Cet article est le premier épisode d’une série consacrée aux prisonniers politiques en Russie. Pour suivre toutes nos publications, abonnez-vous au Grand Continent

1 — Qu’est-ce qu’un prisonnier politique ?

Derrière un terme qui semble transparent, la notion de prisonnier politique est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît. À ce jour, il n’existe pas de consensus international sur sa définition.

L’organisation Mémorial définit un prisonnier politique sur la base de la résolution du Conseil de l’Europe No. 1900,  « Définition d’un prisonnier politique », adoptée en 2012, et retient plusieurs critères. Une personne est considérée comme un prisonnier politique si elle est privée de liberté en raison de l’exercice de ses droits civils et libertés, en lien avec son appartenance à un groupe ethnique, religieux ou autre, ou pour ses convictions et opinions. En outre, une punition excessive, un usage sélectif de la loi ou une privation du droit à un procès équitable pour des motifs politiques sont également des critères qui peuvent amener Mémorial à qualifier un détenu de prisonnier politique. Cependant, l’organisation exclut de sa liste des prisonniers politiques les personnes qui ont commis un acte de violence contre un individu ou qui ont incité à la violence en raison de la race, de la religion, de l’identité ethnique, etc.

L’organisation de défense des droits de l’homme OVD-Info adopte une définition plus large que celle de Mémorial puisqu’elle recense dans une liste toutes les personnes persécutées pour des raisons politiques, qu’elles soient ou non emprisonnées. OVD-Info ne prend pas en compte la personnalité des individus et leurs opinions — seul compte le fait qu’ils ou elles ont été victimes de persécution politique. Ainsi, Igor « Strelkov » Guirkine, ancien chef de guerre des séparatistes pro-russes dans le Donbass, condamné au début de l’année 2024 à Moscou à quatre ans de prison pour ses critiques du Kremlin, figure par exemple sur la liste établie par OVD-Info.

2 — Combien y a-t-il de prisonniers politiques en Russie ?

La différence de définitions entre Mémorial et OVD-Info influe évidemment sur le nombre de détenus recensés : là où OVD-Info compte un peu plus de 1300 individus sujets à des poursuites pénales pour des motifs politiques en Russie, Mémorial en recense 772.

Toutefois, OVD-Info et Mémorial reconnaissent tous deux que le nombre réel de prisonniers politiques en Russie est certainement bien plus élevé : hormis pour en faire des « procès-spectacles », les autorités russes dissimulent souvent la répression. Les sites Internet des tribunaux et d’autres sources ne contiennent quasiment aucune information sur les affaires fondées sur des motifs politiques. Certains détenus peuvent être jugés et emprisonnés pour des raisons politiques sans avoir pu contacter une organisation comme OVD-Info ou Mémorial — et rester ainsi sous les radars des ONG. En outre, les détentions pour trahison — qui s’élèvent aujourd’hui à plus d’une centaine : un chiffre inédit dans la Russie postsoviétique — sont confidentielles. Il est donc difficile de connaître dans ces cas-là le motif de la persécution.

Il n’existe pas de consensus international sur la définition précise d’un prisonnier politique.

Milàn Czerny

Enfin, depuis le début de la guerre en Ukraine, de nouveaux cas de répression se sont ajoutés, particulièrement difficiles à quantifier. Des milliers de personnes tentent d’échapper au service militaire et reconnaissent souvent leur culpabilité tout en coopérant avec l’enquête. Cela signifie que leurs procès ont souvent lieu à huis clos et qu’il est donc difficile de connaître les motifs de leur refus de servir dans l’armée — par pacifisme ou parce qu’ils estiment être sous-payés selon Sergey Davidis, co-président de Mémorial. Des citoyens ukrainiens sont également détenus en Russie — au moins sept mille — en dehors de tout cadre légal, et leurs arrestations et lieux de détention sont maintenus secrets.

3 — Une perspective historique 

Le terme de prisonnier politique dans la Russie contemporaine s’inscrit dans une longue perspective historique. La terreur stalinienne est marquée par la déportation de millions de prisonniers politiques, placés sous le contrôle du Goulag aux côtés de criminels de droit commun. Tandis que cette terreur revêt un caractère totalement arbitraire, la période post-stalinienne est marquée par un recours croissant aux procédures judiciaires contre les opposants au régime avec des pratiques proches de celles actuellement à l’œuvre en Russie.

Parallèlement, à partir des années 1960, les dissidents du régime soviétique commencent à définir les contours de la notion même de prisonnier politique. Des opposants s’engagent alors dans le recensement des affaires judiciaires à caractère politique dans des bulletins clandestins publiés à l’étranger. Les opposants politiques sont habituellement jugés pour « agitation et propagande antisoviétiques, dans le but de démanteler l’ordre soviétique » (article 70), trahison, ou espionnage. La période de Brejnev voit le recours aux asiles psychiatriques afin de punir et isoler les opposants politiques. Des centaines de dissidents — souvent arrêtés pour motifs politiques sur la base de cet article 70 — étaient soumis à des tests psychiatriques de force avant d’être assignés à une détention pour une période indéfinie dans un institut psychiatrique.

Sous Gorbatchev, les premières amnisties de prisonniers politiques et victimes de traitement psychiatrique forcé ont lieu. C’est le cas notamment en 1986 pour Andreï Sakharov qui deviendra le symbole des dissidents soviétiques. En 1991 et 1992, les derniers prisonniers politiques sont graciés par le premier président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, sous la pression des gouvernements occidentaux et sur proposition du célèbre dissident Sergueï Kovalev. Le 31 janvier 1992, dans un discours à l’ONU, Boris Eltsine déclare que les « dix derniers prisonniers politiques ont été graciés par décret du président de la Fédération de Russie. Il n’y a plus de prisonniers de conscience dans la Russie libre. »

Mais cette parenthèse sera de courte durée puisque l’arrestation de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski sous Vladimir Poutine marque le retour à une application sélective de la loi pour des motifs politiques. Amnesty International est initialement réticente à accorder le statut de prisonnier politique à Khodorkovski, reconnaissant l’importance du contexte politique mais estimant que les faits de fraude qui lui sont reprochés existent bel et bien. Face à ce refus, des organisations russes commencent à établir leurs propres listes de prisonniers politiques sous Poutine, lesquelles ne cesseront de croître, notamment après l’invasion de l’Ukraine.

4 — Qui sont les prisonniers politiques ?

Les prisonniers politiques ne forment pas un groupe homogène et leur variété est représentative de la société russe. Selon OVD, la majorité des personnes poursuivies pour des motifs politiques ont entre 30 et 50 ans. Le plus jeune, Arseny Turbin, n’a que 15 ans : il a été récemment condamné à 5 ans de prison pour avoir, selon les autorités russes, rejoint la Légion « Liberté de la Russie », une unité de l’armée ukrainienne composée de citoyens russes et biélorusses. La plus jeune femme, Daria Kozyreva, a 18 ans : elle est actuellement en détention provisoire et risque jusqu’à cinq ans de prison pour avoir « discrédité à plusieurs reprises les forces armées russes ». Certains prisonniers politiques ont plus de 70 ans — notamment des témoins de Jéhovah emprisonnés en raison de leur foi — ou encore Akhmed Barakhoev, un leader officieux des manifestations de 2019 contre le transfert illégal d’une partie du territoire de la République d’Ingouchie à la République tchétchène.

Le prisonnier politique ayant passé le plus de temps en détention est Alexei Pichugin, en prison depuis 21 ans : il a été condamné à la prison à vie dans le procès Ioukos, une affaire politiquement motivée qui a entraîné l’arrestation de Mikhail Khodorkovsky.

Les hommes sont surreprésentés parmi les prisonniers politiques, mais selon l’ONG OVD, la proportion de femmes atteint plus de 20 % parmi les accusés dans les affaires criminelles contre la guerre, soit 184 femmes. Selon Mémorial, 53 femmes sont reconnues comme prisonnières politiques. Parmi celles que Mémorial a reconnues comme prisonniers politiques — en incluant les condamnations pour des motifs religieux — de nombreuses condamnations concernent des femmes sous l’article 207.3, qui criminalise la « diffusion d’informations sciemment fausses » sur l’armée russe. Viktoria Petrova a ainsi été condamnée à un internement psychiatrique forcé — où elle affirme avoir subi des actes de torture — pour avoir publié des « fakes news » concernant l’armée russe et la guerre en Ukraine. Elle a récemment pu quitter l’hôpital psychiatrique.

La plus jeune prisonnière politique, Daria Kozyreva, a 18 ans : elle est actuellement en détention provisoire et risque jusqu’à cinq ans de prison pour avoir « discrédité à plusieurs reprises les forces armées russes ».

Milàn Czerny

En termes géographiques, les prisonniers politiques viennent de l’ensemble du territoire russe. En 2023, toujours selon OVD, les autorités persécutaient le plus souvent des personnes pour des raisons politiques dans les deux plus grandes métropoles, Moscou (625 cas) et Saint-Pétersbourg (185 cas). La Crimée annexée (241 cas), la République du Tatarstan (165 cas) et du Bachkortostan (117 cas) figurent également parmi les régions comptant le plus grand nombre de persécutions politiques.

5 — Les prisonniers politiques et la guerre en Ukraine

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la répression en Russie s’est largement intensifiée et le nombre de prisonniers politiques a fortement augmenté.

Selon Mémorial, entre 2014 et fin 2023, le nombre de prisonniers politiques a été multiplié par 15, passant de 40 à plus de 600. OVD recense plus de 20 000 arrestations, environ 1 000 affaires pénales, et plus de 250 cas de détention longue, avec des peines allant jusqu’à quatre ans et demi pour les opposants à la guerre. À partir de 2023, certains opposants ont reçu des peines de plus de 10 ans — c’est le cas par exemple d’Alexey Nuriev et Roman Nasryev ; Vitaly Torochkov ; Ilya Podkamenny et Bogdan Ziza.

La répression concerne le plus souvent diverses activités sur Internet — vidéos, publications et commentaires sur les réseaux sociaux contre la guerre. Ensuite, viennent les diverses actions anti-guerre en dehors d’Internet, telles que les tentatives d’incendier des bureaux d’enregistrement militaires, et les inscriptions de graffitis contre la guerre. La plupart des accusés sont des journalistes, blogueurs, politiciens ou artistes. En outre, en dehors du cadre légal, OVD note une hausse de différentes mesures telles que menaces, licenciements, annulations d’événements publics (concerts, expositions), et violences, pour des positions anti-guerre.

Selon les Nations Unies, 95 % des prisonniers de guerre ukrainiens auraient été victimes d’acte de torture dans les geôles russes.

6 — Contacts avec le monde extérieur

Les prisonniers politiques en Russie maintiennent un lien avec le monde extérieur via leurs avocats, les rares visites de leurs familles et appels, ainsi que la réception de lettres.

L’envoi de lettres à des prisonniers politiques est ainsi devenue une forme de protestation légale en Russie, et des ONG organisent des rassemblements chaque semaine en Russie et dans les pays où de nombreux Russes se sont réfugiés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine pour rédiger ensemble des lettres pour les prisonniers. Les lettres doivent être rédigées en russe, en évitant les sujets qui pourraient alerter la censure ou mettre en danger les prisonniers et les expéditeurs — notamment les critiques envers les autorités et les références à la guerre en Ukraine. 

Les réponses manuscrites des prisonniers sont scannées et renvoyées par mail aux expéditeurs d’origine. Dans certains cas, le personnel pénitentiaire n’autorise aucune correspondance postale, interdit la correspondance venant de certaines personnes — Alexey Navalny indiquait ainsi ne pas recevoir de messages de sa femme —, et les rencontres avec un avocat sont rares. Les lettres sont devenues un genre littéraire à part entière : certaines correspondances sont publiées sous forme de recueils. De nombreux prisonniers ont témoigné de l’importance de ces lettres pour garder le moral en détention. Ilya Yashin par exemple, récemment libéré dans l’échange de prisonniers avec les États-Unis, a indiqué avoir reçu « des dizaines de milliers de lettres et de cartes postales » qui sont « devenues pour [lui] une source de force ».

7 — L’échange de prisonniers

Le 1er août dernier, la Russie et plusieurs pays occidentaux ont réalisé le plus important échange de prisonniers depuis la fin de la Guerre froide. Du côté russe : des espions, tueurs et hackers. Du côté occidental : des journalistes et des prisonniers politiques. Cet échange ne signifie pas que la Russie est prête à faire preuve de clémence envers les prisonniers politiques. Il montre plutôt la volonté du pouvoir russe de ne pas abandonner « ses hommes », un thème récurrent dans le récit officiel poutinien illustré par le slogan « своих не бросаем » (« on ne laisse pas tomber les siens »). C’est aussi l’un des slogans utilisés dans la propagande de guerre pour justifier l’invasion de l’Ukraine. 

Cependant, la libération de prisonniers politiques russes implique une reconnaissance informelle de leur statut par le Kremlin, marquant implicitement une distinction parmi les prisonniers russes entre ceux détenus pour des raisons politiques — et pouvant donc être échangés — et les autres.

Certains prisonniers politiques russes ont toutefois exprimé leur frustration face à cet échange, ayant auparavant indiqué leur désir de refuser tout échange afin de ne pas devenir des figures de l’opposition en exil avec peu d’influence sur les affaires internes de la Russie. Ils craignent également de se faire accuser à l’avenir de s’être déconnectés de la population russe au profit de l’Occident. « J’ai refusé de quitter la Russie sous la menace d’une arrestation : je m’identifie en tant qu’homme politique Russe, un patriote » a ainsi indiqué Ilya Yashin peu après sa libération, utilisant le terme de « patriote » généralement accaparé par le pouvoir russe pour désigner ses soutiens, afin à ceux qui l’accuseraient d’être déconnecté de la population russe. 

En détention, Alexey Navalny a révélé qu’il avait été forcé d’écouter un discours sur l’état de la nation du président russe Vladimir Poutine via un haut-parleur tous les soirs pendant des mois.

Milàn Czerny

8 — La question des prisonniers étrangers

Malgré l’échange de prisonniers du 1er août, il reste non seulement de nombreux prisonniers politiques en Russie, mais aussi des détenus étrangers.

Le pouvoir russe a d’ailleurs multiplié les arrestations de ressortissants étrangers depuis cet échange — potentiellement dans le but de pousser l’Occident à procéder à une nouvelle libération de « ses hommes ». Le chercheur français Laurent Vinatier, détenu début juin pour non-respect des obligations imposées aux personnes désignées comme « agents de l’étranger », risque cinq ans de prison lors de son procès fixé début septembre.

Par ailleurs, plusieurs Américains sont toujours détenus — comme Ksenia Karelina, condamnée à 12 ans de prison pour trahison après avoir fait un don de 51 dollars à une œuvre caritative soutenant l’Ukraine. Fin août, un citoyen allemand a été arrêté et est accusé d’avoir tenté d’introduire illégalement 13 kilos d’or en Russie.

9 — Les conditions de détentions

Les prisonniers politiques ont dénoncé les conditions de détention ainsi que les humiliations et le travail forcé qui leur sont infligés.

Les prisonniers détenus dans des colonies pénitentiaires sont généralement logés dans des baraques exiguës où ils sont entassés avec parfois jusqu’à 60 autres détenus. Certains prisonniers politiques sont également régulièrement soumis à de longues périodes d’isolement, seuls dans une cellule — connue sous le nom de « Shizo » en russe — de 2,5 mètres sur 3.

Les prisonniers sont astreint aux travaux forcés — comme coudre des uniformes — pour un salaire très faible. Nadya Tolokonnikova, membre du groupe de rock dissident Pussy Riot, a ainsi dénoncé des quotas de production inhumains qui obligent les détenus à travailler jusqu’à 17 heures par jour. Enfin, de nombreuses humiliations et formes de torture ont lieu : Alexey Navalny a révélé qu’il avait été forcé d’écouter un discours sur l’état de la nation du président russe Vladimir Poutine via un haut-parleur tous les soirs pendant des mois.

10 — Le rôle des livres en détention

Les livres sont l’un des seuls moyens de distraction et d’évasion pour les prisonniers politiques. Certaines prisons sont réputées pour leurs bibliothèques, comme Lefortovo, le lieu de détention sans doute le plus connu car contrôlé par le FSB et non par l’autorité pénitentiaire. 

Selon le Code pénal de la Fédération de Russie, un détenu a le droit d’acheter des livres en quantité illimitée même si, en pratique, certains livres sont interdits à l’achat sans justification. Plusieurs détenus, dont Alexey Navalny, ont par exemple indiqué ne pas avoir eu la possibilité de recevoir le Coran en prison.

Néanmoins, de nombreux détenus parlent de leurs lectures en détention comme d’une expérience formatrice. Le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich, libéré en août lors de l’échange de prisonniers, a indiqué avoir dévoré les classiques de la littérature russe comme Guerre et Paix de Tolstoï ainsi que les mémoires de prisonniers soviétiques comme celles d’Evgenia Ginzburg. Lors d’un long entretien réalisée après sa libération, Ilya Yashin a également détaillé sa liste de livres préférés lus en détention : ses lectures de captivité vont de Oui à la vie ! du psychiatre autrichien et survivant de l’Holocauste Viktor Frankl à des œuvres de science-fiction d’Isaac Asimov en passant par les romans de l’auteur allemand Bernhard Schlink. De nombreux prisonniers écrivent également leurs propres livres : c’est le cas d’Alexey Navalny, dont les Mémoires intitulées Patriote sortiront à titre posthume en octobre.