Le samedi 27 juillet, un convoi de mercenaires de Wagner et de soldats de l’armée malienne a été pris en embuscade dans le nord du Mali. Le bilan humain, approximativement 50 mercenaires tués (le chiffre précis est inconnu), constitue le revers le plus important subi par Wagner hors Ukraine depuis 2018.
Cet événement a mis en lumière l’opposition à laquelle fait face Wagner dans le nord du Mali et plus globalement au Sahel, où ses mercenaires commettent de nombreux crimes et exactions contre les populations. Celui-ci témoigne également de la porosité des conflits en Ukraine et au Sahel dans un contexte de tentative par Kiev d’internationalisation de la guerre que lui livre Moscou — au sein de laquelle l’Afrique occupe une place centrale.
1 – Déroulé de l’embuscade de Wagner et de l’armée malienne dans le nord du Mali
Le 22 juillet dernier, deux expéditions de l’armée malienne et de Wagner ont eu lieu dans le nord du Mali, composées respectivement de 21 véhicules et l’autre de 24. Un convoi s’est dirigé vers Inafarak et a investi la ville, sans combat. Un autre convoi est allé vers Boghassa, puis s’est dirigé vers Tinzaouaten, une ville située à la frontière algérienne. Celui-ci a été attaqué par le CSP (Cadre stratégique permanent), et a été contraint de rebrousser chemin puis de partir vers le sud, après avoir subi plusieurs pertes. La retraite a été quelque peu chaotique.
Le convoi a par la suite été poussé dans une vallée située en plein sanctuaire des groupes jihadistes. Depuis les collines surplombant cette vallée, le convoi a été violemment pris en embuscade pendant que celui-ci était toujours pourchassé par les rebelles du CSP, qui ont également participé aux échanges de tirs depuis une colline qui surplombait le lieu de l’embuscade. Aucun otage russe n’a été fait par le JNIM, mais il y a au moins 2 voire 3 prisonniers dans les mains du CSP-DPA.
Si le déroulé de l’embuscade peut laisser penser qu’il y aurait eu une forme de partenariat temporaire entre les rebelles et les groupes jihadistes, il faut plutôt y voir une forme d’alliance de circonstance dirigée contre l’armée malienne et Wagner. Aussi, il est difficile d’affirmer à ce stade que le CSP ait poussé le convoi vers le territoire d’al-Qaïda en connaissance de cause, bien que ce scénario demeure une possibilité, vu la géographie des lieux propices aux embuscades.
La composition précise du convoi — et notamment la question de la répartition entre soldats maliens et mercenaires de Wagner — est inconnue, mais les images des vidéos prises par les assaillants laissent voir un nombre important d’hommes blancs, ce qui laisse supposer que celui-ci était majoritairement composé de Russes appartenant à Wagner.
2 – Structure des groupes rebelles et terroristes
Le CSP est une agglomération — à majorité touareg mais qui compte également des Arabes et d’autres ethnies du nord malien — de mouvements rebelles du nord du Mali, principalement composée de deux factions : le MNLA et le HCUA. Le MNLA, dirigé par Bilal Ag Acherif, et les jihadistes sont des ennemis jurés qui se sont affrontés à plusieurs reprises, dernièrement début avril à la frontière mauritanienne lorsque les rebelles ont essayé de passer par le territoire contrôlé par le JNIM. L’autre branche du CSP, le HCUA, dirigé par AlGhabass Ag Intalla, entretient des rapports qu’on pourrait qualifier de « cordiaux » avec les jihadistes, mais ne sont en rien des alliés tel qu’on peut l’imaginer. La composition de ces groupes est très hétérogène, et il n’est pas rare que plusieurs membres d’une même famille appartiennent à des groupes différents.
Les groupes djihadistes s’autofinancent par la microéconomie : ils perçoivent des droits de passage, sur tous les trafics légaux et illégaux, de cigarettes, de produits de consommation, de gasoil… Al-Qaïda se finance également via les prises d’otages. Après avoir libéré leurs derniers otages occidentaux, 3 Italiens, ils détiennent aujourd’hui deux ressortissants russo-ukrainiens du Donbass capturés au Niger le 19 juillet, selon mes sources propres. Ceci dit, malgré les rumeurs, il n’y a pas de preuves de financements étatiques étrangers.
3 – Quel potentiel impact sur le dispositif de Wagner au Sahel ?
Wagner subit régulièrement des pertes lors d’affrontements avec les groupes jihadistes, et cela depuis les premiers jours de son déploiement dans le centre du Mali début 2022. Malgré une précédente défaite face à l’EI au Mozambique, il s’agit cependant ici d’un revers inédit — la première fois depuis 2018 que le groupe connaît autant de morts en une seule attaque, la dernière remontant en Syrie, à Deir ez-Zor par la chasse américaine. De par son ampleur, cette défaite est susceptible de changer la dynamique ou du moins la perception de l’engagement de Wagner dans la région. Il est notamment peu probable que des expéditions de mercenaires russes soient envoyées à l’avenir de cette façon, c’est-à-dire sans couverture aérienne constante et sans capacité d’extraction et d’acheminement de renforts, aussi près de la frontière avec l’Algérie, dans le nord du Mali.
Si la tactique est susceptible de changer, cette embuscade ne remet néanmoins pas en question l’engagement plus large de Wagner en Afrique et notamment au Mali. Aussi, la question d’un renforcement considérable des effectifs et des moyens alloués au groupe de mercenaires est a priori exclue compte tenu de la nature même de Wagner qui consiste en un service low-cost. Celui-ci est très loin d’engager des moyens similaires aux opérations militaires occidentales au Sahel.
Malgré les pertes importantes subies par Wagner depuis le déploiement du groupe au Mali, celui-ci demeure profitable en termes de pur rapport entre pertes et profits.
4 – Une stratégie de lutte contre les groupes armés peu efficace
Tout l’effort militaire de Wagner dans le centre du pays est inefficace, et ne fait qu’alimenter le recrutement d’al-Qaïda en l’absence de tout contrôle territorial ainsi qu’en raison des nombreux massacres commis par Wagner. Depuis la fin de l’année 2023, le groupe de mercenaires reproduit le même scénario dans le nord du pays en essayant de gagner du terrain contre les jihadistes. Cette stratégie de tentative de conquête territoriale est inefficace contre ces groupes.
La seule — vraie — réussite militaire de Wagner au Mali à ce jour est la reprise de Kidal, le 14 novembre 2023, qui leur a permis de renvoyer l’image d’un groupe compétent et capable d’assister la junte dans sa guerre. Cette victoire n’est cependant pas synonyme de contrôle territorial, preuve en est que le convoi a été pris en embuscade aux alentours de Tinzaouaten, à environ 200 kilomètres au nord.
À l’inverse des opérations françaises Serval puis Barkhane et américaines au Niger, Wagner n’exerce aucun contrôle des airs au Mali. Ils ne sont ainsi pas en mesure d’empêcher les groupes jihadistes de se regrouper et de se déplacer comme ils l’entendent et même de se livrer une guerre sans répit au Mali comme au Burkina Faso. Les armées occidentales disposaient également d’emprises importantes sur le terrain qui leur permettaient d’exercer un certain contrôle territorial, ce qui n’est pas le cas pour Wagner.
Le groupe russe n’a également que très peu de moyens sur le terrain, ses mercenaires se déplacent avec des motos, des 4X4, un nombre limité de transports de troupes blindés et disposent de ressources très rudimentaires. Ils sont également dépendants de l’armée malienne — qui dispose elle aussi de peu de moyens — en termes de logistique et ne peuvent évoluer seuls. Les images de l’embuscade montrent principalement des véhicules blindés fabriqués en Chine et des véhicules tout terrain coréens. Enfin, les mercenaires russes disposent de bien moins d’expérience et de capacités que l’armée française pour trouver et éliminer des cibles d’al-Qaïda ou de l’État islamique.
5 – Le rôle de Wagner au Mali
Le groupe Wagner, qui dispose de liens très étroits avec le Kremlin, fournit une gamme étendue de services de sécurité à plusieurs gouvernements africains, dont la junte malienne dirigée par Assimi Goïta suite au coup d’État de mai 2021. Au Mali, il est notamment chargé de mener aux côtés de l’armée malienne des opérations de lutte antiterroriste contre les groupes opérant dans le centre et le nord du pays. Ces opérations sont souvent synonyme d’exactions et de massacres de populations civiles, et dans les faits la mission de Wagner se résume à beaucoup d’égards à une sécurisation du pouvoir en place. En contrepartie, la junte lui confère des droits d’exploitation de mines d’or ainsi que des accès politiques.
En raison de ses faibles coûts — Wagner est, à bien des égards, un service que l’on pourrait qualifier de « low cost » —, le Kremlin dispose d’une puissance particulièrement efficace et rentable pour étendre sa puissance d’influence à une zone historiquement dominée par les puissances occidentales, et notamment la France. La guerre en Ukraine limite pour le moment l’engagement du groupe Wagner en Afrique et des retraits de mercenaires ont même été observés en 2023 pour les transférer sur le front ukrainien. Les approvisionnements du groupe sont limités au stricte nécessaire (armes, munitions, rations de nourriture), et les mercenaires dépendent largement de l’armée malienne pour ses opérations. Cependant, ce dernier revers pourrait inciter Moscou à allouer plus de moyens au groupe en Afrique ou à s’impliquer plus directement dans les pays du Sahel évacués par les armées occidentales.
6 – Sa stratégie de communication
La publication d’images ainsi que la diffusion dans les médias de l’embuscade qu’a subi Wagner dans le nord du Mali constitue un coup pour la stratégie de communication du groupe puisqu’elles témoignent de son échec à contrôler et endiguer la présence des groupes rebelles et jihadistes au Mali et plus largement jihadistes dans la région. Elles donnent aussi à voir la réalité du terrain et la nature du rapport de force naturellement occulté par Wagner et la junte.
Il est toutefois très peu probable que ce genre de défaite conduise le groupe de mercenaires à se désengager du Mali. À l’inverse, Wagner jouera probablement de ses lourdes pertes pour mettre en avant les « sacrifices » que ces derniers font pour les populations maliennes. Il est plus probable qu’on assiste au cours des prochains jours et des prochaines semaines à la formation d’un récit vantant le fait que des mercenaires russes se battent en première ligne « contre les terroristes », sachant que Moscou et Bamako amalgame jihadistes et rebelles à dessein, afin de contribuer à « libérer le pays ».
7 – Porosité entre les luttes au Sahel et la guerre en Ukraine
Les luttes des groupes armés au Mali et des combattants ukrainiens dans l’est de l’Europe convergent très clairement vers un ennemi commun, la Russie, et cette région du Sahel s’inscrit aussi bien que le Soudan dans la stratégie ukrainienne d’internationalisation de la lutte contre la Russie, qui vise à s’attaquer aux intérêts russes partout sur le globe.
Pour rappel, des vidéos publiées en novembre 2023 montraient des soldats des forces spéciales ukrainiennes combattant des mercenaires de Wagner au Soudan. En avril dernier, le ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kuleba disait vouloir « libérer l’Afrique de l’emprise de la Russie ». C’est dans cette optique d’internationalisation que des tentatives de prise de contact entre des groupes armés du nord du Mali et des membres de l’armée ukrainienne ont eu lieu. Ces contacts ont abouti à une légère aide matérielle et quelques formations en Ukraine, ce qui a permis notamment aux rebelles du CSP d’utiliser des drones légers portant de petites charges explosives, mais ce n’est pas ce qui a été le plus déterminant pour la bataille du 27 juillet.
8 – Différences de perception de Wagner entre les grandes villes et le reste du Mali
Les mercenaires de Wagner, depuis leur déploiement au Mali en décembre 2021, font des ravages dans le nord et dans le centre du pays. Toutes les expéditions de Wagner dans le centre et le nord du Mali sont jalonnées de cadavres, des fois piégés, de maisons brûlées et de bétail tué.
Dans les images de la colonne prise en embuscade le week-end dernier, on peut clairement voir un camion entier rempli d’effets personnels volés dans les habitations… En dehors des grandes villes maliennes (Bamako, Tombouctou notamment), il y a un réel ressentiment des populations vis-à-vis des mercenaires de Wagner. Les populations du centre et du nord du pays, à l’inverse de celles habitant la capitale, voient de leurs yeux les vols, les massacres, les villages brûlés par Wagner.
9 – Perte d’intérêt de l’opinion publique occidentale pour le Sahel
Les crises internationales de ces dernières années et notamment la guerre à Gaza et en Ukraine ainsi que le retrait des militaires français du Mali finalisé en août 2022 ont contribué à détourner l’attention occidentale du Sahel. L’absence ou du moins la forte diminution ces dernières années du nombre d’otages retenus par des groupes armés au Sahel a également contribué à ce qu’on pourrait qualifier d’un « désintérêt » qui ne touche toutefois que l’opinion publique occidentale.
Les États n’ont pas pour autant abandonné leur suivi de la situation au Sahel et en Afrique de l’Ouest, et le retrait militaire de Paris et de Washington ne s’est pas accompagné non plus d’un désengagement total. À titre d’exemples, en juin 2024, l’armée française s’est ainsi dotée d’une Commandement pour l’Afrique similaire à l’AFRICOM (United States Africa Command) américain. Celui-ci, dirigé par le général de division Pascal Ianni, s’inscrit toutefois dans un contexte de centralisation et de diminution progressive de la présence militaire française en Afrique. Le ministère des Affaires étrangères espagnol est également en train de travailler à l’élaboration d’une cellule dédiée à l’Afrique de l’Ouest.
10 – Vers la répétition d’un « scénario syrien » ?
Lors du premier déploiement d’un embryon de ce qui va devenir Wagner en Syrie à partir dès l’année 2012, Damas menait déjà une campagne de propagande visant à amalgamer les rebelles et les groupes jihadistes. On peut désormais s’attendre à ce que Moscou réemploie — en harmonie avec les nouvelles juntes au pouvoir — ce narratif pour l’appliquer au contexte sahélien, qui consiste à présenter les groupes rebelles comme le CSP et les groupes jihadistes comme le JNIM et l’EI comme les deux revers d’une même pièce.
En Syrie, Wagner et l’armée russe se sont attaqués en premier lieu aux rebelles car ces derniers constituent une alternative politique viable susceptible de recevoir des soutiens étatiques. Au Mali, la seule victoire militaire de Wagner à ce jour a été contre les rebelles avec la prise de Kidal — et non contre les jihadistes. Cette stratégie est actuellement réemployée au Mali car l’élimination des groupes rebelles mettrait fin à toute contestation possible des combats menés par Wagner dans le centre et le nord du pays. C’est dans le cadre de cette stratégie, conçue à dessein, qu’il faut lire la prise de la ville de Kidal le 14 novembre 2023.
En 2015, les Occidentaux — dont l’attention se portait avant tout sur la menace terroriste — n’ont pas su voir le coup d’après et notamment le fait que Wagner et les Russes étaient là pour défier les lignes rouges des occidentaux et remettre Moscou au centre du jeu international : l’occupation de la Crimée a suivi, le Donbass puis la guerre ouverte en Ukraine. Si le paradigme Occidental — ou plutôt les paradigmes occidentaux — est évidemment différent vis-à-vis des pays africains, les capitales occidentales disposent, au même titre que Moscou, du retour d’expérience syrien pour apprécier et anticiper l’objectif poursuivi par Wagner et Moscou en Afrique.