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Quelle est votre lecture des résultats des élections européennes et du nouveau cycle politique européen qui s’ouvre ? Comment décririez-vous l’état d’esprit politique en Europe ?
Nous nous réveillons dans une Europe à la fois plus unie et plus divisée.
L’accent est actuellement mis sur les questions de sécurité et de défense, qui constitueront les principaux défis et enjeux de la prochaine législature. Cela implique un ajustement des priorités, ce qui pourrait entraîner des tensions, notamment en période de contraintes budgétaires. Nous devons donc adopter une approche plus réaliste et pragmatique, en tenant compte de la réalité politique qui dépasse le cadre de l’Union pour inclure également l’OTAN.
Pour l’Islande, qui est membre de l’OTAN mais non de l’Union européenne, les défis sont similaires : il s’agit de protéger un système basé sur des valeurs et des règles communes qui ont guidé nos démocraties et notre mode de vie. L’invasion russe de l’Ukraine met ce système à l’épreuve et exerce sur lui une pression considérable.
En ce qui concerne les élections européennes, il est clair qu’un mécontentement social émerge au sein de certaines parties de la société : la polarisation qui en résulte est préoccupante. Notre système repose sur le consensus et la compréhension commune, d’où ma description d’une Europe plus unie mais aussi plus divisée.
L’adaptation à cette nouvelle réalité nécessitera des efforts considérables, un engagement soutenu et un degré d’unité que nous avons su atteindre mais qu’il sera difficile de maintenir. Il est crucial de rappeler à nos sociétés que la situation ne concerne pas uniquement la Russie et l’Ukraine, mais également notre propre avenir. Il est dans notre intérêt de défendre et de préserver l’ordre fondé sur des règles pour les générations futures.
L’Europe est-elle capable d’exercer un hard power ? Avec deux conflits à ses frontières et le retour des grandes puissances militaires, le scénario est très différent du soft power que l’Union a privilégié au cours des dernières décennies, axé sur le commerce et les partenariats économiques.
L’Union a non seulement la capacité et mais aussi la responsabilité d’exercer un hard power. Cela nécessite du courage politique et une définition claire des priorités. Toutefois, il est crucial de noter que la question de la sécurité ne peut être abordée efficacement sans une économie forte et compétitive. À mon avis, c’est une question centrale. Pour que des déclarations fermes soient crédibles, elles doivent être soutenues par une base économique solide.
Bien que l’Islande ne soit pas membre de l’Union, nous attachons une grande importance à sa prospérité comme membre du marché unique par le biais de l’EEE. La stabilité et le succès de l’Union sont dans notre intérêt national.
Un autre aspect crucial est l’unité, qui devient de plus en plus difficile à maintenir dans le contexte actuel.
Le renforcement des capacités de défense et de la compétitivité de l’Europe nécessite des investissements massifs… Où les trouver ?
Pour réussir, nous devons présenter des arguments convaincants à nos sociétés. Prenons l’exemple des dépenses de défense : elles représentent notre meilleure assurance pour être prêts à affronter les défis actuels.
Au sein de l’OTAN, cette nécessité est désormais bien comprise. Bien que certains alliés n’aient pas encore atteint les objectifs de dépenses fixés à 2 %, il est évident que l’état d’esprit a évolué. Je ne prétends pas que cette transition soit facile ; elle nécessitera du temps, pourra susciter des inquiétudes et impliquera des coûts. Cependant, il est essentiel de comprendre que l’OTAN ne se limite pas à l’achat de matériel militaire. Il s’agit avant tout de protéger le système que nous souhaitons défendre. La Russie ne ralentira pas ses actions offensives, et nous aurons besoin d’une solide capacité de dissuasion. Il est crucial de continuer à renforcer la résilience de nos sociétés face à ceux qui cherchent à saper la démocratie et l’État de droit.
À cet égard, je me réjouis que Mark Rutte ait été choisi comme futur Secrétaire général de l’OTAN. Son expérience, son pragmatisme et sa fiabilité sont des atouts précieux. Je suis heureuse que le processus de sa nomination se soit déroulé sans heurts et j’ai hâte de collaborer avec lui.
Comme vous l’avez mentionné, la puissance économique est une condition préalable au hard power. L’Union pourrait envisager d’adopter de nouveaux tarifs douaniers contre la Chine, comme les États-Unis l’ont déjà fait. Mais Pékin pourrait alors réagir par des mesures de rétorsion, et une guerre commerciale semble se profiler à l’horizon politique. Des pays comme le vôtre risquent de se retrouver pris au piège de la guerre des capitalismes politiques. Comment vous y préparez-vous ?
Bien que l’Islande ne soit pas membre de l’Union, nous faisons partie du marché unique — que nous chérissons et sur lequel nous comptons beaucoup. Cependant, nous avons également nos propres accords de libre-échange. Nous avons conclu 34 accords de libre-échange avec 43 partenaires, ce qui est très important pour nous. Nous avons la capacité de les appliquer de manière indépendante, via l’AELE, tout en profitant du marché unique. Et nous espérons que les décisions stratégiques prises par l’Union ne l’affecteront pas.
Que se passera-t-il si le marché unique devient plus politique pour servir à mettre en œuvre une partie de l’agenda stratégique de l’Union ? Cela aura-t-il un impact sur votre pays ?
Les questions que vous soulevez englobent des aspects de politique étrangère, de politique industrielle, d’économie, et même de politique intérieure. Le rapport Letta constitue un excellent point de départ pour y répondre, riche en réflexions, et il devrait susciter un débat approfondi. Les pays doivent également mener ce débat à l’échelle nationale. Le marché unique est d’une importance capitale mais ses contours deviennent de plus en plus flous. Nous craignons que sa fragmentation éventuelle ne constitue une évolution négative pour l’Union et les pays de l’EEE. Si nous affirmons vouloir l’éviter, cela implique que des pays comme l’Islande devront s’adapter à cette évolution ou chercher à influencer le processus de manière proactive.
Dans le scénario le plus extrême, cela pourrait signifier imposer un choix sur l’adhésion à l’Union. Nous avons vu qu’un « non » peut devenir un « oui » lorsque les conditions appropriées sont réunies — comme en témoignent les décisions de la Suède et de la Finlande d’adhérer à l’OTAN. Envisagez-vous un tel scénario ?
Actuellement, nous faisons partie de l’Espace économique européen (EEE), qui étend le marché unique à l’Islande, à la Norvège et au Liechtenstein. Cet accord bénéficie d’un soutien majoritaire en Islande. Ceux qui souhaitent adhérer à l’Union soutiennent l’accord sur l’EEE, tout comme ceux qui ne le souhaitent pas. La majorité du pays est donc unie autour de cet accord. L’EEE unit l’Islande parce que nous voyons très clairement ce qu’il a apporté à notre économie et à notre prospérité. Nous devons préserver cela, ce qui implique de maintenir une bonne coopération avec l’Union et la Commission européenne.
À cet égard, notre relation de travail avec Ursula von der Leyen a été positive. Bien que nous ayons eu quelques divergences, notre collaboration a été globalement bonne. J’ai personnellement beaucoup investi dans ces liens et ces relations — et notre coopération s’est renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine. Nous continuerons à soutenir fermement l’accord sur l’EEE, mais nous devons également nourrir le débat sur la manière dont il pourrait évoluer à l’avenir.
L’un des principaux défis de la politique européenne est de déterminer la manière de gérer la montée de la droite radicale. Comment envisagez-vous l’évolution de cet espace politique ?
Je considère qu’il y a des valeurs qui ne peuvent être compromises et des déclarations qui ne peuvent être normalisées. Les sensibilités politiques varient considérablement d’un pays à l’autre, et il ne serait pas judicieux de faire une déclaration générale sur cette question. Si l’on prend le cas des élections européennes, ma famille politique, le PPE, a obtenu de bons résultats dans une élection où l’on craignait que l’extrême droite ne gagne du terrain sur le centre. Comparativement aux autres, nous avons résisté à cette vague. Cela montre qu’il existe un espace pour une droite pragmatique capable de s’adapter.
Le risque est parfois de se fixer des objectifs ambitieux, dont certains ont un coût économique important et ne sont pas crédibles en termes de calendrier et de moyens pour y parvenir. Prenons l’exemple du climat : bien que je croie aux solutions climatiques, aux nouvelles technologies et à la science, je pense aussi que nous avons besoin d’une approche réaliste. J’espère que la prochaine législature sera marquée par des solutions pragmatiques. Si nous ne le faisons pas, je crains que nous ne poussions les électeurs vers des politiques radicales, ce qui serait, à mon avis, une erreur.
Pensez-vous qu’il y ait eu une attitude paternaliste envers les électeurs sur les grandes questions politiques et que la colère dans les urnes puisse s’expliquer par la condescendance de certains hommes politiques ?
Oui. Et c’est pourquoi j’insiste sur la nécessité de s’adapter, d’être flexible et pragmatique.
Pour autant, je ne crois pas que ceux qui promettent des solutions faciles à des problèmes complexes soient capables d’articuler une meilleure réponse ou fassent partie de la solution. L’histoire montre que ces approches simplistes ne fonctionnent pas.
Vous avez mentionné la nécessité de maintenir l’unité pour que l’Europe réussisse. En ce qui concerne l’Ukraine, l’Union européenne, ainsi que des pays non membres de l’Union comme le vôtre, ont pris des mesures sans précédent pour intégrer l’Ukraine dans un discours commun — des sanctions à la livraison d’armes. Alors que la guerre se poursuit, quel avenir voyez-vous pour l’Ukraine ?
Pour moi, sa place est évidente. Les Ukrainiens se battent pour leur vie et leur avenir au sein de l’Union. En ce qui concerne l’OTAN, comme je l’ai déjà dit, l’Alliance n’est pas seulement une question d’armes, mais aussi de valeurs : l’Ukraine a sa place au sein de l’OTAN.
L’Ukraine pourrait-elle devenir un membre à part entière de l’Union et de l’OTAN dans dix ou vingt ans ?
Je l’espère vivement.
Et cela semble réalisable à condition que l’Ukraine poursuive ses réformes en cours. Toutefois, cela dépend également de notre leadership politique et de notre détermination à aller jusqu’au bout. Si nous sommes véritablement engagés, si nous croyons à nos déclarations, alors nous devons concevoir des solutions innovantes pour atteindre cet objectif. Lorsque nous affirmons que l’Ukraine doit réussir et que la Russie doit échouer, cela me semble aller de pair avec l’idée que l’Ukraine trouve sa place au sein de l’Union et de l’OTAN. C’est pourquoi j’espère sincèrement que notre engagement est authentique. Par ailleurs, il est essentiel de replacer cette question dans le contexte plus large de l’avenir de la coopération transatlantique — où la question ukrainienne joue un rôle central.
Vous soulevez un point très délicat et particulièrement frustrant pour les Ukrainiens : la contradiction apparente entre les déclarations de soutien de l’Occident et de l’OTAN en faveur de la victoire de Kiev et leurs préoccupations quant aux implications d’une Russie vaincue. Cette question est souvent esquivée…
Historiquement, les conflits se finissent toujours avec des vainqueurs et des perdants. Dans un contexte stratégique plus large, il est clair que Vladimir Poutine a déjà significativement affaibli la Russie. Ce qui importe avant tout pour nous, c’est que l’Ukraine recouvre pleinement son intégrité territoriale. Si la Russie se retirait immédiatement et mettait fin à son agression, cela signifierait la fin de la guerre. En ce sens, il ne me semble pas nécessaire de s’alarmer outre mesure des répercussions pour la Russie de Poutine. Nous devons concentrer nos efforts sur notre propre situation : la Russie a choisi d’envahir un pays souverain. Elle a déjà affronté des défis politiques internes dans le passé et devra les gérer à l’avenir. Historiquement, notre influence sur ces dynamiques internes a été limitée. Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ? Nous ne devons pas nous laisser paralyser par ces préoccupations, surtout si cela entrave notre soutien à l’Ukraine.
Un autre scénario envisageable est celui de la partition de facto de l’Ukraine et d’un conflit gelé. Dans cette hypothèse, même si les combats cessaient, la menace persisterait. Que se passerait-il si l’Ukraine était contrainte de conclure un accord contre son gré ?
Souvenons-nous de nos propres déclarations. Depuis plus de deux ans, nous affirmons qu’il est inacceptable de modifier les frontières par la force. La Russie mène une guerre innommable contre l’Ukraine, au vu et au su du monde entier. Si une telle situation venait à être acceptée, cela créerait un précédent dangereux et contraire à nos propres intérêts en matière de sécurité. C’est pourquoi je maintiens que l’Ukraine ne se bat pas seulement pour elle-même, mais également pour défendre un ordre international basé sur des règles.
Mais envisagez-vous tout de même ce scénario à l’approche des élections américaines ?
D’autres acteurs surveillent la situation de près. Les États-Unis en sont conscients et réfléchissent à ces enjeux. Une fois de plus, si nous sommes véritablement engagés à garantir qu’une paix durable pour l’Ukraine soit également une paix juste, notre priorité doit être de fournir à Kiev les moyens nécessaires pour atteindre cet objectif. Les discussions politiques et le processus de négociation pourront avoir lieu en temps voulu — mais avant d’atteindre cette étape, il est crucial que l’Ukraine soit assurée de sa capacité à prendre ses propres décisions. Il est toujours possible d’envisager de nombreuses hypothèses sur la fin du conflit mais, à mon avis, il est essentiel de rester fidèle à nos principes fondamentaux : un pays souverain a le droit de se défendre et de déterminer son avenir.
Le monde suit également de près la situation en Géorgie, un pays confronté à une situation analogue. Vous vous êtes récemment rendue à Tbilissi alors que la population manifestait contre la loi sur les agents de l’étranger. Une vidéo de vous, accompagnée des ministres des Affaires étrangères des pays baltes, est devenue virale sur les réseaux sociaux. L’on sait que la politique est parfois une affaire de symboles : pourquoi était-il important pour vous d’être présente ?
Il était crucial pour moi d’être sur place, de recueillir des informations de première main et d’écouter directement les personnes concernées. Nous avons rencontré le président du Parlement, le président de la République, le ministre des Affaires étrangères, des membres de l’opposition, ainsi que des ONG. Ces échanges ont été très précieux. Ce voyage, organisé à la hâte dans le cadre d’une initiative nordique et balte, visait à manifester notre solidarité en tant qu’amis de la Géorgie, ce pays indépendant et souverain — ce qu’il est important de le reconnaître clairement. Notre intention n’était nullement d’interférer. Mais lorsque l’on constate que 80 % de la population aspire à rejoindre l’Union et manifeste pacifiquement en grand nombre, il est de notre devoir de les soutenir. Ignorer une telle dynamique ne serait pas approprié, et, si c’était à refaire, je le ferais à nouveau sans hésitation.
Vouliez-vous marquer le coup avec une image forte ?
Lorsque les pays baltes étaient en train de recouvrer leur indépendance, l’Islande fut le premier pays à reconnaître leur statut d’États indépendants vis-à-vis de l’Union soviétique. À l’époque, la situation n’était pas clairement définie et certains ont suggéré que cette reconnaissance pourrait ne pas être opportune ou qu’elle pourrait provoquer une réaction de l’Union soviétique. Malgré ces inquiétudes, nous avons pris cette décision. Les pays baltes s’en souviennent et apprécient cet acte de solidarité. Notre ministre des Affaires étrangères de l’époque s’était rendu à Vilnius en un moment crucial. Avec le recul, il est évident que cette décision était la bonne, et les Lituaniens en gardent un souvenir vivace. Dans les périodes de crise, il est essentiel de pouvoir compter sur le soutien de ses amis.
Pour en revenir à la Géorgie, le problème excède-t-il le cadre d’une loi en particulier — celle sur les agents de l’étranger qui a suscité le vaste mouvement de protestation ?
Oui, il ne s’agit d’une loi mais plus largement de la perspective européenne et des aspirations d’une majorité de la population géorgienne, qui souhaite se rapprocher de l’Europe et partager les valeurs européennes. Bien que l’Islande ne soit pas membre de l’Union et que je ne sois pas impliquée dans les discussions concernant l’élargissement ou la voie à suivre pour l’adhésion à l’Union, ce n’est pas le point central ici. Ce qui est en jeu, c’est la place de la Géorgie dans le monde et sa position en termes de valeurs. L’évolution de la situation politique là-bas aura quoi qu’il en soit des répercussions significatives.
La situation à Gaza soulève également des préoccupations. Récemment, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a exprimé sa crainte que l’Uninon ne soit perçue comme pratiquant le « deux poids, deux mesures » entre deux guerres — l’Ukraine et Gaza. Cette préoccupation vous interpelle-t-elle également ?
Je comprends pourquoi certains de nos partenaires expriment ces préoccupations. Il serait malavisé de les ignorer. Mais pour ma part, je suis fondamentalement en désaccord avec l’idée que la crise à Gaza et la guerre en Ukraine seraient comparables : elles présentent des contextes et des dynamiques très différents. Peu de choses dans l’histoire sont aussi claires que ce qu’il se passe entre l’Ukraine et la Russie : si Moscou décidait de déposer les armes et de se retirer d’Ukraine, le conflit se terminerait immédiatement. En revanche, il est incertain que le simple retrait des armes par Israël, en réponse à un conflit déclenché par un terrible attentat terroriste, ne résoudrait pas le conflit — car le cœur de la question reste la coexistence pacifique et sécurisée de deux peuples.
À ce stade, notre priorité devrait être de favoriser un cessez-le-feu et de travailler à la création d’une feuille de route pour une solution à deux États qui permettrait à Israël et aux Palestiniens de coexister en paix. Il me semble enfin important de rappeler que le droit international — y compris les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies — doit être, dans tous les cas, appliqué de la même manière pour tout le monde.
Justement : les forums internationaux comme les Nations unies ont-ils encore de la valeur à vos yeux alors qu’ils sont sous le feu des critiques qui fustigent leur inconséquence ?
Il est vrai que certaines de ces réunions peuvent sembler très formelles et scénarisées. Je trouve personnellement que la dimension informelle du travail est souvent plus productive. Une partie du problème réside parfois dans le fait que la communication reste insuffisante. Nous avons des échanges, mais ceux-ci ne se transforment pas toujours en véritables débats. Les discours et les événements se succèdent sans qu’une véritable écoute ni qu’une discussion approfondie aient lieu. Je pense qu’il serait bénéfique d’organiser davantage de réunions informelles pour favoriser un dialogue plus authentique. Mais d’un autre côté, il serait injuste de blâmer les institutions elles-mêmes pour ces lacunes.
Compte tenu de la vitesse de circulation de l’information et de la nécessité d’être constamment visible pour bénéficier d’un moment viral, la diplomatie est-elle devenue un geste performatif plutôt qu’un moyen efficace de résoudre les problèmes ?
Il est parfois nécessaire d’attirer l’attention de l’opinion publique et d’utiliser les réseaux sociaux pour atteindre un large public. Cette visibilité peut également être bénéfique pour la démocratie en favorisant la transparence. Mais il ne faut pas s’y tromper : pour qu’une diplomatie soit efficace, elle doit d’abord et avant tout être substantielle. Le véritable travail diplomatique se fait souvent en coulisses, à travers des conversations et des réunions qui ne sont pas toujours visibles ou médiatisées. Le risque de ce travail essentiel est qu’on s’expose à la critique de ne pas partager suffisamment d’informations, ou d’être accusé de ne pas de ne pas transmettre le bon message.
La réalité est que certaines questions ne peuvent tout simplement pas être traitées ou discutées comme des performances médiatiques. La visibilité accrue peut parfois engendrer un sentiment d’égocentrisme : pour servir une cause de manière efficace, il est souvent nécessaire de mettre de côté sa propre popularité personnelle. Comme femme politique, il est crucial d’être prête à faire passer les intérêts collectifs avant les préoccupations individuelles. Autrement, on reste un acteur plutôt qu’un véritable diplomate.
Les réseaux sociaux ont-ils brouillé la ligne entre la critique et la violence ? Êtes-vous inquiète d’une montée aux extrêmes de la discussion politique ?
Oui. Il est difficile de déterminer si les réseaux sociaux sont la cause de ce brouillage ou simplement le petit bout de la lorgnette d’un esprit du temps plus diffus. Mais il est clair qu’on a observé et qu’on observe des violences et des menaces croissantes à l’encontre de responsables politiques démocratiquement élus. Bien que nous puissions élaborer diverses théories et discuter des causes, affirmer que le phénomène de la violence politique serait normal et ferait partie du travail est pour moi une grave erreur.
Il est indéniable que la liberté d’expression est un droit fondamental. Mais il faut s’interroger sincèrement sur les aspects problématiques que représentent les bots, les faux comptes et l’utilisation de l’intelligence artificielle pour manipuler les informations et créer une réalité déformée. Ce n’est pas de la liberté d’expression — c’est de la manipulation délibérée. Devons-nous tolérer de telles pratiques ? C’est une question essentielle et complexe qui mérite une réflexion approfondie.
À 36 ans, en tant que femme et ministre des Affaires étrangères de l’Islande, comment votre perspective féminine influence-t-elle votre approche de la politique ?
Si je ne mentionnais pas mon identité de femme dans le contexte politique, je me sentirais presque coupable de ne pas rendre hommage à celles qui ont ouvert la voie avant moi. Mon style de leadership et ma manière de m’exprimer sont indéniablement influencés par les femmes pionnières qui ont affronté des défis pour établir leur place en politique. Leur courage et leur détermination ont permis de créer un espace dans lequel je peux évoluer librement aujourd’hui.
Je suis pleinement consciente que les femmes politiques ayant précédé ont souvent dû surmonter des critiques affirmant qu’elles n’avaient pas véritablement leur place ou qu’elles devaient se conformer à certaines attentes pour être prises au sérieux. En regardant l’égalité des genres de manière plus générale, je constate que des défis subsistent, même dans des pays comme l’Islande, qui se classe parmi les plus avancés en la matière.
En ce qui me concerne, pour répondre à votre question, je choisis de suivre mon instinct dans l’exercice de mes fonctions et je reconnais que cet instinct, qui façonne mon leadership, est en partie informé par mon expérience en tant que femme. Je ne peux pas affirmer avec certitude comment je dirigerais si j’étais un homme, mais je me sens à l’aise avec cette approche intuitive, car elle reflète clairement ma manière d’aborder les problèmes et de comprendre le monde.
En Europe, des figures telles qu’Ursula von der Leyen et Christine Lagarde ont établi un leadership féminin tandis que de nouveaux visages, comme Kaja Kallas et Sanna Marin, émergent. Giorgia Meloni, quant à elle, a franchi le plafond de verre dans un pays objectivement plus conservateur — mais ses options politiques suscitent des controverses. Le crédit accordé à une femme en politique est-il conditionné à son idéologie ?
Indéniablement, oui. C’est une réalité incontestable. Est-ce juste ? Certainement pas. Il est probable que les féministes les plus progressistes affirment que Meloni a pu atteindre cette position grâce aux luttes menées par leurs prédécesseurs et que, donc, elle devrait adopter elle aussi être féministe et progressiste. C’est sans doute vrai — jusqu’à un certain point.
Avez-vous déjà été confrontée au sexisme dans votre vie politique ?
Lorsque je suis devenue ministre à l’âge de 29 ans, le débat public s’est davantage concentré sur mon âge que sur le fait que j’étais une femme — ce qui m’a étonnée. J’étais consciente de mon âge et de mon expérience, et j’ai choisi de considérer ces éléments comme des atouts plutôt que de prétendre être quelqu’un de plus âgé ou de plus expérimenté. J’ai suivi la même conduite en faisant campagne au sein de mon parti. À l’époque de ma nomination en tant que ministre des Affaires étrangères, un poste de plus grande envergure, j’ai maintenu cette même approche.
Je suis également fondamentalement en désaccord avec l’idée que le soft power serait moins efficace que le hard power. Je suis convaincue — et je sais même — que le soft power est un outil puissant pour diriger et influencer. Il existe une demande croissante pour des profils de dirigeants plus diversifiés, non seulement en termes de genre, mais aussi d’expérience et de parcours. Qu’on pense à Sanna Marin en Finlande ou de Kaja Kallas en Estonie. Je suis persuadée que les petits États, tels que le nôtre, peuvent apporter une contribution significative aux négociations internationales. Nous avons la capacité de dire et de faire des choses que les grands États ne peuvent pas toujours se permettre en raison de leur position — nous devrions donc jouer un rôle plus important sur la scène internationale.