. Cette surévaluation rend les exportations américaines moins compétitives, les importations américaines moins chères et handicape l’industrie manufacturière américaine. L’emploi manufacturier diminue à mesure que les usines ferment. Les économies locales s’affaissent, de nombreuses familles de travailleurs ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins et deviennent dépendantes des aides gouvernementales ou des opioïdes ou déménagent vers des endroits plus prospères. Les infrastructures déclinent à mesure que les gouvernements ne les entretiennent plus, et les logements et les usines sont abandonnés. Les communautés sont « délabrées ».

Selon Autor, Dorn et Hanson (2016) 1, entre 600 000 et un million d’emplois manufacturiers américains ont disparu entre 2000 et 2011 en raison du « choc chinois » dû à l’augmentation des échanges commerciaux avec la Chine. Si l’on inclut des catégories plus larges, les emplois supprimés par les échanges commerciaux au cours de cette décennie étaient plus proches de 2 millions. Même 2 millions de pertes d’emplois sur une décennie ne représentent que 200 000 par an, une fraction de la rotation des emplois qui se produit chaque année en raison de la technologie, de la montée et de la chute des entreprises et des secteurs, et du cycle économique.

Mais cette logique était erronée de deux manières : premièrement, les estimations des pertes d’emplois dues au commerce ont augmenté au fil du temps à mesure que de nouvelles recherches ont émergé, par exemple Autor, Dorn et Hanson (2021) ; le « choc chinois » a été beaucoup plus important que prévu initialement. En effet, de nombreux emplois non manufacturiers qui dépendaient des économies manufacturières locales ont également été perdus. Deuxièmement, de nombreuses pertes d’emplois ont été concentrées dans des États et des villes spécifiques où les emplois alternatifs n’étaient pas facilement disponibles. Pour ces communautés, les pertes ont été sévères.

Le problème est aggravé par l’inversion de la « fin de l’histoire » et le retour des menaces à la sécurité nationale. En l’absence de rivaux géopolitiques majeurs, les dirigeants américains pensaient pouvoir minimiser l’importance du déclin des installations industrielles. Mais la Chine et la Russie étant des menaces non seulement commerciales mais aussi sécuritaires, il est de nouveau nécessaire de disposer d’un secteur manufacturier robuste et bien diversifié. Si vous n’avez pas de chaînes d’approvisionnement pour produire des armes et des systèmes de défense, vous n’avez pas de sécurité nationale. Comme l’a déclaré le président Trump, « si vous n’avez pas d’acier, vous n’avez pas de pays ». 

À plusieurs reprises dans son long papier, Stephen Miren identifie la Russie comme un adversaire… Quatre mois plus tard, Trump semble pourtant parfaitement aligné sur Poutine. Notons toutefois que l’un des derniers mémorandums exécutifs en tante du 21 février relatif aux investissement désignait toujours la Fédération de Russie comme un « adversaire étranger ».

Alors que de nombreux économistes omettent d’inclure ces externalités dans leur analyse et sont donc heureux de compter sur des partenaires commerciaux et des alliés pour ces chaînes d’approvisionnement, le camp Trump ne partage pas cette confiance. De nombreux alliés et partenaires de l’Amérique ont des flux commerciaux et d’investissement nettement plus importants avec la Chine qu’avec l’Amérique ; sommes-nous si sûrs de pouvoir leur faire confiance si le pire devait arriver ?

Au-delà de la vision mercantiliste du monde que trahit cette remarque, on comprend bien comme la stratégie de Trump peut aggraver cet état de fait et saper les bases de la puissance américaine. Car l’imposition de droits de douanes, la remise en question des garanties de sécurité et l’adoption d’une politique coercitive en matière de changes risqueraient de réduire encore les flux commerciaux et d’investissements entre les États-Unis et leurs alliés et  partenaires.

(…) Dans ce contexte, la surévaluation persistante du dollar est le mécanisme clé des déséquilibres commerciaux, qui maintient les importations de l’étranger obstinément bon marché malgré l’élargissement des déficits commerciaux. Comment est-il alors possible que les marchés des changes, qui sont les plus grands marchés du monde en termes de volume d’échanges, ne s’équilibrent pas ? (…) 

Étant donné que l’Amérique fournit des actifs de réserve au monde, il existe une demande de dollars américains (USD) et de titres du Trésor américain (UST) qui n’est pas fondée sur l’équilibre commercial ou sur l’optimisation des rendements ajustés au risque. Ces fonctions de réserve servent à faciliter le commerce international et fournissent un véhicule pour de larges réserves d’épargne, souvent détenues pour des raisons politiques (par exemple, la gestion des réserves ou les fonds souverains) plutôt que pour maximiser le rendement.

Une grande partie (mais pas la totalité) de la demande de réserves en dollars et en bons du Trésor américain est inélastique par rapport aux fondamentaux économiques ou d’investissement. Les bons du Trésor achetés pour garantir les échanges commerciaux entre la Micronésie et la Polynésie sont achetés indépendamment de la balance commerciale américaine avec l’un ou l’autre, du dernier rapport sur l’emploi ou du rendement relatif des bons du Trésor par rapport aux Bunds allemands.

De tels phénomènes reflètent ce que l’on peut décrire comme un « monde de Triffin », du nom de l’économiste belge Robert Triffin. 

Dans le monde de Triffin, les actifs de réserve sont une forme de masse monétaire mondiale, et la demande pour eux est une fonction du commerce et de l’épargne mondiaux, et non de la balance commerciale intérieure ou des caractéristiques de rendement du pays de réserve.

Lorsque le pays de réserve est grand par rapport au reste du monde, aucune externalité significative ne lui est imposée en raison de son statut de réserve. La distance entre l’équilibre de Triffin et l’équilibre commercial est faible. Cependant, lorsque le pays de réserve est plus petit par rapport au reste du monde, par exemple parce que la croissance mondiale dépasse la croissance du pays de réserve pendant une longue période, les tensions s’accumulent et l’écart entre l’équilibre de Triffin et l’équilibre commercial peut être assez important. La demande d’actifs de réserve conduit à une surévaluation importante de la monnaie, avec de réelles conséquences économiques.

Dans le monde de Triffin, le producteur d’actifs de réserve doit enregistrer des déficits courants persistants en contrepartie de l’exportation d’actifs de réserve. Les Bons du Trésor américain (UST) deviennent des produits exportés qui alimentent le système commercial mondial. En exportant des UST, l’Amérique reçoit des devises étrangères, qui sont ensuite dépensées, généralement en biens importés. L’Amérique enregistre d’importants déficits courants non pas parce qu’elle importe trop, mais parce qu’elle doit exporter des UST pour fournir des actifs de réserve et faciliter la croissance mondiale. (…)

Alors que la part des États-Unis dans le PIB mondial a diminué, le déficit courant ou budgétaire qu’ils doivent supporter pour financer le commerce mondial et les réserves d’épargne augmente en proportion de l’économie nationale. Par conséquent, à mesure que le reste du monde se développe, les conséquences pour nos propres secteurs d’exportation – un dollar surévalué qui encourage les importations – deviennent plus difficiles à supporter, et les dégâts infligés à cette partie de l’économie augmentent.

Plus tard (en théorie), un « point de basculement » de Triffin est atteint à partir duquel ces déficits deviennent suffisamment importants pour induire un risque de crédit dans l’actif de réserve. Le pays de réserve peut perdre son statut de réserve, ce qui ouvre la voie à une vague d’instabilité mondiale, et c’est ce que l’on appelle le « dilemme de Triffin ». En effet, le paradoxe d’être une monnaie de réserve est qu’elle conduit à des déficits jumeaux permanents, qui à leur tour conduisent au fil du temps à une accumulation insoutenable de dettes publiques et étrangères qui finissent par saper la sécurité et le statut de monnaie de réserve d’une économie aussi débitrice.

Si la part des États-Unis dans le PIB mondial a diminué de moitié, passant de 40 % du PIB mondial dans les années 1960 à 21 % en 2012, et s’est légèrement redressée pour atteindre son niveau actuel de 26 %, elle est encore loin d’un tel point de basculement, en partie parce qu’il n’existe pas d’alternatives significatives au dollar ou au dollar américain. 

La remontée du poids des États-Unis dans le PIB mondial a été permise par l’appréciation du dollar au cours de la période, puisque la croissance américaine est restée inférieure à la croissance mondiale. Or la dépréciation de la monnaie souhaitée par Stephen Miran aurait précisément l’effet inverse : au-delà de l’impact sur les statistiques, cela aurait des conséquences réelles notamment sur le pouvoir d’achat — et l’effet d’attraction des salaires en dollars sur les talents internationaux — ou sur les acquisitions d’actifs américains par des résidents étrangers. 

Rappelons que les accords du Plaza avaient été suivis par une panique américaine face à la vague de rachats d’entreprises ou de biens immobiliers rendus très attractifs aux yeux des investisseurs japonais ou européens dont les monnaies s’étaient appréciées.

Une monnaie de réserve doit être convertible en d’autres devises et un actif de réserve doit être une réserve de valeur stable régie par un État de droit fiable. Alors que d’autres pays comme la Chine aspirent au statut de réserve, ils ne satisfont à aucun de ces critères. Et si l’Europe le peut, ses marchés obligataires sont fragmentés par rapport au marché du dollar américain et sa part dans le PIB mondial a diminué encore plus que celle des États-Unis.

Il convient de noter que la part des États-Unis dans le PIB mondial a atteint un creux autour de la crise financière mondiale et s’est stabilisée ou améliorée depuis lors, en concordance avec l’évolution de l’emploi manufacturier. Dans ce contexte, notre part dans le PIB mondial détermine l’ampleur de la distorsion de Triffin dans l’équilibre commercial, qui à son tour détermine l’état du secteur des biens échangeables. 

Ces évolutions monétaires ont eu lieu dans le contexte d’un système de droits de douane, qui est coincé  dans une configuration conçue pour une époque économique différente.

Stephen Miran parle ici du PIB en dollars courants. Au contraire, la part des États-Unis dans le PIB mondial en parité de pouvoir d’achat a continué à baisser. Or il semble que c’est bien cet indicateur qui devrait figurer dans l’analyse de Stephen Miran. En effet, si on se fonde sur la part du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat, la dépréciation du dollar vient renforcer la distorsion de Triffin puisqu’elle réduit la part des États-Unis — la dépréciation du dollar augmente le PIB des autres pays exprimé en dollars — ce qui semble incohérent avec son argument en faveur de la dépréciation.

Selon l’Organisation mondiale du commerce, le tarif effectif des États-Unis sur les importations est le plus bas du monde, soit environ 3 %, tandis que l’Union européenne en impose environ 5 % et la Chine 10 %. Ces chiffres sont des moyennes sur l’ensemble des importations et ne reflètent pas les droits de douane bilatéraux ; les écarts bilatéraux peuvent être beaucoup plus importants, par exemple, les États-Unis n’imposent que 2,5 % de droits de douane sur les importations d’automobiles en provenance de l’Union, tandis que l’Europe impose un droit de douane de 10 % sur les importations d’automobiles américaines. De nombreux pays en développement appliquent des taux beaucoup plus élevés, et le Bangladesh a le taux effectif le plus élevé du monde, soit 155 %. Ces droits de douane sont, en grande partie, l’héritage d’une époque où les États-Unis voulaient ouvrir généreusement leurs marchés au reste du monde à des conditions avantageuses pour aider à la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale ou à la création d’alliances pendant la guerre froide. De plus, les tarifs douaniers sous-estiment parfois énormément l’inégalité des règles du jeu, certaines nations employant des barrières non tarifaires, volent la propriété intellectuelle, etc. (…)

Le chiffre de 2,5 % de droits de douanes sur les importations d’automobiles en provenance des États-Unis est partiellement mensonger. Comme l’a rappelé la Commission européenne dans une récente conférence de presse consacrée aux tarifs réciproques, les États-Unis appliquent déjà des droits de douane de 25 % sur les pick-ups.

Conséquences économiques

Bien que nous soyons probablement encore loin des crises économiques qui constituent le point de basculement du dilemme de Triffin, nous devons néanmoins tenir compte des conséquences du monde de Triffin. Le statut de nation de réserve s’accompagne de trois conséquences majeures : des emprunts un peu moins chers, une devise plus forte et la capacité de poursuivre des objectifs de sécurité nationale via le système financier.

1 — Des emprunts moins chers

Parce qu’il existe une demande persistante de titres du Trésor américain motivée par la constitution de réserves, les États-Unis sont théoriquement en mesure d’emprunter à des rendements inférieurs à ce qu’ils seraient autrement. Comme les économistes ont peu de variations à étudier, le dollar étant la seule monnaie de réserve depuis de nombreuses décennies, il est impossible d’estimer  précisément l’ampleur de cet avantage. Certaines estimations, bien que fictives, estiment que ce taux pourrait atteindre 50 à 60 points de base (McKinsey, 2009).

En tout état de cause, de nombreux pays empruntent à des taux nettement moins élevés que les États-Unis. Au moment de la rédaction de cet article, tous les membres du G7 empruntent à des taux moins élevés que les États-Unis, à l’exception du Royaume-Uni, qui emprunte un dixième de pour cent plus cher. D’autres pays comme la Suisse et la Suède empruntent également à des taux moins élevés, la Suisse de près de 4 points de pourcentage. (…)

La conclusion que j’en tire est que si, toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être une monnaie de réserve peut réduire les coûts d’emprunt, l’avantage obtenu est susceptible d’être éclipsé par des éléments tels que les perspectives de politique monétaire des banques centrales, les prévisions de croissance et d’inflation et la performance des marchés boursiers. Cependant, l’avantage de l’emprunt peut être formulé différemment : plutôt que de réduire le coût de l’emprunt, il peut réduire la sensibilité au prix de l’emprunt. En d’autres termes, nous n’empruntons pas nécessairement beaucoup moins cher, mais nous pouvons emprunter davantage sans faire grimper les rendements. (…)

2 — Une devise plus forte

La conséquence macroéconomique la plus importante du fait d’être le fournisseur mondial de réserves est que la demande de réserves pour les actifs américains fait monter le dollar, le conduisant à des niveaux bien supérieurs à ceux qui équilibreraient le commerce international à long terme. Selon le FMI, il y a environ 12 000 milliards de dollars de réserves de change mondiales entre les mains des autorités, dont environ 60 % sont allouées en dollars. En réalité, les réserves en dollars sont bien plus élevées, car les entités quasi officielles et non officielles détiennent également des actifs en dollars à des fins de réserve.

Il est clair que 7 000 milliards de dollars de demande suffisent à faire bouger l’aiguille sur n’importe quel marché, même sur les marchés des changes. (…)

Étant donné que les pays accumulent des réserves en partie pour endiguer les pressions à l’appréciation de leurs propres monnaies, il existe une corrélation négative entre la valeur de change du dollar et le niveau des réserves mondiales. Les réserves ont tendance à augmenter lorsque le dollar baisse, car les accumulateurs achètent des dollars pour faire baisser leur monnaie, et vice versa lorsque le dollar monte.

À l’exception de deux trimestres en 1991, les États-Unis ont un déficit de la balance courante depuis 1982. Le fait que la balance courante ne puisse pas s’équilibrer au-delà d’une période négligeable sur un demi-siècle nous indique que le dollar ne joue pas son rôle d’équilibre entre le commerce international et les flux de revenus.

L’interaction entre le statut de réserve et la perte d’emplois dans le secteur manufacturier est plus marquée pendant les périodes de ralentissement économique. (…)

3 — Une extraterritorialité financière

Enfin, si l’actif de réserve est l’élément vital du commerce mondial et des systèmes financiers, cela signifie que quiconque contrôle l’actif de réserve et la monnaie peut exercer un certain niveau de contrôle sur les transactions commerciales et financières. Cela permet à l’Amérique d’exercer sa volonté en matière de politique étrangère et de sécurité en utilisant la force financière plutôt que la force cinétique. L’Amérique  peut, et le fait, sanctionner des personnes partout dans le monde de diverses manières. Du gel des avoirs à l’exclusion des pays de SWIFT et à la restriction de l’accès au système bancaire et financier américain, essentiel pour toute banque étrangère faisant des affaires à l’échelle mondiale, les États-Unis exercent leur puissance financière pour atteindre des objectifs de politique étrangère visant à affaiblir les ennemis sans avoir à mobiliser un seul soldat. (…)

Henry Farrell et Abraham Newman ont brillamment théorisé et mis en évidence les avantages que les États-Unis tirent de leur domination sur les infrastructures situées au cœur de l’économie mondiale, qu’ils s’agisse du système financier ou des moyens de communication. Cela leur permet d’instrumentaliser le caractère asymétrique des réseaux — certains nœuds clefs dominent les réseaux — pour imposer leur volonté. Mais ces derniers avancent également que cette domination n’est pas sans limite : l’instrumentalisation trop grande et récurrente peut rendre économiquement et politiquement désirable la construction d’infrastructures alternatives, à l’instar du système CIPS développé par la banque centrale chinoise. 

La politique coercitive envisagée par l’Administration Trump pourrait faire naître une volonté de se déconnecter des États-Unis. La Commission européenne réfléchirait ainsi à utiliser l’instrument anti-coercition contre les géants de la Tech américains.

En synthèse, le  statut de monnaie de réserve de l’Amérique fait peser le fardeau d’une monnaie surévaluée érodant la compétitivité de notre secteur exportateur, ce qui est contrebalancé par les avantages géopolitiques qu’apporte l’extraterritorialité financière en matière de réalisation des objectifs fondamentaux de sécurité nationale, à un coût minimal. Le compromis se situe donc entre la compétitivité des exportations et la projection de puissance financière. 

Parce que la projection de puissance est inextricable de l’ordre de sécurité mondial que l’Amérique souscrit, nous devons comprendre la question du statut de réserve comme intimement liée à la sécurité nationale. L’Amérique fournit un bouclier de défense mondial aux démocraties libérales, et en échange, l’Amérique reçoit les avantages du statut de réserve – et, comme nous le faisons aujourd’hui, les fardeaux. Ce lien aide à expliquer pourquoi le président Trump considère que les autres nations profitent de l’Amérique à la fois en matière de défense et de commerce : le parapluie de défense et nos déficits commerciaux sont liés, par le biais de la monnaie. Dans un monde de Triffin, cet arrangement devient plus difficile à mesure que la part des États-Unis dans le PIB mondial et dans la puissance militaire diminue. (…) 

Remodeler le système mondial 

Si l’Amérique n’est pas disposée à supporter le statu quo, elle prendra des mesures pour le changer. Il existe des approches unilatérales et multilatérales, ainsi que des approches axées sur les tarifs douaniers ou les devises. Les solutions unilatérales sont plus susceptibles d’avoir des effets secondaires indésirables, comme la volatilité des marchés. Les solutions multilatérales peuvent être moins volatiles, mais impliquent  d’obtenir l’adhésion des partenaires commerciaux, ce qui limite l’ampleur des gains potentiels d’une refonte du système. Les politiques unilatérales offrent une plus grande flexibilité pour changer rapidement de politique ; les politiques multilatérales sont plus difficiles (peut-être impossibles ?) à mettre en œuvre, mais permettent de convaincre des décideurs étrangers pour aider à réduire la volatilité. 

Le dollar américain est l’actif de réserve en grande partie parce que l’Amérique offre stabilité, liquidité, profondeur du marché et état de droit. Ces caractéristiques sont liées aux caractéristiques qui rendent l’Amérique suffisamment puissante pour projeter une force physique dans le monde entier et lui permettent de façonner et de défendre l’ordre international mondial. (…) 

Les tarifs douaniers et la politique monétaire visent tous deux à améliorer la compétitivité de l’industrie manufacturière américaine, et donc à accroître notre outil industriel et à répartir la demande globale et les emplois du reste du monde vers les États-Unis. Ces politiques ne sont pas susceptibles d’entraîner une relocalisation significative des industries à faible valeur ajoutée comme le textile, pour lesquelles d’autres pays – comme le Bangladesh – conserveront un avantage comparatif malgré des fluctuations importantes des taux de change ou des tarifs douaniers. Ces politiques peuvent toutefois contribuer à préserver l’avantage américain dans le secteur manufacturier à forte valeur ajoutée, à ralentir et à empêcher de nouvelles délocalisations et à accroître potentiellement le pouvoir de négociation permettant d’obtenir des accords avec d’autres pays pour ouvrir leurs marchés aux exportations américaines ou protéger les droits de propriété intellectuelle américains. L’accord commercial de phase 1 avec la Chine en 2019 a permis des avancées dans ces domaines, avant que la Chine n’abdique ses engagements au titre de cet accord.

De plus, comme beaucoup dans le camp de Trump considèrent que la politique commerciale et la sécurité nationale sont inextricablement liées, de nombreuses interventions viseront les installations industrielles essentielles à la sécurité, dans la mesure du possible. La sécurité nationale sera probablement de plus en plus largement conçue, pour inclure par exemple des produits comme les semi-conducteurs et les produits pharmaceutiques. 

Malgré le rôle du dollar dans le secteur manufacturier américain, le président Trump a souligné la valeur qu’il accorde à son statut de monnaie de réserve mondiale et a menacé de punir les pays qui s’éloigneraient du dollar. Je m’attends à ce que cette tension soit résolue par des politiques visant à préserver le statut du dollar, mais à améliorer le partage des charges avec nos partenaires commerciaux. La politique commerciale internationale tentera de récupérer une partie des avantages que nos réserves apportent à nos partenaires commerciaux et de relier ce partage des charges économiques au partage des charges de défense. Bien que les effets Triffin aient pesé sur le secteur manufacturier, des tentatives seront faites pour améliorer la position de l’Amérique au sein du système sans détruire ce dernier. Quelle que soit la politique adoptée, il existe un risque de conséquences négatives importantes pour les marchés financiers et l’économie. L’administration peut toutefois prendre certaines mesures pour tenter d’atténuer ces conséquences et rendre les changements de politique aussi efficaces que possible.

Chapitre 3 : Tarifs douaniers

Les tarifs douaniers sont un outil familier au président Trump et à son équipe, puisqu’ils ont été utilisés – avec succès – à grande échelle en 2018-2019 dans les négociations commerciales avec la Chine. Ces tarifs douaniers ont été adoptés sans que les conséquences macroéconomiques soient perceptibles : l’inflation est restée stable, voire a diminué, et la croissance du PIB a continué à être plutôt bonne malgré le cycle de hausse des taux de la Fed. Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que les tarifs douaniers soient à nouveau un outil principal. (…)

Tarifs douaniers et compensation par évolution du taux de change 

Avant d’examiner comment les régimes tarifaires unilatéraux et multilatéraux pourraient fonctionner dans la pratique, je passe d’abord en revue certains aspects économiques des tarifs douaniers. Plusieurs dimensions essentielles doivent être étudiées : l’inflation, l’incidence et l’efficacité (y compris la façon dont les tarifs douaniers se comparent à d’autres types de taxes). Dans l’analyse qui suit, la question cruciale est de savoir dans quelle mesure les devises s’ajustent pour compenser les changements dans les régimes douaniers internationaux. (…) 

La raison classique pour laquelle les devises compensent les variations des tarifs douaniers est que les tarifs améliorent la balance commerciale, ce qui exerce une pression à la hausse sur la monnaie pour des raisons traditionnelles. Mais les monnaies peuvent également s’ajuster parce que les banques centrales des pays ajustent les taux d’intérêt pour compenser l’inflation et les variations de la demande ; ou parce que l’offre finale est déterminée par l’avantage comparatif et la demande finale par les préférences, et les monnaies s’ajustent pour compenser les changements comme les droits de douane ; ou parce que les perspectives de croissance du pays qui applique les tarifs s’améliorent par rapport au pays qui les applique, attirant des flux d’investissement. (…)

Inflation 

Bien qu’en principe les tarifs douaniers puissent être non inflationnistes, quelle est la probabilité que cela se produise ? Dans les données macroéconomiques de l’expérience 2018-2019, les tarifs douaniers ont fonctionné à peu près comme décrit ci-dessus. Le taux de droit effectif sur les importations chinoises a augmenté de 17,9 points de pourcentage depuis le début de la guerre commerciale en 2018 jusqu’au taux de droit maximal en 2019 (voir Brown, 2023). Alors que les marchés financiers digéraient la nouvelle, le renminbi chinois s’est déprécié par rapport au dollar au cours de cette période de 13,7 %, de sorte que le prix des importations en USD après tarif a augmenté de 4,1 %. En d’autres termes, l’évolution de la monnaie a compensé plus des trois quarts du tarif, ce qui explique la pression à la hausse négligeable sur l’inflation. (…) Cela explique l’opinion du camp Trump selon laquelle la première guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine n’était pas inflationniste.

Compte tenu de la place que l’inflation a prise dans le débat politique américain entre 2022 et 2024, les partisans de Donald Trump accordent une attention particulière à cette dernière. Mais cela entre ici en contradiction avec la volonté de réduire le déficit commercial. Car si les droits de douane n’ont aucun impact sur le pouvoir d’achat des consommateurs américains, comment seraient-ils censés réduire les importations ?

C’est sans doute pour cela que l’administration Trump a concentré ses premiers droits de douanes sur des biens intermédiaires, tels que l’acier et l’aluminium. 

C’était déjà le choix qui avait été fait lors de la première présidence : éviter le plus possible de frapper les biens de consommation. Mais les taxes sur les biens intermédiaires ne sont évidemment pas sans incidence à terme sur les prix à la consommation. Surtout, ce sont peut-être les plus dévastateurs en termes économiques puisqu’ils réduisent la compétitivité des industries avals : les droits de douane imposés sur ces produits en 2018 auraient ainsi conduit à la disparition de 75 000 emplois aux États-Unis 2.

Si les données macroéconomiques semblent cohérentes avec la théorie de la compensation par évolution du taux de change, les universitaires qui étudient les microdonnées au niveau des biens ont une vision plus sévère de cette expérience. Par exemple, Cavallo, Gopinath, Neiman et Jang (2021) étudient des microdonnées détaillées sur les biens importés par les détaillants et constatent que le prix d’importation en dollars a augmenté du montant des droits de douane et que l’appréciation du dollar n’a pas eu beaucoup d’effet sur les droits de douane. En d’autres termes, ils soutiennent que le mouvement de la devise ne s’est pas répercuté sur les prix à l’importation. Des conclusions similaires sont tirées par Fajgelbaum et al (2020) et Amiti, Redding et Weinstein (2019). (…)

(Les méthodes d’analyse de différence dans les différences sur les microdonnées surestiment) l’effet des tarifs sur les prix. Néanmoins, considérons les résultats de Cavallo et al. à la lettre, et supposons que l’Amérique impose un tarif de 10 % sur toutes les importations, conformément aux propositions du président Trump. Avec une répercussion complète, cela entraînerait (…) une augmentation des prix  à la consommation d’un point de pourcentage. En intégrant l’effet de 40 à 70 points de base sur l’inflation dû à l’appréciation du dollar, on obtiendrait une répercussion totale des tarifs sur les niveaux de prix de 0,3 % à 0,6 % de l’IPC. Toutes choses étant égales par ailleurs et dans un environnement économique calme, une augmentation aussi modeste serait une augmentation ponctuelle du niveau des prix et donc transitoire, plutôt que de contribuer à une inflation durable. Dans des périodes plus turbulentes et des courants inflationnistes plus forts, un tel changement pourrait se répercuter sur les attentes d’inflation et devenir plus persistant, contribuant à une spirale inflationniste des biens et des salaires. (…)

De toute évidence, l’expérience de 2018-2019 a montré que les augmentations du niveau général des prix n’ont été que imperceptibles. De plus, l’ensemble de la réforme fiscale, de la déréglementation et de l’abondance énergétique peuvent servir de moteurs de désinflation significatifs qui étouffent toute impulsion inflationniste naissante ; il est tout à fait possible que même avec des tarifs douaniers substantiels, la politique de l’administration Trump soit globalement désinflationniste. (…)

Incidence, recettes et flux commerciaux 

Comme pour l’inflation, la question de savoir qui supporte le fardeau des droits de douane dépendra des prix qui s’ajustent. Dans un monde où les devises compensent parfaitement le mouvement des tarifs, le prix effectif des biens importés ne change pas (…). Le pouvoir d’achat des consommateurs américains n’est pas affecté, puisque les droits de douane et les fluctuations monétaires s’annulent, mais comme les citoyens des pays exportateurs sont devenus plus pauvres en raison des fluctuations monétaires, le pays exportateur « paie » ou supporte le fardeau de la taxe, tandis que le Trésor américain collecte les recettes. Bien que le prix effectif payé par les importateurs américains ne change pas beaucoup avec une compensation parfaite par évolution du taux de change, les exportateurs américains sont désormais confrontés à un défi de compétitivité dans la mesure où le dollar est devenu plus coûteux pour les importateurs étrangers. (…). 

Finalement, les droits de douane n’auraient pas pour effet de relancer l’industrie manufacturière américaine : il s’agit de faire payer les « citoyens des pays exportateurs ». C’est une illustration assez claire de la logique impériale qui inspire la seconde administration Trump — du Panama au Groenland en passant par le Canada

On comprend aussi mieux pourquoi Donald Trump insiste autant sur le remplacement des impôts fédéraux par des droits de douane : certains de ses conseillers considèrent donc qu’il est possible de faire payer les entrprises et consommateurs étrangers pour les dépenses du gouvernement fédéral.

Il y a donc un compromis : si les devises s’ajustent parfaitement, le gouvernement américain collecte des recettes de manière non inflationniste payées par les étrangers via un pouvoir d’achat réduit, mais les exportations peuvent être grevées. Les décideurs politiques peuvent en partie atténuer tout frein aux exportations par un programme de déréglementation agressif, qui contribue à rendre la production américaine plus compétitive. (…)

En revanche, si la compensation par évolution du taux de change n’a pas lieu, les consommateurs américains subiront des prix plus élevés et les droits de douane seront à leur charge. Des prix plus élevés inciteront, au fil du temps, à une reconfiguration des chaînes d’approvisionnement. Les producteurs américains auront une meilleure compétitivité en vendant sur le marché américain et les importateurs seront incités à trouver des alternatives aux importations soumises à des droits de douane. À mesure que les flux commerciaux s’ajustent, la balance commerciale peut diminuer, mais les droits de douane ne rapportent alors plus beaucoup de recettes. (…)

Quelle est la probabilité qu’une compensation par évolution du taux de change se produise ?

(…) En 2025-2026, l’écart de rendement des titres du Trésor par rapport à la dette des autres pays pourrait se réduire si la Fed poursuit son cycle de réduction des taux d’intérêt pour rattraper les autres banques centrales et si les facteurs spéciaux qui stimulent la croissance américaine — comme la politique budgétaire — s’estompent davantage et si la croissance américaine converge vers le reste du monde. Un environnement de rendement en baisse pourrait rendre plus difficile pour le dollar de se redresser pour compenser les hausses de tarifs douaniers. 

Par ailleurs, les inquiétudes concernant la viabilité de la dette américaine pourraient prendre le dessus et empêcher le dollar de s’apprécier pour compenser les tarifs douaniers. Le déficit américain pour le dernier exercice et pour cet exercice est proche de 7 % du PIB, en période d’expansion en temps de paix — un degré de laxisme budgétaire sans précédent. (…) Comme les devises s’échangent toujours les unes par rapport aux autres, les marchés devraient devenir excessivement préoccupés par les problèmes budgétaires américains pour que cela empêche une hausse du dollar. Compte tenu des tendances démographiques de nombreux autres pays, ils ont également de graves problèmes budgétaires à l’horizon, même si leurs déficits primaires ne devraient pas augmenter autant. De plus, comme les tarifs douaniers augmentent les recettes, les inquiétudes concernant le déficit devraient être apaisées par des hausses des taux de droits de douane, ce qui suggère qu’il s’agit d’un moyen peu probable d’empêcher une appréciation. 

Une autre raison pour laquelle le dollar pourrait ne pas s’apprécier comme en 2018-2019 est qu’il parte de niveaux plus élevés. En 2018, l’indice DXY était au bas de sa fourchette post-2014. Au moment de la rédaction de cet article, il se situe au milieu de cette fourchette. Cela serait plus inquiétant si le DXY était proche du sommet de sa fourchette. (…) 

En revanche, l’ancien président Trump a exprimé le désir de prendre des mesures pour déréglementer de manière agressive certains pans de l’économie. Si cela sert à stimuler la croissance, cela pourrait fournir un soutien non inflationniste supplémentaire au dollar. En résumé, il est bien sûr possible que la compensation par évolution du taux de change ne se produise pas lors de la prochaine itération des tarifs douaniers, mais compte tenu des raisons plausibles pour lesquelles cela pourrait être le cas, une compensation semble plus probable que non.

La mise en œuvre des tarifs douaniers

Mise en œuvre graduée

En optant pour des droits de douane de 60 % pour la Chine ou de 10 % pour le reste du monde, une telle approche devient très importante. Au cours de son premier mandat, le président Trump a cherché à utiliser les droits de douane pour obtenir un accord commercial avec la Chine, qui a finalement pris la forme de l’accord de « phase 1 » — un engagement à améliorer les pratiques en matière de propriété intellectuelle, de cybersécurité, de barrières non tarifaires, d’ouverture aux services financiers et d’achats de matières premières agricoles – qui a ensuite été violé et ignoré par la Chine. Les droits de douane étant un outil de négociation, le président s’est montré flexible dans leur mise en œuvre — l’incertitude quant à leur applicabilité, leur date et leur ampleur ajoute à l’effet de levier dans une négociation, en créant la peur et le doute. Dans un second mandat, il y a moins de raisons de négocier avec les Chinois, puisqu’ils ont déjà abdiqué leurs responsabilités dans le cadre de l’accord de phase 1. Lorsqu’une personne a déjà démontré qu’elle se détournait de ses engagements, pourquoi se donner la peine d’essayer d’obtenir davantage, sans une certaine forme de garantie — comme le placement de ses réserves sous séquestre ? 

Au lieu de cela, pour aider à minimiser l’incertitude et les conséquences négatives des tarifs douaniers, l’administration peut utiliser des orientations prospectives crédibles, similaires à celles utilisées par la Réserve fédérale pour toute une série de politiques. Le gouvernement américain pourrait annoncer une liste d’exigences de la politique chinoise — par exemple, l’ouverture de certains marchés aux entreprises américaines, la fin ou les réparations pour le vol de propriété intellectuelle, les achats de matières premières agricoles, l’appréciation de la monnaie, etc. Les États-Unis peuvent procéder à la mise en œuvre progressive des tarifs douaniers si la Chine ne répond pas à ces exigences. L’Administration  pourrait annoncer un calendrier, par exemple une augmentation mensuelle de 2 % des tarifs douaniers sur la Chine, à perpétuité, jusqu’à ce que les exigences soient satisfaites. Une telle politique 1) augmenterait progressivement les tarifs à un rythme pas trop différent de celui de 2018-2019, que l’économie semblait pouvoir absorber facilement ; 2) mettrait la balle dans le camp de la Chine pour réformer son système économique ; 3) permettrait aux tarifs douaniers de dépasser 60 % à mi-parcours du mandat, ce que le président Trump a exprimé vouloir (« 60 % est un point de départ ») ; 4) fournir aux entreprises une clarté sur la trajectoire des tarifs douaniers, ce qui les aidera à élaborer des plans pour faire face aux ajustements de la chaîne d’approvisionnement et au déplacement de la production hors de Chine ; 5) limiter la volatilité des marchés financiers en supprimant l’incertitude concernant la mise en œuvre. 

Si la « logique graduée » dont parle Miran paraît séduisante à première vue, elle sous-estime sans doute l’impact qu’aurait un effet d’anticipation devant une telle annonce. Face à un tel calendrier d’augmentation des taux, il est probable que les entreprises avancent dans le temps leurs importations, conduisant à une augmentation, au moins à court-terme, de ces dernières.

On a de fait déjà assisté à un exemple de ce phénomène : en janvier 2025, les exportations de Taiwan vers le Mexique ont augmenté de près de 500 % 3. Cela pourrait mettre sous pression l’administration Trump qui serait alors confronté à des résultats sur le plan de la balance des biens exactement contraires à son objectif politique. Cela devrait également aboutir à des premiers résultats décevants sur le plan des recettes douanières.

La période 2018-2019 n’a pas gravement entravé l’économie chinoise et n’a pas ramené toutes ses chaînes d’approvisionnement aux États-Unis. Cela est dû en partie au fait qu’il s’agissait d’un choc ponctuel sur les taux de droits de douane, qui a été en grande partie compensé par la monnaie. En revanche, un plan comme celui présenté ci-dessus entraînerait une augmentation perpétuelle des taux de droits de douane sur une trajectoire connue et progressive. Cela insufflerait probablement des pressions financières beaucoup plus fortes sur la Chine et davantage de réorganisation des chaînes d’approvisionnement. Et avec une pression importante sur la Chine, il est probable qu’elle obtienne de plus grandes concessions commerciales. Il est essentiel, dans le sillage de leur abdication des engagements de la Phase 1, que les obligations chinoises au titre des accords commerciaux soient désormais garanties plutôt que non garanties. 

Échelles graduées, effet de levier et sécurité 

La dernière guerre commerciale a vu des gradations de taux de droits de douane pour différents types de produits importés de Chine. Il est probable que la prochaine administration Trump adopte une approche similaire en ce qui concerne les produits et les partenaires commerciaux. Bien que le président Trump ait proposé un tarif de 10 % sur l’ensemble du globe, il est peu probable qu’un tel tarif soit uniforme d’un pays à l’autre. De cette manière, les tarifs douaniers créent un levier de négociation pour inciter le reste du monde à accepter de meilleures conditions commerciales et sécuritaires. L’Amérique encouragerait les autres pays à abaisser les tarifs douaniers, améliorant ainsi le partage des charges. On peut imaginer une longue liste de critères commerciaux et sécuritaires qui pourraient conduire à des tarifs plus élevés ou plus bas, en partant du principe que l’accès au marché de consommation américain est un privilège qui doit être mérité, et non un droit. 

Stephen Miran identifie deux leviers américains dans les négociations : la garantie de sécurité et la taille du marché intérieur. Le premier étant fortement remis en cause par l’administration Trump comme l’a illustré — entre autres — le discours de J.D. Vance à Munich traduit et commenté dans ces pages, il semble que la stratégie la stratégie de Miran s’appuiera surtout sur le second.

Par exemple, les États-Unis pourraient vouloir faire une discrimination en fonction des critères suivant :

  • La nation applique-t-elle des tarifs douaniers similaires à ceux appliqués par les États-Unis à ses exportations ? 
  • La nation a-t-elle l’habitude de déprécier sa monnaie, par exemple en accumulant des quantités excessives de réserves de change ? 
  • La nation ouvre-t-elle ses marchés aux entreprises américaines de la même manière que l’Amérique ouvre ses marchés aux entreprises étrangères opérant aux États-Unis ? 
  • La nation respecte-t-elle les droits de propriété intellectuelle américains ? 
  • La nation aide-t-elle la Chine à échapper aux tarifs douaniers par le biais de la réexportation ? 
  • La nation s’acquitte-t-elle intégralement de ses obligations envers l’OTAN ? 
  • La nation se range-t-elle du côté de la Chine, de la Russie et de l’Iran dans les principaux conflits internationaux, par exemple aux Nations Unies ? 
  • La nation aide-t-elle les entités sanctionnées à échapper aux sanctions ou à commercer avec des entités sanctionnées ? 
  • La nation soutient-elle ou s’oppose-t-elle aux efforts de sécurité des États-Unis sur divers théâtres ? 
  • La nation abrite-t-elle des ennemis des États-Unis, par exemple des terroristes ou des cybercriminels ? 
  • Les dirigeants de la nation dénoncent-ils les États-Unis sur la scène internationale ? 

En raison des préoccupations concernant les impacts d’un tel système sur les marchés mondiaux, une administration Trump pourrait vouloir poursuivre une approche progressive des taux comme décrite ci-dessus, en commençant par des tarifs bas et en n’atteignant que le taux maximum de 10 % au fil du temps. De plus, un tel système est susceptible de commencer avec un petit nombre de critères au fur et à mesure qu’il est testé, puis le nombre de critères peut augmenter. Si le système est efficace au fil du temps, soit pour augmenter les recettes, soit pour inciter à un traitement plus favorable de la part des partenaires commerciaux, il pourrait éventuellement avoir un taux de droit de douane supérieur de manière significative à 10 %, qui s’appliquerait à un petit nombre de pays. Comme pour le code des impôts national, une fois que le gouvernement commence à prévoir des exclusions et des déductions pour divers comportements, il doit augmenter les taux pour atteindre les mêmes objectifs de recettes.

Un tel système peut incarner l’idée que la sécurité nationale et le commerce sont étroitement liés. Les conditions commerciales peuvent être un moyen d’obtenir de meilleurs résultats en matière de sécurité et de partage des charges. Selon Scott Bessent, « une segmentation plus claire de l’économie internationale en zones basées sur des systèmes économiques et de sécurité communs aiderait (…) à mettre en évidence la persistance des déséquilibres et à introduire davantage de points de friction pour les traiter ». Les pays qui veulent faire partie du parapluie de la défense doivent également faire partie du parapluie du commerce équitable. Un tel outil peut être utilisé pour faire pression sur d’autres nations pour qu’elles se joignent à nos tarifs contre la Chine, créant ainsi une approche multilatérale des tarifs. Forcés de choisir entre faire face à des tarifs sur leurs exportations vers le consommateur américain ou appliquer des tarifs sur leurs importations en provenance de Chine, que choisiront-ils ? Cela dépend des taux de droits relatifs et de l’importance de chacun pour leurs économies et leur sécurité. La tentative de créer un mur tarifaire mondial autour de la Chine augmenterait la pression sur la Chine pour réformer son système économique, au risque d’une volatilité mondiale nettement plus importante, les chaînes d’approvisionnement étant soumises à une pression accrue pour s’adapter. (…)

En associant étroitement économie et sécurité nationale, on voit que la doctrine Miran de l’administration Trump s’inscrit dans la logique du capitalisme politique. Toutefois, une interrogation légitime semble se poser : là où, sous le mandat Biden, la sécurité nationale prenait clairement le pas sur l’économie — le meilleur exemple étant sans doute la sourde oreille opposée aux plaintes récurrentes de l’industrie technologique sur les contrôles exports vis-à-vis de la Chine — on peut se demander si la logique n’est pas inversée à l’ère Trump 2.0. L’administration américaine cherche-t-elle réellement à défendre la sécurité nationale ou plutôt à trouver des avantages économiques — des minerais en Ukraine, une suppression des droits de péage du Canal de Panama, le paiement d’une partie des charges de l’État fédéral par les citoyens allemands, japonais et chinois au travers de la dépréciation de leurs monnaies respectives — en mobilisant l’argument de la sécurité nationale et les outils de la puissance américaine à cet effet ? Cela peut-être même aux dépens des intérêts de sécurité nationale des États-Unis : si l’on applique a contrario la thèse de Farrell et Newman déjà citée, il y a un risque à rendre trop « visible » l’infrastructure de la puissance américaine. Sur le modèle de Huawei ou de CIPS, des adversaires des États-Unis comme la Chine pourraient être tentés de bâtir un système alternatif. Comme le montrait Benjamin Bürbaumer dans ces pages, c’est d’ailleurs le cœur du projet contre-hégémonique de Pékin.

Tarifs douaniers et compétitivité 

Les recettes publiques doivent provenir de quelque part et nécessitent une certaine forme de taxation. Les caractéristiques du code des impôts affectent la croissance économique globale et la compétitivité internationale. Beaucoup dans le camp de Trump les considèrent comme liées. Le coût relatif de la production de biens destinés à l’exportation, ou de l’importation d’ailleurs, peut être affecté par le fait qu’une nation taxe le travail, la consommation, le capital ou le commerce. 

Dévaluations fiscales 

La littérature sur ce qu’on appelle les dévaluations fiscales étoffe cette idée. Par exemple, Fahri, Gopinath et Itskhoki (2013) montrent que les effets économiques de la dévaluation du taux de change peuvent être parfaitement reproduits par deux combinaisons de politiques : soit un tarif d’importation et une subvention à l’exportation, soit une augmentation de la taxe à la consommation et une réduction des charges sociales. Ces combinaisons découragent l’utilisation nationale des biens et services et encouragent la production nationale, et produisent des résultats économiques identiques aux dévaluations monétaires. Les politiques fiscales et les devises sont deux moyens de stimuler la compétitivité, et cette équivalence contribue à construire l’intuition du rapport devise-tarif. (Notez que ce qui n’est pas le même dans chacune de ces combinaisons de politiques est le montant net des recettes collectées.) 

En raison de l’accent mis sur la compétitivité, il est peu probable qu’une deuxième administration Trump soutienne une augmentation des taux d’imposition nationaux, qu’il s’agisse de l’impôt sur les sociétés ou sur le revenu. Son objectif sera, en grande partie, de faire de l’Amérique un endroit plus attrayant pour investir et embaucher que d’autres pays, en particulier la Chine, et des taux d’imposition nationaux plus élevés compromettent cet objectif.  (…) Le maintien de faibles taux d’imposition est un moyen de générer des investissements et des emplois aux États-Unis – et c’est encore mieux lorsqu’ils sont financés en partie par des droits de douane sur les importations étrangères. Cet argument s’applique également aux taux d’imposition du revenu. Tant que l’offre de travail n’est pas parfaitement élastique, un impôt sur le revenu réduira le salaire après impôt perçu par les travailleurs et obligera les entreprises à compenser une partie de l’impôt par des salaires plus élevés. Une augmentation des impôts sur le revenu du travail rend ainsi plus coûteux l’emploi de travailleurs aux États-Unis par rapport à l’emploi de travailleurs à l’étranger ou à l’investissement dans un capital permettant d’économiser du travail. Des travailleurs plus chers, toutes choses égales par ailleurs, signifient moins d’emplois par rapport aux machines ou aux importations. 

Distorsions et taux douaniers optimaux

Les économistes ont également passé beaucoup de temps à étudier comment le code des impôts affecte les décisions économiques, appelées « distorsions », si elles éloignent l’économie d’un équilibre de premier ordre maximisant l’efficacité. (…) Certaines de ces distorsions peuvent avoir d’énormes conséquences au fil du temps. Par exemple, si les décisions d’implantation des entreprises sont influencées par les impôts, les économies d’agglomération peuvent être fortement inhibées, ce qui réduit considérablement l’innovation et la croissance de la productivité à long terme. 

Les coûts de distorsion de la fiscalité sont convexes, c’est-à-dire que les hausses d’impôts sont beaucoup plus coûteuses lorsqu’on part de taux déjà élevés. Une hausse d’un point du taux marginal d’imposition de 35 % à 36 % est beaucoup plus dommageable pour l’économie qu’une hausse d’un point du taux d’imposition de 2 % à 3 %. Les coûts sont convexes parce que plus les taux d’imposition sont élevés, plus les ménages et les entreprises ajustent intensément leur comportement pour éviter la charge fiscale. Comme les taux marginaux sont déjà beaucoup plus élevés sur les revenus du travail et du capital que sur les importations, les conséquences économiques d’une augmentation des taux de droits de douane pourraient bien être moins problématiques qu’une augmentation des taux d’imposition sur les revenus ou sur les sociétés. (…)

Classiquement, des tarifs modestes peuvent améliorer le bien-être parce que la réduction de la demande du pays qui impose les tarifs fait baisser les prix des biens importés. Alors que le tarif entraîne des pertes de bien-être dues à des distorsions en raison de la réduction des importations et d’une production nationale plus coûteuse, jusqu’à un certain point, ces pertes sont dominées par les gains résultant de la baisse des prix des importations. Une fois que la réduction des importations devient suffisamment importante, les avantages de la baisse des prix des importations cessent de l’emporter sur les coûts, et les droits de douane réduisent le bien-être. Le fait que les droits de douane augmentent d’abord puis diminuent ensuite le bien-être implique un taux de droits de douane « optimal », à partir duquel le pays a récolté tous les avantages possibles des droits de douane et un taux de droits de douane plus élevé réduit le bien-être. À titre de référence, le chapitre du Handbook of International Economics de Costinot et Rodriguez-Clare (2014) indique que le tarif optimal pour les États-Unis dans le cadre de paramétrisations plausibles est d’environ 20 %. En effet, tant que les droits de douane ne dépassent pas 50 %, ils continuent d’améliorer le bien-être par rapport à un commerce complètement ouvert. En d’autres termes, l’augmentation des droits de douane globaux effectifs à partir de niveaux actuellement bas proches de 2 % augmentera en fait le bien-être global aux États-Unis. Une fois que les droits de douane commencent à augmenter au-delà de 20 % (sur une base large et effective), ils réduisent le bien-être. (…) 

Cette phrase est assez révélatrice et mérite d’être relevée : chez certains décideurs économiques à la Maison-Blanche, des droits de douanes « optimaux » se situeraient donc aux alentours de 20 %.

Ces arguments se heurtent à des difficultés lorsque d’autres pays commencent à riposter aux droits de douane américains, comme la Chine l’a fait modestement en 2018-2019. Si les États-Unis augmentent un droit de douane et que d’autres pays l’acceptent passivement, cela peut alors améliorer le bien-être global, comme dans la littérature sur les droits de douane optimaux. Cependant, les droits de douane de rétorsion imposent des coûts supplémentaires aux États-Unis et font courir le risque d’une escalade des représailles dépassant les tarifs optimaux, ce qui conduit à une rupture du commerce mondial. (…) Il sera donc très important d’empêcher les représailles. Étant donné que les États-Unis sont une source importante de demande de consommation pour le monde, avec des marchés financiers robustes, ils peuvent résister plus facilement que d’autres pays à une escalade des représailles et sont plus susceptibles de gagner une partie de bras de fer. Rappelons que l’économie chinoise dépend des contrôles des capitaux qui maintiennent l’épargne investie dans des allocations de capital de plus en plus inefficaces vers des actifs improductifs comme des immeubles d’appartements vides. Si l’escalade des représailles entraîne une pression croissante sur ces contrôles des capitaux pour que l’argent quitte la Chine, leur économie peut connaître une volatilité bien plus grave que l’économie américaine. Cet avantage naturel limite la capacité de la Chine à répondre aux augmentations des droits de douane. En ce qui concerne les autres pays, si l’administration Trump fusionne explicitement la sécurité nationale et la politique commerciale, elle pourrait fournir des incitations contre les représailles. Par exemple, elle pourrait déclarer qu’elle considère les obligations de défense conjointe et le parapluie de défense américain comme moins contraignants ou moins fiables pour les pays qui appliquent des tarifs de rétorsion. 

De plus, il n’est pas clair si l’on doit considérer l’échec de cette dissuasion comme un mauvais résultat. Supposons que les États-Unis imposent des tarifs douaniers à leurs partenaires de l’OTAN et menacent d’affaiblir leurs obligations de défense conjointe dans le cadre de l’OTAN s’ils sont frappés de tarifs de rétorsion. Si l’Europe riposte mais augmente considérablement ses propres dépenses et capacités de défense, allégeant le fardeau des États-Unis pour la sécurité mondiale et menaçant moins d’extension excessive de nos capacités, elle aura atteint plusieurs objectifs. L’Europe jouant un rôle plus important dans sa propre défense permet aux États-Unis de se concentrer davantage sur la Chine, qui représente une menace économique et de sécurité nationale bien plus grande pour l’Amérique que la Russie, tout en générant des revenus. 

Ce qui est clair, cependant, c’est qu’au vu de toutes ces considérations, l’équipe Trump considérera les tarifs douaniers comme un moyen efficace d’augmenter les impôts des étrangers pour financer le maintien de faibles taux d’imposition pour les Américains. Les taux réduits d’impôt sur le revenu des personnes physiques introduits par le Tax Cuts and Jobs Act doivent expirer en 2026 et les prolonger intégralement sans augmenter les déficits pourrait nécessiter de lever près de 5 000 milliards de dollars de nouvelles recettes ou de dette sur une période budgétaire de dix ans. Il ne fait aucun doute que les tarifs douaniers constituent une grande partie de la réponse à la prolongation des réductions d’impôts ; les recettes doivent venir de quelque part

Chapitre 4 : Devises

Politique de change et risques 

Dans le monde de Triffin, la demande d’actifs de réserve provoque des écarts persistants par rapport aux équilibres des marchés des changes qui équilibreraient les échanges commerciaux. Ce déséquilibre commercial se produit parce que le taux de change réel est trop élevé. La surévaluation du taux de change peut être corrigée par des droits de douane, comme indiqué ci-dessus, ou en s’attaquant à la sous-évaluation des monnaies d’autres nations, comme l’ont parfois évoqué le président Trump, le vice-président élu JD Vance et d’anciens responsables de l’administration Trump comme Peter Navarro et Robert Lighthizer. La politique monétaire entraîne des considérations différentes de celles des droits de douane. Le principal risque de la recherche d’un dollar à sa juste valeur est que l’intervention politique rende les actifs en dollars moins attrayants aux yeux des investisseurs étrangers. 

Au moment de la rédaction du présent document, le rendement de la dette américaine à dix ans est d’environ 4,25 % par an. Supposons que le mouvement vers la valorisation de la monnaie qui se produirait dans un équilibre de la balance commerciale se traduise par une attente des détenteurs étrangers de titres du Trésor américain à une réduction de 15 % de la valeur nationale de leurs avoirs en titres du Trésor américain : cela représente près de quatre ans de paiements d’intérêts et plus d’un tiers de tous les intérêts attendus sur la durée de vie du titre. La dette des titres du Trésor américain à trois ans rapporte 4,1 %, ce qui implique que la dévaluation absorberait plus que tous les intérêts attendus, c’est-à-dire que le détenteur du titre perd de l’argent sur la durée de vie du titre. Ces risques peuvent être un frein à la détention de titres à revenu fixe libellés en dollars. Si un changement attendu de la valeur des devises conduit à des sorties massives du marché du Trésor, à une époque de déficits budgétaires croissants et de risque d’inflation toujours présent, cela pourrait entraîner une hausse des rendements à long terme. Étant donné que des pans importants de l’économie, comme le logement, sont liés à la partie basse et à la partie longue de la courbe des rendements, une telle hausse pourrait avoir des conséquences négatives importantes. Ce risque sera quelque peu aggravé si l’inflation reste élevée. (…) 

Les accords multilatéraux sur les devises ont toujours été le principal moyen de mettre en œuvre des changements intentionnels dans la valeur du dollar. L’accord du Plaza de 1985, dans lequel les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Japon et le Royaume-Uni se sont coordonnés pour affaiblir le dollar, et l’accord du Louvre de 1987, qui a mis un terme à cet affaiblissement, sont généralement considérés comme des approches efficaces pour ajuster les niveaux de change (bien que leurs conséquences économiques soient un peu plus controversées). Étant donné que la valeur du dollar dans les échanges étrangers dépend également des forces qui affectent les devises des partenaires commerciaux, une coordination avec ces partenaires sur l’objectif de changer la valeur du dollar peut être très utile. 

Aujourd’hui, les deux autres principales devises sont l’euro et le renminbi, bien que le yen soit également important. Dans l’état actuel des choses, il y a peu de raisons de s’attendre à ce que l’Europe ou la Chine acceptent une action coordonnée pour renforcer leurs devises. La croissance réelle du PIB européen est inférieure à 1 % depuis près de trois ans, et l’essor de l’industrie chinoise d’exportation d’automobiles inquiète tellement l’Europe qu’elle met en œuvre son propre ensemble de mesures protectionnistes pour limiter les importations. La croissance intérieure chinoise a été si faible que le pays a choisi de redoubler d’efforts pour s’assurer un revenu marginal, au grand désarroi du reste du monde. En effet, la Chine n’était pratiquement pas un acteur des exportations automobiles mondiales il y a quelques années à peine, et elle est aujourd’hui devenue le plus grand exportateur mondial d’automobiles. Ni l’Europe ni la Chine ne seront d’humeur à réduire leurs subventions industrielles et autres interventions sur le marché qui réaffecteraient la demande manufacturière échangeable vers les États-Unis. Le Japon, le Royaume-Uni et potentiellement le Canada et le Mexique pourraient se montrer plus ouverts à une intervention monétaire, mais ne sont pas assez importants dans l’économie mondiale actuelle pour atteindre l’objectif souhaité. Rappelons plutôt que le président Trump considère les tarifs douaniers comme un moyen de négociation pour conclure des accords. Il est plus facile d’imaginer qu’après une série de tarifs punitifs, des partenaires commerciaux comme l’Europe et la Chine deviennent plus réceptifs à une forme d’accord monétaire en échange d’une réduction des tarifs douaniers. Les accords monétaires étant généralement nommés d’après les stations balnéaires où ils sont négociés, comme Bretton Woods et Plaza, je décrirai avec une certaine licence poétique l’accord potentiel de l’administration Trump, comme d’autres l’ont fait, comme les futurs « accords de Mar-a-Lago ».

Pour Stephen Miran, la grande stratégie trumpienne en matière d’économie internationale est donc d’utiliser les droits de douane comme un levier de négociation pour parvenir à une réévaluation des monnaies des pays excédentaires — dans une sorte de remake des années 1980. À l’époque, les mesures protectionnistes, notamment les quotas sur l’acier, ainsi que la proximité avec les alliés sur les sujets de sécurité et de défense, avaient été mobilisés par l’administration Reagan pour parvenir à l’accord du Plaza. 

Mais jamais Stephen Miran ne semble se demander quel serait l’impact d’une appréciation sur le solde courant des États-Unis. 

Nous ne sommes plus dans les années 1980 : en particulier, le développement des chaînes de valeurs mondiales vient réduire l’impact des dépréciations sur l’évolution du solde car cela renchérit le coût en dollars des produits intermédiaires. Surtout, l’expérience récente montre que le solde courant américain ne réagit plus si fortement à l’évolution des changes, celui-ci s’étant dégradé jusqu’au milieu des années 2000 malgré une forte chute du dollar et étant resté stable malgré une forte appréciation dans la deuxième moitié des années 2010 — ce dernier mouvement s’expliquant en partie par l’amélioration de la balance sur les produits énergétiques 4.

Cependant, il existe de nombreuses différences entre l’économie d’aujourd’hui et celle des années 1980. D’une part, la dette brute américaine en pourcentage du PIB dépasse désormais 120 %, contre environ 40 % lorsque l’accord du Plaza a été conclu. Cela suscite des inquiétudes quant aux conséquences pour le marché de la dette qui n’existait pas dans les années 1980. (…) 

Pour atténuer les conséquences financières indésirables potentielles (comme des taux d’intérêt plus élevés), la vente de réserves peut s’accompagner d’une modification de l’échéance des réserves restantes. La demande accrue de dette à long terme par les gestionnaires de réserves contribuera à maintenir les taux d’intérêt bas, même si l’ajustement monétaire entraîne une vente globale de titres à revenu fixe en dollars américains. (…) Si les réserves sont détenues en obligations à cent ans, comme le suggère Poszar, la pression financière exercée sur le contribuable américain pour financer la sécurité mondiale est considérablement atténuée. Le Trésor américain peut effectivement racheter la duration au marché et remplacer cet emprunt par des obligations à cent ans vendues au secteur officiel étranger. De tels accords de Mar-a-Lago donnent forme à une version du XXIe siècle d’un accord monétaire multilatéral. Une baisse de la valeur du dollar contribue à créer des emplois dans le secteur manufacturier américain et à réaffecter la demande globale du reste du monde vers les États-Unis. La dette hors réserve à terme permet d’éviter la volatilité des marchés financiers et les dommages économiques qui en résulteraient. Plusieurs objectifs sont atteints grâce à un seul accord. (…) 

Comment les États-Unis peuvent-ils obtenir l’accord de leurs partenaires commerciaux et de sécurité ? Tout d’abord, il y a le bâton des tarifs douaniers. Ensuite, il y a la carotte du parapluie de défense et le risque de le perdre. Troisièmement, les banques centrales disposent de nombreux outils pour aider à fournir des liquidités face à un risque de taux d’intérêt plus élevé. Ex ante, de nombreux doutes et questions existaient également quant à la capacité de Trump à obtenir de meilleures conditions commerciales du Mexique et du Canada, de la Corée et de la Chine, et pourtant il y est parvenu. 

[Les obligations à cent ans créent un] risque lié à la détention de dette à long terme. Il peut être atténué par des lignes de swap avec la Réserve fédérale ou, à défaut, avec le Fonds de stabilisation des changes du Trésor. L’une ou l’autre institution peut prêter des dollars aux détenteurs de réserves au pair par rapport à leurs avoirs en dette du Trésor à long terme, en raison de l’avantage de faire partie des Accords de Mar-a-Lago. Une telle liquidité évite le risque de perte à la valeur de marché sur la dette à long terme, puisque les gestionnaires de réserves auront toujours accès à des liquidités à la valeur nominale de la dette. (…) Le désir de conserver l’accès à de telles lignes de swap constituera une puissante incitation à long terme à rester dans le parapluie sécuritaire et économique des États-Unis. Une telle architecture marquerait un changement sur les marchés mondiaux aussi important que Bretton Woods ou sa fin. Elle verrait nos partenaires commerciaux supporter une part accrue du fardeau du financement de la sécurité mondiale, et les moyens de financement passeraient par un dollar plus faible, réaffectant la demande globale aux États-Unis et une réaffectation du risque de taux d’intérêt des contribuables américains aux contribuables étrangers. Elle délimiterait également plus clairement les lignes du parapluie de défense américain, supprimant une certaine incertitude quant à savoir qui est ou n’est pas éligible à la protection. 

Approches monétaires multilatérales

Faisabilité 

Plus important encore, une approche multilatérale de l’ajustement du dollar ne fonctionnera que si nos partenaires commerciaux ont des dollars à vendre. Contrairement à la période de l’accord du Plaza, la plupart des réserves de change se trouvent aujourd’hui entre les mains de nos partenaires commerciaux du Moyen-Orient et d’Asie, et non de nos partenaires commerciaux européens. Les réserves de change combinées de la zone euro s’élèvent à environ 280 milliards de dollars, et la Suisse en possède environ 800 milliards de dollars supplémentaires. En revanche, la Chine dispose de 3 000 milliards de dollars de réserves officielles (bien que les réserves non officielles soient probablement beaucoup plus élevées étant donné la nature de la Chine). Celles du Japon sont de 1 200 milliards de dollars, celle de l’Inde de 600 milliards de dollars, celle de Taiwan de 560 milliards de dollars, celle de l’Arabie saoudite de 450 milliards de dollars, celle de la Corée de 420 milliards de dollars et celle de Singapour de 350 milliards de dollars. 

Certains de ces pays ne sont pas aussi amicaux que les Européens l’étaient pendant la guerre froide. Il faudra un autre type de diplomatie pour y parvenir que celle qui a donné lieu à l’accord du Plaza — et il sera extrêmement difficile de trouver le bon équilibre entre le bâton et la carotte. De plus, une grande partie de la dette américaine est détenue par des investisseurs du secteur privé, tant institutionnels que particuliers. Ces investisseurs ne seront pas convaincus de prolonger leurs avoirs en bons du Trésor dans le cadre d’un accord. (…) La mesure dans laquelle les actifs du secteur privé fuiront le dollar dépendra de la sensibilité au prix de ces investisseurs. Les actifs détenus à des fins de réserve sont moins susceptibles de fuir que les actifs détenus pour maximiser la richesse. 

La difficulté de convaincre les partenaires commerciaux d’accepter une telle approche est une bonne raison pour utiliser des outils monétaires après les tarifs douaniers, qui offrent un levier supplémentaire dans les négociations. Si un accord monétaire est conclu, la suppression des tarifs douaniers peut être une grande partie de l’incitation. 

Approches monétaires unilatérales 

IEEPA

Le consensus à Wall Street est qu’il n’existe aucune approche unilatérale que l’administration Trump puisse adopter pour renforcer les devises sous-évaluées. Ces économistes ont tendance à désigner le taux directeur de la Réserve fédérale comme le principal moteur du dollar, puis à souligner que la Fed ne réduira pas les taux simplement parce que le président veut obtenir un résultat monétaire. Cette conclusion est fausse. Il existe toute une série de mesures qu’une administration peut prendre si elle est prête à faire preuve de créativité, qui ne dépendent pas de la baisse des taux de la Fed. Par exemple, l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA), signé par le président Jimmy Carter en 1977, confère au président des pouvoirs étendus sur les transactions internationales en réponse aux menaces d’origine étrangère « à la sécurité nationale, à la politique étrangère ou à l’économie des États-Unis ». Ces pouvoirs incluent la capacité de limiter ou d’interdire les transferts de crédit, de paiements ou de titres à l’échelle internationale. La loi est un fondement important des pouvoirs de sanctions et de l’extraterritorialité financière du Trésor. 

L’IEEPA peut également être utilisée pour décourager l’accumulation de réserves de change, si l’administration le souhaite. Si la cause profonde de la surévaluation du dollar est la demande d’actifs de réserve, le Trésor peut utiliser l’IEEPA pour rendre l’accumulation de réserves moins attrayante. Une façon d’y parvenir est d’imposer une taxe d’utilisation aux détenteurs officiels étrangers de titres du Trésor, par exemple en retenant une partie des paiements d’intérêts sur ces avoirs. Les détenteurs de réserves imposent un fardeau au secteur des exportations américaines, et la retenue d’une partie des paiements d’intérêts peut aider à récupérer une partie de ce coût. Certains détenteurs d’obligations pourraient accuser les États-Unis de ne pas honorer leur dette, mais la réalité est que la plupart des gouvernements taxent les revenus d’intérêts et que les États-Unis taxent déjà les détenteurs nationaux de titres américains sur leurs paiements d’intérêts. Bien que cette politique fonctionne par le biais des devises comme un moyen d’influencer les conditions économiques, il s’agit en fait d’une politique visant l’accumulation de réserves et non d’une politique de change formelle. Légalement, il est plus facile de structurer une telle politique sous la forme d’une redevance d’utilisation plutôt que d’une taxe, afin d’éviter d’enfreindre les conventions fiscales. Une telle politique n’est pas un contrôle des capitaux, car en la ciblant exclusivement sur le secteur officiel étranger, elle vise l’accumulation de réserves plutôt que l’investissement privé.

Bien sûr, une taxe d’utilisation risque d’entraîner une volatilité. Si l’on encourage trop de ventes de réserves, on peut assister à une déroute du dollar, à des pics des taux d’intérêt et à des limites à nos pouvoirs d’extraterritorialité financière. Cependant, une administration peut prendre certaines mesures pour atténuer ces risques : tout d’abord, commencer petit et procéder par petites étapes. En commençant par une petite taxe d’utilisation, disons 1 % des transferts d’intérêts, le Trésor peut éviter de provoquer un déluge de flux. Si cela ne suffit pas à obtenir la dévaluation souhaitée, passez à 2 %. Et ainsi de suite. Avec un changement de politique aussi radical et des conséquences potentielles énormes, une démarche progressive est nécessaire. Il faudra du temps pour trouver le « bon » niveau, mais la patience aidera à réduire les conséquences négatives. Pour aller encore plus loin dans la gradation, le Trésor pourrait envisager d’imposer une taxe uniquement sur les nouvelles émissions, plutôt que sur les anciennes. 

Deuxièmement, comme pour les tarifs douaniers, faire une distinction entre les pays. L’administration voudrait sans doute restreindre plus sévèrement les transferts de fonds à des adversaires géopolitiques comme la Chine qu’à des alliés, ou aux pays qui se livrent à des manipulations monétaires plus sévèrement qu’à ceux qui ne le font pas. L’administration voudrait probablement faire profiter nos alliés de l’utilisation de la monnaie de réserve, et non nos adversaires. Les taux d’imposition appliqués par différentes nations sur leurs avoirs en réserve peuvent être fonction de leur relation avec l’Amérique. Le Trésor peut mettre en œuvre les frais par l’intermédiaire de dépositaires de titres et d’intermédiaires financiers ; il est tout à fait dans les outils de lutte contre le blanchiment d’argent et de renseignement financier du Trésor de faire du bon travail pour identifier les propriétaires effectifs de la plupart des bons du Trésor. 

Troisièmement, obtenir la coopération volontaire de la Réserve fédérale. La Fed a une longue histoire de déférence au Trésor sur les questions de politique de change, et le Trésor à la Fed sur les questions de taux à court terme et de stabilisation de la demande (…). Lorsque le Trésor décide d’adopter une politique sur le dollar, la Fed participe généralement à sa mise en œuvre ; le Foreign Exchange Desk du système de réserve fédérale peut aider à acheter et à vendre des devises pour atteindre les objectifs du Trésor. (Pour en savoir plus sur la manière dont la Fed pourrait acheter des devises et sur la nécessité de les stériliser, voir la section suivante.) (…)

Accumulation de réserves 

Une autre approche unilatérale pour renforcer les devises étrangères consiste à imiter l’approche adoptée par certains de nos partenaires commerciaux et à accumuler des réserves de change. En prenant des dollars et en les vendant sur le marché en échange de devises d’autres pays, le gouvernement peut créer une demande supplémentaire pour d’autres devises et augmenter leur valeur. En termes de mise en œuvre, il existe deux moyens importants pour y parvenir : le premier est celui des actifs propres du Trésor, en particulier son Fonds de stabilisation des changes. Le président peut ordonner au secrétaire au Trésor d’utiliser le FSE comme il l’entend. Cependant, le FSE est de taille limitée : sa position nette totale est inférieure à 40 milliards de dollars, dont 10 milliards sont déjà investis dans des instruments de change. Le FSE peut s’auto-endetter, mais au risque d’augmenter la charge d’intérêts du gouvernement fédéral. Quels que soient les actifs étrangers que le FSE achète, ils rapporteront bien sûr quelque chose, mais dans l’économie mondiale actuelle, ses actifs rapporteront presque certainement moins que ses passifs, ce qui entraînera des pertes pour les contribuables – tant que les rendements américains seront supérieurs à ceux de nos partenaires commerciaux, il s’agira d’une proposition de portage négatif. La loi sur les réserves d’or autorise également le secrétaire à vendre de l’or de la manière « qu’il considère comme la plus avantageuse pour l’intérêt public », ce qui fournit des fonds potentiels supplémentaires pour la constitution de réserves de change. Cependant, le secrétaire est légalement tenu d’utiliser le produit de ces ventes « dans le seul but de réduire la dette nationale ». Cette exigence peut être conciliée avec l’objectif de constitution de réserves de change en faisant vendre des dollars à terme par le FSE. Si les ventes d’or sont utilisées pour fournir des dollars dans les contrats à terme, cela satisfera probablement à l’exigence légale de réduction de la dette nationale. Il existe d’autres moyens de structurer la transaction du FSE sous forme de contrat de dette pour se conformer à la loi. Bien que cela soit probablement autorisé par la loi, vendre des réserves d’or nationales pour acheter des instruments de change pourrait être politiquement coûteux et modifier la composition des actifs du FSE. Pourtant, comme l’or ne rapporte pas d’intérêts, le vendre pour obtenir une dette extérieure à rendement positif devrait générer des revenus pour le gouvernement américain. 

L’autre moyen de constituer un portefeuille de réserves est d’utiliser le compte de marché ouvert du système (System Open Market Account ou SOMA) de la Réserve fédérale, puisque le Comité fédéral de marché ouvert autorise la Fed de New York à le faire. L’utilisation du SOMA nécessite la coopération de la Fed – ce qui, je le répète, n’est pas impossible étant donné que la Fed s’en remet au Trésor sur la politique de change et peut être le résultat d’un certain nombre d’accords entre la Fed et le Trésor, mais doit être volontaire pour préserver la crédibilité de la Fed dans la lutte contre l’inflation. Étant donné la capacité de la Fed à créer de la masse monétaire à volonté et à opérer avec n’importe quelle position de capital, les contraintes de taille ne découlent pas du pouvoir d’achat, mais plutôt des actifs disponibles à l’achat. Le plus grand inconvénient de l’accumulation de réserves de change est la nécessité d’acheter quelque chose avec ces réserves – comme toujours, les taux de change ont deux faces. 

Si la Fed imprime des dollars pour acheter des devises étrangères, elle doit faire quelque chose avec cette devise étrangère. Elle peut laisser des devises étrangères dans une banque centrale étrangère, mais cela nécessite la coopération de cette banque centrale et offre un rendement relativement faible. Comme l’augmentation de la masse monétaire est inflationniste, cela impose un coût aux Américains, et utiliser les recettes pour gagner de faibles taux d’intérêt auprès d’une banque centrale étrangère n’est pas une utilisation productive des fonds. Alternativement, un fonds de réserve peut acheter des actifs, comme la dette gouvernementale étrangère à long terme, ou d’autres actifs, mais cela expose les contribuables au crédit ou à d’autres formes de risque. Si la Fed imprime 1 000 milliards de dollars et l’utilise pour acheter de la dette européenne, japonaise et chinoise pour soutenir les principales devises étrangères, cela devient 1 000 milliards de dollars en danger si un gouvernement étranger restructure ses obligations, dévaluation de sa propre monnaie ou traverse une autre forme de crise. (…) De plus, même si nous avions confiance dans les actifs chinois, il n’est même pas clair ce que nous pourrions acheter à grande échelle étant donné les contrôles de capitaux autour de l’économie chinoise. Tout comme avec les emprunts du Trésor pour acheter des actifs étrangers, la Fed perdra probablement aussi de l’argent sur un portefeuille de réserves. (…) De plus, cette forme d’intervention peut être plus inflationniste que d’autres types. Lorsque les dollars vendus sont de nouveaux dollars créés par la banque centrale, la masse monétaire augmente d’une manière qui ne se produit pas lorsque les détenteurs étrangers vendent des dollars déjà existants, ou si le Trésor vend de l’or pour acheter des devises. (…) La Réserve fédérale cherchera sans doute à limiter cette force inflationniste, en stérilisant une partie de l’augmentation de la masse monétaire et en réduisant sa capacité à peser sur le dollar. La stérilisation nécessitera un resserrement de la politique monétaire par d’autres moyens, par exemple en vendant des bons du Trésor pour compenser la liquidité créée par l’achat de devises étrangères, ou en laissant les avoirs en SOMA à plus long terme arriver à échéance hors de son bilan. Si la création de réserves de change par l’intermédiaire de la banque centrale augmente la masse monétaire d’une manière que la Fed juge inflationniste, alors pour atteindre ses priorités en matière d’inflation et toutes choses égales par ailleurs, la banque centrale compensera au moins partiellement cette augmentation en réduisant la masse monétaire. Cela soutiendra le dollar et contrecarrera certains des effets des ventes.

Chapitre 5 : Considérations sur les marchés et la volatilité

Les tarifs douaniers, puis les dollars ou les investissements 

Un deuxième mandat de Trump sera probablement encore plus énergique que le premier en ce qui concerne la reconfiguration des systèmes commerciaux et financiers internationaux. Le président Trump ne pouvant pas briguer un autre mandat, il peut se concentrer sur son héritage et sur la réalisation de certains de ses objectifs fondamentaux de réindustrialisation, de revitalisation de l’industrie manufacturière et d’amélioration de la compétitivité internationale. J’ai passé en revue un menu d’outils politiques qui peuvent servir à ces fins. 

Bien que les risques de volatilité soient importants, le président Trump a montré à plusieurs reprises son inquiétude quant à la santé des marchés financiers tout au long de son administration. Cette préoccupation est fondamentale pour sa vision de la politique économique et le succès de sa présidence. Je m’attends donc à ce que la politique se déroule de manière progressive, en essayant de minimiser les conséquences indésirables sur le marché des efforts visant à améliorer le partage des charges pour la fourniture d’actifs de réserve et le parapluie de la défense. De plus, le président Trump connaît bien les tarifs douaniers et ils ont permis de générer des recettes la première fois sur la Chine, alors que des changements majeurs dans la politique du dollar seraient une nouvelle incursion pour lui et plusieurs de ses conseillers de confiance ont par le passé mis en garde contre des effets secondaires potentiellement risqués. Les tarifs douaniers offrent des recettes en période de déficits importants, alors que les ajustements monétaires ne le font pas. 

Ces considérations suggèrent plusieurs conséquences : 

1°) Il y a de bonnes raisons d’être plus prudent avec les changements de politique du dollar qu’avec les changements de tarifs douaniers. 

2°) Les mesures visant à renforcer les monnaies sous-évaluées ne seront probablement pas prises tant que les risques ne pourront pas être atténués. L’administration attendra probablement d’avoir plus confiance dans la baisse de l’inflation et des déficits, pour limiter les augmentations potentiellement néfastes des rendements à long terme qui pourraient accompagner un changement de politique du dollar. Attendre le renouvellement de la Réserve fédérale augmente la probabilité que la Fed coopère volontairement pour aider à s’adapter aux changements de politique monétaire. 

3°) Les tarifs douaniers sont un outil de négociation pour l’effet de levier autant que pour les recettes et l’équité. Les tarifs douaniers précéderont probablement tout changement vers une politique de dollar faible qui nécessite la coopération des partenaires commerciaux pour sa mise en œuvre, car les termes de tout accord seront plus avantageux si les États-Unis ont plus de pouvoir de négociation. (…) 

4°) Par conséquent, je m’attends à ce que la politique soit positive pour le dollar avant de devenir négative pour le dollar. 

Si les tarifs douaniers sont maintenant assez bien compris – ils entraîneront une certaine appréciation du dollar, bien que l’ampleur de cette appréciation soit discutable – les contours de la politique de change sont moins bien compris, en partie parce qu’elle n’a pas changé depuis des décennies. Cela plaide également en faveur d’une plus grande prudence dans les changements de devises que dans les changements de tarifs. Il existe une autre utilisation potentielle de l’effet de levier fourni par les tarifs douaniers : une forme alternative d’accords de Mar-a-Lago qui prévoit la suppression des tarifs en échange d’investissements industriels importants aux États-Unis par nos partenaires commerciaux, la Chine en tête. Un tel échange a été essentiel pour résoudre les conflits commerciaux sous l’administration Reagan (et a été en partie mené par Robert Lighthizer). En juillet dernier, le président Trump avait indiqué qu’il serait favorable à ce que la Chine construise, entre autres, des usines automobiles aux États-Unis. Bien qu’un tel accord soit possible, il y a quelques raisons d’être prudent. Tout d’abord, la Chine n’a pas un bon bilan en matière de respect des accords commerciaux qu’elle conclut avec les États-Unis, et le souvenir de la phase 1 est encore frais. Les États-Unis devraient donc exiger une certaine sécurité – par exemple, le portefeuille du Trésor chinois sous séquestre – pour s’assurer qu’ils respectent un accord comme celui-ci. Deuxièmement, la Chine est réticente à faire des concessions telles que l’exportation d’une partie de sa production industrielle à l’étranger d’une manière qui crée des emplois pour les non-Chinois, et cela nécessiterait probablement de longues négociations ou une pression importante pour le faire. Les États-Unis ne resteront probablement pas les bras croisés pendant que la Chine fait traîner les négociations, donc des droits de douane seront probablement imposés pour créer l’urgence de ces pourparlers. Il s’agira probablement toujours d’abord des droits de douane, puis d’un accord, car l’accord nécessite une certaine pression pour prendre forme. 

De plus, comme la réduction de l’inflation est essentielle pour aider à apaiser les inquiétudes du marché obligataire et permettre à la Fed de poursuivre un cycle de réduction plus profond, une administration Trump est susceptible de donner la priorité aux politiques structurelles qui réduisent l’inflation via une libéralisation du côté de l’offre. Cela signifie une déréglementation agressive et un effort concentré pour réduire les prix de l’énergie. (…) Si la déréglementation stimule la croissance potentielle et réduit l’inflation – comme cela a contribué à la croissance non inflationniste observée sous la première administration Trump – cela contribuera à soutenir les marchés obligataires et boursiers. 

Enfin, les tarifs douaniers pourraient être mis en œuvre de manière à proposer des échelles graduées en fonction de la volonté des autres pays de partager les charges liées aux actifs de réserve et à la fourniture d’un parapluie de défense. Les pays qui sont heureux de contribuer à partager le fardeau et qui s’efforcent de rester dans la zone de sécurité bénéficieront probablement de tarifs plus légers. Les actifs des pays qui reçoivent des tarifs plus élevés risquent de souffrir de manière disproportionnée. (…)

Dans tous les cas, tous ces scénarios possibles ont des conséquences communes si l’administration poursuit l’un d’entre eux. 

Tout d’abord, une démarcation beaucoup plus forte entre ami, ennemi et partenaire commercial neutre. Les amis sont à l’intérieur du parapluie de sécurité et économique, mais le partage des charges est plus important. En fonction de l’ampleur de ce partage des charges, les amis peuvent bénéficier de conditions commerciales ou monétaires plus favorables. Ceux qui ne sont pas sous le parapluie de sécurité se retrouveront également à l’écart des accords amicaux pour le commerce international et d’un accès facile au consommateur américain. Ils se verront imposer des coûts plus agressifs par le biais de tarifs douaniers et d’autres politiques. Les implications sur les prix des actifs sont évidentes. 

C’est une autre forte contradiction interne à la politique trumpienne : peut-on réellement croire que celle-ci va aboutir à une démarcation plus forte entre « ami, ennemi et partenaire commercial neutre » ? L’approche transactionnelle de Trump permet d’évoluer beaucoup plus facilement d’une catégorie à l’autre. Preuve en sont les évolutions à l’égard de la Russie de Poutine ou du Vénézuela. L’inconsistance de la politique étrangère de l’administration Trump depuis un peu plus d’un mois vient de fait saper les bases d’un grand deal tel qu’imaginé par Stephen Miran : quelle confiance peut-on aujourd’hui avoir dans le parapluie de sécurité et économique américain ?

Deuxièmement, la menace d’un retrait du parapluie de sécurité sans partage des charges aura ses propres conséquences, potentiellement volatiles. Cela incitera-t-il les pays du monde entier à investir davantage dans la défense ? Cela encouragera-t-il les acteurs malveillants à agir plus agressivement contre ceux qui sont désormais hors du champ de la défense ? Ce sont des degrés d’incertitude importants qui vont imprégner les marchés. Les primes de risque pourraient augmenter pour les actifs des pays qui connaissent actuellement des risques de sécurité plus importants. 

Troisièmement, une augmentation structurelle de la volatilité implicite sur les marchés des changes. La possibilité de changements de politique monumentaux, qui ne se produisent qu’une fois toutes les quelques décennies, devrait considérablement accroître les attentes en matière de volatilité. Quatrièmement, ces politiques pourraient doper les efforts de ceux qui cherchent à minimiser leur exposition aux États-Unis. Les efforts pour trouver des alternatives au dollar et aux actifs en dollars vont s’intensifier. Il reste des défis structurels importants à relever pour l’internationalisation du renminbi ou l’invention de toute sorte de « monnaie des BRICS », de sorte que de tels efforts continueront probablement d’échouer, mais les actifs de réserve alternatifs comme l’or ou les crypto-monnaies en bénéficieront probablement.

Chapitre 6 : Conclusion

Le prochain mandat de Trump présente un potentiel de changement radical dans le système économique international, accompagné d’une possible volatilité. Il est essentiel pour les investisseurs de comprendre les outils susceptibles d’être utilisés à cette fin, ainsi que les moyens par lesquels le gouvernement pourrait tenter d’éviter des conséquences indésirables. Le but de cet essai était de fournir un guide pratique : une étude de certains outils, de leurs implications économiques et de marché, ainsi que des mesures pouvant être prises pour atténuer les effets secondaires non souhaités.

Le consensus de Wall Street selon lequel une administration ne disposerait d’aucun moyen pour influencer la valeur du dollar sur le marché des changes si elle le souhaite est erroné. Le gouvernement possède de nombreux leviers pour agir, à la fois de manière multilatérale et unilatérale. Quelle que soit l’approche adoptée, il sera toutefois crucial de prendre des mesures pour limiter la volatilité. L’assistance des partenaires commerciaux ou de la Réserve fédérale peut s’avérer utile à cet égard.

Dans tous les cas, étant donné que le président Trump a démontré que les droits de douane sont un moyen efficace d’exercer un levier de négociation—et de générer des revenus—auprès des partenaires commerciaux, il est fort probable que ceux-ci soient utilisés avant tout recours à des outils monétaires. Comme les droits de douane ont un effet positif sur le dollar, il sera important pour les investisseurs de comprendre l’enchaînement des réformes du système commercial international. Le dollar devrait se renforcer avant d’éventuellement s’inverser.

Il existe un scénario dans lequel l’administration Trump pourrait reconfigurer les systèmes commerciaux et financiers mondiaux au bénéfice des États-Unis. Cependant, cette voie est étroite et nécessitera une planification minutieuse, une exécution précise et une attention particulière aux mesures visant à minimiser les conséquences négatives.

Sources
  1. Nous reproduisons ci-dessous la bibliographie utilisée par Stephen Miran dans son essai :

    Mary Amiti, Mathieu Gomez, Sang Hoon Kong et David Weinstein, « Trade protection, stock-market returns, and welfare », NBER Working Papers No. 28758, 2021.

    Mary Amiti, Stephen J. Redding et David E. Weinstein, « The impact of the 2018 tariffs on prices and welfare », Journal of Economic Perspectives 33(4), 2019.

    David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, « The China shock : learning from labor-market adjustment to large changes in trade », Annual Review of Economics 8, 2016.

    David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, « On the persistence of the China shock », Brookings Papers on Economic Activity, 2021.

    Scott Bessent, « The fallacy of Bidenomics : a return to central planning », interview et essai lors d’une conférence organisée par le Manhattan Institute, 2024.

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  3. « Taiwan’s Exports to Mexico Jump by Almost 500 % Before US Tariffs », Bloomberg, 10 février 2025.
  4. Pour plus d’éléments sur ce phénomène voir « Dollar strength and the trade balance », FRED Blog, 25 septembre 2017.
Crédits
Publication originale : Stephen Miran, « A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System », Hudson Bay Capital, novembre 2024.
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