Après Poutine et la guerre d’Ukraine, l’architecture de sécurité européenne vue de Moscou
Si la perspective d’une paix semble lointaine, à Moscou, on réfléchit déjà à l’après. La question préoccupe en silence les cercles du pouvoir : comment vivre à côté de l’Europe après l’Ukraine ? Alors que le centre de gravité de la diplomatie russe se déplace vers l’Est et le Sud, le modèle de coexistence pacifique datant de la guerre froide a peut-être un avenir.
- Auteur
- Marlène Laruelle •
- Image
- Des chars russes détruits et recouverts de neige dans un champ de la région de Kharkiv, en Ukraine, le samedi 14 janvier 2023 © AP Photo/Evgeniy Maloletka
Dans les perceptions politiques et identitaires russes, l’Europe a toujours été l’alter ego de la Russie. Depuis la chute de l’Union soviétique, l’architecture de sécurité européenne est devenue le nœud gordien de cette relation, marquée par une Russie insatisfaite de ne pas être reconnue comme une co-créatrice — à égalité avec l’Occident — d’un monde stratégique nouveau. Dans la logique de cette représentation, le conflit se serait cristallisé sur l’Ukraine, pièce centrale de la construction identitaire russe mais également terrain de bataille d’influence entre Occident et Russie.
Parmi les principaux experts russes des questions stratégiques, Andreï Kortounov offre une voix nuancée — en dissonance avec des discours officiels souvent plus radicaux. De 2011 à 2023, il a été le directeur général du Conseil russe des relations internationales (RIAC), l’un des principaux think tanks de politique étrangère du pays, et a établi des coopérations internationales nombreuses, bien au-delà du monde occidental.
Dans ce texte qui date du printemps 2024, Kortounov revient sur ce que constitue la vision russe de l’architecture de sécurité européenne. Il convoque le modèle, certes imparfait, de la guerre froide comme mode de coexistence pacifique et passe en revue les différents domaines stratégiques dans lequel une nouvelle architecture pourrait prendre vie dans un après-guerre-en-Ukraine qui deleure un horizon bien lointain.
Au stade actuel du conflit militaire en cours entre la Russie et l’Ukraine, toute tentative de promouvoir une nouvelle architecture de sécurité européenne serait prématurée, voire complètement absurde. Les priorités immédiates de la sécurité européenne sont passées de la promotion d’un système de sécurité euro-atlantique inclusif et complet à la prévention d’une confrontation militaire directe entre la Russie et l’OTAN, ainsi qu’à la prévention de l’escalade des hostilités militaires jusqu’à un niveau nucléaire 1. Le reste de l’agenda traditionnel de la sécurité européenne est temporairement mis en veilleuse. On ne peut qu’espérer que cet agenda reviendra sur la table prochainement et que l’expérience acquise dans la gestion de l’impasse Est-Ouest dans le voisinage européen commun sera à nouveau sollicitée.
Beaucoup dépendra de la date et des modalités de la fin du conflit, ce qui est difficile à prévoir à l’heure actuelle. Malheureusement, aujourd’hui, même un cessez-le-feu, un armistice ou des mesures de désescalade significatives semblent presque irréalisables, et la situation sur le terrain pourrait empirer avant de s’améliorer. Cependant, il est évident que l’issue de la crise — quelle qu’elle soit en termes pratiques — aura un impact profond sur les nouveaux accords de sécurité qui pourraient ou non émerger au sein de l’espace euro-atlantique dans les années à venir.
Ces accords devraient refléter un nouvel équilibre des pouvoirs entre les principaux acteurs, non seulement en Europe, mais aussi au niveau mondial. Selon certains experts russes, la mise au point d’un tel équilibre pourrait prendre jusqu’à dix ans 2. Si cette hypothèse est correcte, l’Europe restera longtemps dans les limbes stratégiques, avec des possibilités très limitées de résoudre ses problèmes systémiques de sécurité.
L’Europe dans le concept de politique étrangère de la Russie en 2023
Malgré les nombreuses incertitudes, il semble pertinent d’examiner l’interprétation générale et provisoire que les fonctionnaires russes et les analystes influents donnent actuellement d’un nouvel ordre européen. Tout au long de l’année 2022-2023, des discussions actives, parfois très sensibles et politiquement biaisées, ont eu lieu sur cette question cruciale. Malgré les ambiguïtés, certaines tendances à long terme de l’évolution européenne sont évidentes pour tout observateur impartial. Par exemple, dans le cadre des relations transatlantiques, les États-Unis se renforcent, tandis que l’Europe s’affaiblit. L’OTAN gagne en puissance relative et l’Union européenne met en veilleuse ses ambitions d’autonomie stratégique. Au sein de l’Union, l’équilibre des puissances entre la Nouvelle Europe et la Vieille Europe évolue en faveur de la première et au détriment de la seconde 3.
Cette analyse est intéressante car elle contredit la vision que l’on a en Europe du conflit russo-ukrainien comme ayant relancé les débats sur l’autonomie stratégique européenne en prévision d’un possible désengagement partiel des États-Unis de la scène européenne. Mais elle est plus juste dans sa vision d’une « Vieille Europe » continentaliste en train de perdre l’avantage sur une « Nouvelle Europe » nettement atlantiste.
Sans doute, le nouveau concept de politique étrangère de la Russie publié en mars 2023 est-il le plus important document officiel contemporain abordant le programme de sécurité européen qui émerge 4. Il convient de noter que la première version du nouveau concept a été préparée en 2021 5, mais le lancement de l’opération militaire spéciale en Ukraine et la détérioration spectaculaire des relations de la Russie avec l’Occident qui s’en est suivie ont nécessité des modifications importantes du document et des consultations interministérielles appropriées supplémentaires qui ont repoussé sa publication d’au moins un an.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Les fonctionnaires russes attachent une grande importance à ce Concept, qu’ils présentent souvent comme un document de consensus reflétant les positions de divers groupes au sein de la direction du pays. La version précédente du Concept a été adoptée fin novembre 2016 6, ce qui laisse penser qu’un nouveau document est censé avoir une durée de vie relativement longue. Si rien de dramatique ne se produit au sein du système politique du pays, le nouveau Concept pourrait bien servir aux dirigeants de la Russie jusqu’à la fin des années 2020.
Le nouveau concept est, comme on peut s’y attendre, très critique à l’égard des pays européens, accusant directement la plupart d’entre eux de mener « une politique agressive à l’égard de la Russie visant à créer des menaces pour la sécurité et la souveraineté de la Fédération de Russie, à obtenir des avantages économiques unilatéraux, à saper la stabilité politique intérieure et à éroder les valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles, et à créer des obstacles à la coopération de la Russie avec ses alliés et ses partenaires » 7. Il n’est guère surprenant que l’Occident soit tenu pour seul responsable de l’état désastreux de ses relations avec Moscou. Par conséquent, il lui incombe de changer le statu quo en renonçant à sa politique anti-russe, y compris son ingérence dans les affaires intérieures de la Russie, et en adoptant une politique de bon voisinage et de coopération mutuellement bénéfique à long terme. Tant qu’un tel changement n’aura pas lieu, il ne pourra y avoir d’architecture de sécurité européenne commune, et l’Europe restera divisée ou scindée entre l’Ouest et l’Est.
« …Les conditions objectives pour la formation d’un nouveau modèle de coexistence avec les États européens sont la proximité géographique, les liens culturels, humanitaires et économiques profondément enracinés entre les peuples et les États de la partie européenne de l’Eurasie. Le principal facteur qui complique la normalisation des relations entre la Russie et les États européens est l’orientation stratégique des États-Unis et de leurs alliés, visant à tracer et à approfondir des lignes de démarcation dans la région européenne afin d’affaiblir et de saper la compétitivité des économies de la Russie et des États européens, ainsi que de limiter la souveraineté des États européens et d’assurer la domination mondiale des États-Unis… La prise de conscience par les États européens qu’il n’existe pas d’alternative à la coexistence pacifique et à la coopération mutuellement bénéfique avec la Russie, l’augmentation du niveau d’indépendance en matière de politique étrangère et la transition vers une politique de bon voisinage avec la Fédération de Russie auront un effet positif sur la sécurité et le bien-être de la région européenne. Cela aidera également les États européens à occuper la place qui leur revient dans le Grand Partenariat eurasien et dans un monde multipolaire… » 8
Cependant, au-delà de la rhétorique stridente du Concept, on y trouve quelques indices suggérant des positions plus nuancées et calibrées. Par exemple, l’Europe continentale est traitée séparément des États-Unis et des autres pays anglo-saxons, ces derniers étant considérés comme la principale cause de la confrontation continue entre la Russie et l’Occident. Les premiers sont surtout critiqués pour leur prétendue incapacité ou leur manque de volonté à résister à la pression américaine et à s’opposer à l’hégémonie des États-Unis 9.
En effet, dans la tradition de politique étrangère russe, les relations bilatérales avec les grands pays d’Europe occidentale sont dissociées — et préservées — des relations plus difficiles avec les instances transatlantiques et les institutions de l’Union. La guerre a donc entraîné un changement majeur de perception du côté russe à la suite des tensions inattendues avec l’Allemagne et plus encore à l’escalade avec la France. Mais dans les discours publics russes on note encore une nette dissociation entre le monde anglo-saxon — perçu comme l’ennemi historique — et l’Europe continentale, appréhendée plus positivement.
« Nous n’avons jamais refusé un dialogue d’égal à égal avec nos partenaires européens, ni à la recherche de moyens de résoudre les problèmes de sécurité. Nous gardons l’espoir que tôt ou tard, nous verrons en Europe des forces politiques guidées par leurs propres intérêts nationaux plutôt que par le désir de suivre des directives de l’autre côté de l’océan. Nous aurons alors des interlocuteurs avec qui nous pourrons nous asseoir et discuter. » 10
Les dirigeants russes attendent avec impatience les prochains changements politiques en Europe, qui rendraient les principales nations européennes plus ouvertes à un dialogue productif avec Moscou. Ces changements pourraient être déclenchés par des problèmes économiques et sociaux croissants, l’évolution de l’opinion publique sur le conflit russo-ukrainien, une nouvelle crise migratoire, une montée du populisme de droite, une nouvelle administration républicaine à la Maison Blanche. D’autres événements imprévus d’ordre social, politique ou économique pourraient également survenir, soit à l’intérieur de l’Europe, soit dans le système mondial des relations internationales.
Kortounov mentionne ici en effet un élément clef du côté russe : l’attente d’un changement de cap des opinions publiques suffisant pour modifier les décisions politiques des principaux acteurs européens et américains. La montée des courants illibéraux ou nationaux-populistes, dont nombre sont opposés à un engagement accru dans le conflit, apparaît pour Moscou comme l’une des principales voies de désescalade.
Le débat sur l’autonomie stratégique de l’Europe
L’avenir de l’autonomie stratégique européenne est souvent perçu à Moscou comme l’une des variables indépendantes les plus importantes définissant non seulement l’avenir probable de l’architecture de sécurité européenne 11, mais aussi celui de l’ordre mondial émergent dans son ensemble. Si la cohésion occidentale contemporaine s’avère être tactique, limitée principalement à la crise autour de l’Ukraine et finalement éphémère, alors le monde évoluera rapidement vers un nouveau système multipolaire — et polycentrique — dans lequel les États-Unis et l’Union européenne constitueront deux centres de pouvoir distincts.
Cependant, si l’unité occidentale nouvellement acquise s’avère être stratégique à long terme, allant bien au-delà d’une crise spécifique en Europe, alors le concept d’une multipolarité mature doit être mis en suspens. Le système international est alors susceptible de se structurer dans le contexte de l’affrontement entre l’Occident et le Reste du monde. La plus récente déclaration sur la coopération signée par l’OTAN et l’Union au début de 2023 va dans la seconde direction 12, mais il reste encore à voir dans quelle mesure les intentions déclarées de la déclaration se traduiront par des actions spécifiques au-delà de l’Ukraine.
- Décembre 1991 — La Russie a rejoint le Conseil de coopération nord-atlantique.
- Juin 1994 — La Russie adhère au programme du Partenariat pour la paix (PPP).
- Mai 1997 — Signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie.
- Mars 1998 — Création de la Mission permanente de la Russie auprès de l’OTAN.
- Septembre 2000 — Ouverture du Bureau d’information de l’OTAN à Moscou.
- Mai 2002 — Création du Conseil Russie-OTAN.
- Avril 2008 — Le sommet de l’OTAN à Bucarest. L’OTAN proclame que l’Ukraine et la Géorgie deviendront membres de l’OTAN.
- Août 2008 — Opération russe d’imposition de la paix dans le cadre du conflit entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud. Les réunions du Conseil Russie-OTAN et la mise en œuvre des programmes conjoints sont suspendues.
- Juillet 2016 — Sommet de l’OTAN à Varsovie. La Russie a été désignée comme la principale menace pour l’OTAN.
- Octobre-novembre 2021 — Des diplomates russes sont expulsés de la mission russe auprès de l’OTAN. En réponse, la Russie suspend sa mission auprès de l’OTAN et ordonne la fermeture du bureau de l’OTAN à Moscou.
- Décembre 2021-janvier 2022 — La Russie présente un projet de traité entre la Fédération de Russie et les États-Unis d’Amérique sur les garanties de sécurité, ainsi qu’un accord sur les mesures visant à assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’OTAN. L’OTAN les rejette. 13
De même, les différentes attitudes du Kremlin à l’égard de diverses institutions européennes et transatlantiques ne sont pas identiques. Elles sont explicitement négatives dans le cas de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, alors qu’elles sont généralement positives, malgré quelques réserves, dans le cas de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Tout au long de l’année 2022-2023, de nombreux analystes ont prédit que la Russie mettrait bientôt fin à son adhésion à l’OSCE — en particulier après que Sergueï Lavrov a été refusé au Conseil ministériel de l’OSCE en décembre 2022 par le président polonais de l’Organisation — mais cette résiliation ne s’est jamais produite. Malgré tout, il y a beaucoup de scepticisme à Moscou quant à l’avenir de l’OSCE, et les attentes quant au rôle qu’elle peut jouer dans la reconstruction de la sécurité européenne ne sont pas très élevées 14.
Pourtant, la liste des demandes de la Russie à l’Occident n’a pas beaucoup changé depuis le début de l’opération militaire spéciale — du moins officiellement. En décembre 2022, Sergueï Lavrov a rappelé à ses homologues occidentaux que le seul moyen de rétablir un dialogue significatif entre la Russie et l’Occident serait de revenir aux propositions de Moscou qui avaient été rendues publiques à la fin de l’année 2021 15. Les projets d’accords Russie-États-Unis 16 et Russie-OTAN 17 publiés en décembre 2021 appelaient à un renversement complet des principales décisions en matière de sécurité prises par Washington et ses alliés européens depuis 1997, notamment le déploiement de l’infrastructure militaire de l’OTAN dans les anciens États membres de l’Organisation du Pacte de Varsovie et dans les anciennes républiques soviétiques, ainsi qu’un engagement juridiquement contraignant de l’OTAN à ne pas s’étendre vers l’est.
Kortounov rappelle ici en effet que pendant très longtemps les demandes russes étaient entièrement de nature stratégique (non-expansion de l’OTAN), sans être accompagnées de demandes de nature « identitaire » (non-légitimité de l’Ukraine comme État et nation et absorption dans la Russie), du moins dans les textes officiels — les médias télévisuels russes étant beaucoup orientés vers le discours identitaire.
Il est clair que cette position n’a aucune chance d’être acceptée par les États-Unis ou leurs alliés européens, même si la Russie l’emporte sur le champ de bataille. Au contraire, la crise actuelle a entraîné un nouvel élargissement de l’OTAN et de nouveaux déploiements de l’infrastructure de l’alliance sur son flanc oriental. Le fossé profond qui sépare les visions russe et occidentale de l’avenir européen souhaitable exclut tout plan pratique commun visant à évoluer vers un espace de sécurité européen ou euro-atlantique commun. Or bien que l’Ukraine reste la pièce maîtresse des désaccords Est-Ouest, ceux-ci ne se limitent pas à celle-ci. Comme l’a souligné le ministre Sergueï Lavrov dans l’une de ses récentes interviews, « notre pays refusera toute construction géopolitique ou géoéconomique dans laquelle nous n’avons pas la capacité de protéger nos intérêts » 18. Le centre de gravité de la politique étrangère de la Russie se déplace vers l’Est et le Sud, tandis que l’Ouest perd rapidement sa position de priorité de la politique étrangère de Moscou.
Le retour à l’ordre de la guerre froide
De nombreux analystes russes influents affirment que dans les circonstances actuelles, le meilleur scénario possible pour la sécurité européenne serait de revenir à l’ancien système qui tenait pendant la guerre froide, même si de nombreux aspects pratiques sont susceptibles de différer grandement de ce qui était en place pendant les quatre décennies du conflit. En effet, malgré toutes ses lacunes et ses déficiences, le système de la guerre froide, en particulier dans les années 1970 et 1980, a permis d’assurer un certain degré de clarté, de prévisibilité et même de confiance entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. L’espace de sécurité européen, en pleine désintégration, ne peut pas revendiquer cela aujourd’hui. Cependant, il n’est pas certain que le modèle de la guerre froide en général, même correctement modifié et adapté, puisse servir l’Europe une fois la crise ukrainienne terminée.
Jusqu’à présent, la Russie a réagi à l’évolution de l’environnement géostratégique en renforçant ses capacités militaires en Europe. Cela a inclu la restructuration des districts militaires russes, la création de nouvelles armées et l’augmentation de la taille des forces armées 19. Une plus grande importance est accordée à la poursuite de la modernisation des forces stratégiques nationales. En outre, le Kremlin a annoncé sa décision de déployer des armes nucléaires tactiques au Bélarus et de conclure un accord de partage nucléaire avec Minsk. Bien que ces mesures soient significatives, elles ne ramènent pas l’affrontement Est-Ouest exactement au niveau où il était il y a 50 ou 60 ans.
De son côté, l’OTAN a décidé de procéder à une augmentation relativement limitée de sa présence militaire sur le flanc est 20. Le passage de quatre bataillons stationnés par rotation à huit bataillons ou même à huit brigades ne changera probablement pas radicalement la dynamique de la sécurité en Europe. Cependant, de nombreuses nations européennes, en particulier celles d’Europe centrale, souhaiteraient aller beaucoup plus loin — dans leurs propres efforts de défense ainsi que dans le déploiement d’autres forces de l’alliance, y compris potentiellement des armes nucléaires, sur leur propre sol. Si ces aspirations se transforment en une nouvelle norme de sécurité européenne, la tâche consistant à mettre au point un nouvel équilibre militaire sur le continent risque de devenir beaucoup plus compliquée.
Quelle que soit l’issue du conflit russo-ukrainien et les mesures supplémentaires que l’alliance de l’OTAN pourrait prendre sur son flanc oriental dans les années à venir, le nouveau paysage de la sécurité en Europe sera caractérisé par de nouveaux défis. Parmi ceux-ci, figurent une plus grande densité de forces armées stationnées à l’avant en Europe centrale et orientale, ainsi qu’un trafic militaire maritime et aérien plus intense dans des espaces maritimes et aériens déjà très congestionnés. Il faut également mentionner l’augmentation probable de l’ampleur et de la fréquence des exercices militaires des deux côtés, se déroulant à proximité géographique l’un de l’autre. Ces tendances augmentent inévitablement la probabilité d’accidents et d’incidents militaires, contenant de multiples risques d’escalade involontaire, y compris l’escalade vers une grande guerre européenne — conventionnelle ou même nucléaire.
Kortounov pointe ici une question majeure : celle de la centralité de l’axe mer Baltique-mer Noire dans la relation Russie-Europe sur le long terme et bien au-delà de la guerre en Ukraine. Dans son esprit, elle doit être envisagée sur le temps long et de manière multiscalaire.
Une illustration particulièrement spectaculaire de cette tendance inquiétante est la récente décision de l’OTAN de mener en 2024 les exercices militaires Steadfast Defender, considérés comme les plus importants depuis la fin de la guerre froide, engageant plus de 40 mille soldats, et plus de 50 navires militaires 21. Il est facile de prévoir des exercices russes à grande échelle le long de la ligne de contact avec les forces de l’alliance en réponse à cette initiative de l’OTAN 22. L’une des évolutions les plus inquiétantes du nouveau discours sur les dilemmes de sécurité en Europe est l’acceptation croissante, par une partie de la communauté des experts russes, de la possibilité d’utilisation des armes nucléaires tactiques à un moment donné du conflit actuel.
Cependant, comme c’était le cas pendant la guerre froide, la division actuelle de l’Europe ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts communs ou superposés poursuivis par l’Est et l’Ouest, par la Russie et l’OTAN, ou par la Russie et l’Union européenne. La convergence d’intérêts la plus évidente consiste à réduire les risques d’une escalade incontrôlée et les coûts probables de la confrontation politique et militaire continue. En d’autres termes, les deux parties ont besoin de mécanismes de stabilité en cas de crise et de mécanismes de stabilité en cas de course aux armements — d’autant plus qu’elles ne peuvent pas exclure de futures crises ou une course aux armements effrénée en Europe et autour de l’Europe. Le Concept de politique étrangère de la Russie de 2023 soutient implicitement ce point de vue en plaidant en faveur d’un nouveau modèle de coexistence entre la Russie et l’Occident. Il affirme que « les conditions objectives préalables à la formation d’un nouveau modèle de coexistence avec les États européens sont la proximité géographique, les liens culturels, humanitaires et économiques profonds historiquement développés entre les peuples et les États de la partie européenne de l’Eurasie » 23.
Il s’agit là d’un point important et qui est peut-être trop souvent passé sous silence du côté occidental : la vision russe d’une possible coexistence pacifique et d’intérêts communs qui freineraient les risques d’escalade. Le principal enjeu étant bien entendu de savoir comment cette coexistence pacifique fonctionnerait si la Russie continuait de demander à revisiter l’architecture de sécurité européenne dans sa totalité.
L’idée d’une future coexistence n’est pas explicitée en détail dans le texte du Concept, et on ne peut que deviner les implications et concrètes. Néanmoins, elle fait terminologiquement écho à l’ancienne notion soviétique de coexistence pacifique de deux systèmes socio-économiques. Bien que la Russie contemporaine ne soit plus un État communiste, la résurgence de ce concept de coexistence suggère que le fossé profond en termes de perceptions, de récits, d’intérêts et, surtout, de valeurs entre l’Est et l’Ouest demeure aussi réel qu’il l’était il y a une cinquantaine d’années et qu’il persistera longtemps encore.
Il convient de noter que la notion de valeurs russes différant des valeurs occidentales reste floue et ambiguë. Par exemple, la Constitution russe actuelle de 1993 s’inspire largement des lois fondamentales des principaux pays occidentaux, qui mettent fortement l’accent sur la démocratie représentative, les checks and balances, les droits individuels etc. En termes de structure sociale, de style de vie de la classe moyenne, de niveau d’éducation et d’urbanisation, la Russie d’aujourd’hui est beaucoup plus proche de ses voisins occidentaux que des pays du Sud. Le concept populaire de la Russie en tant qu’État-civilisation reste assez général et sans doute déclaratif 24, nécessitant une élaboration conceptuelle afin d’éviter de définir la Russie exclusivement par son opposition politique à l’Occident en général ou à l’Europe en particulier 25. À ce stade, il est difficile de prédire si le fossé Est-Ouest en matière de valeurs restera principalement au niveau de la rhétorique, ou s’il commencera à influencer de manière croissante les institutions étatiques et politiques, les mécanismes économiques et les tendances sociales en Russie.
Si l’on met de côté cette question fondamentale, pour réduire le fossé plus spécifique entre la Russie et l’Occident dans le domaine de la sécurité, la première mesure logique à prendre devrait être de rétablir les lignes de communication qui sont aujourd’hui rompues ou gelées. Au-delà de la fin de la guerre diplomatique en cours et du retour à un mode de fonctionnement normal des ambassades des deux côtés, il est crucial que les deux parties se réengagent dans divers contacts militaires, non seulement au plus haut niveau, mais également à différents niveaux opérationnels. Il convient de rappeler que la dimension militaire opérationnelle du Conseil OTAN-Russie (COR) a cessé d’exister dès 2014, lorsque la partie OTAN a conclu que son maintien indiquerait la volonté présumée de l’Occident de continuer business as usual et d’accepter de facto le changement de statut juridique de la péninsule de Crimée. Cette décision a été critiquée en Russie, arguant que les communications ne doivent pas être considérées comme une faveur qu’une partie peut accorder à l’autre ou reprendre par ressentiment ou déception.
Les mesures de confiance et de sécurité (MDCS) : une première étape
Une fois les lignes de communication rétablies, les deux parties pourraient mettre en place diverses mesures de confiance afin de rendre plus transparents et prévisibles leurs activités militaires, leurs plans et leurs positions de défense respectifs. Si Moscou et les capitales occidentales font preuve de volonté politique, certains mécanismes multilatéraux qui ont déjà fait leurs preuves et qui sont aujourd’hui en sommeil ou gelés, comme le Document de Vienne ou le Traité Ciel ouvert, pourraient peut-être être réutilisés sous une forme révisée et modernisée. Une autre réalisation multilatérale moins connue, mais néanmoins très importante, mérite l’attention : l’Initiative sur l’espace aérien coopératif (IAC) mise en place par un groupe de travail OTAN-Russie en 2002 en réponse aux attaques terroristes du 11 septembre aux États-Unis.
L’IAC avait pour but d’améliorer la transparence, de notifier rapidement les activités aériennes suspectes — y compris les pertes de communication —, et d’assurer une coordination rapide et des réponses unis aux incidents de sécurité dans l’espace aérien européen 26. Un autre document mérite également d’être mentionné : l’accord de 2017 entre la Russie et l’OTAN sur l’utilisation des transpondeurs lors des vols militaires au-dessus de la mer Baltique ; il a été négocié au sein d’un groupe de projet, opérant sous l’égide de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI).
Il est clair cependant qu’il serait extrêmement difficile de revenir à des accords multilatéraux, même progressifs et techniques, du moins dans un avenir proche. On peut affirmer que tout accord multilatéral basé sur un consensus entre plusieurs parties en Europe demeure irréaliste. Par exemple, l’OSCE compte 57 États membres représentant trois continents et une population totale de plus d’un milliard de personnes. L’OTAN représente également un groupe diversifié de nations, et chacune d’entre elles pourrait en théorie opposer son veto à tout accord potentiel avec la Russie, même s’il s’agit d’un accord technique.
Nous ne devons pas non plus oublier qu’à côté d’un certain nombre de réussites en matière de MDCS multilatérales en Europe et au-delà, ce format a également connu des échecs cuisants. Par exemple, la Russie et l’OTAN ont longtemps buté sur la question des observateurs pour les exercices militaires, en particulier les exercices rapides. Aucune solution de compromis n’a été trouvée, en partie à cause de la fin de la communication opérationnelle entre militaires dans le cadre du Conseil Russie-OTAN. Bien que ce problème puisse être réexaminé une fois que les deux parties seront revenues à la table des négociations, il y a fort à parier que dans un environnement géostratégique plus difficile, il sera encore plus difficile de trouver une solution satisfaisante à ce problème 27.
Dans le même temps, il existe un large éventail d’accords bilatéraux, principalement entre Moscou et Washington, qui pourraient servir de base à la construction d’accords plus ambitieux. On pense essentiellement à l’accord américano-soviétique de 1972 sur les incidents en mer et dans l’espace aérien au-dessus de la mer (INCSEA). Il existe des accords similaires entre la Russie et un certain nombre d’autres États membres de l’OTAN (Allemagne, Canada, Espagne, France, Grèce, Italie, Norvège, Portugal, Pays-Bas, Royaume-Uni et Turquie), mais malheureusement pas avec la plupart des pays géographiquement proches de la Russie dans la mer Baltique (États baltes et Pologne) ou dans la région de la mer Noire (Bulgarie, Roumanie). L’utilité de l’INCSEA a été testée dans de nombreux cas, et son extension à d’autres États membres de l’OTAN serait très judicieuse, même si les réalités politiques actuelles dans la majorité des États d’Europe centrale et orientale rendent de tels accords difficiles à vendre au niveau national.
Un autre exemple intéressant est l’accord américano-soviétique de 1989 sur la prévention des activités militaires dangereuses (DMA), qui oblige les troupes à se comporter avec prudence dans la zone frontalière. Les deux parties ont également l’expérience réussie du mécanisme américano-russe de règlement post-conflit en Syrie, lancé à l’automne 2015. Ce format pourrait être particulièrement utile aujourd’hui et demain, car il permet un engagement militaire professionnel discret, sous les radars politiques. On peut facilement imaginer des arrangements discrets similaires couvrant d’autres zones explosives, y compris les zones européennes.
Il va sans dire que la plupart des MDCS américano-soviétiques conclues lors de la guerre froide auraient besoin d’une modernisation importante. Cela ne sera pas facile, même si la volonté politique et l’engagement professionnel sont là. Par exemple, l’INCSEA était censé aider à empêcher les collisions d’avions avec passagers. Cependant, de nos jours, le ciel des zones de conflit est rempli de nombreux véhicules aériens sans pilote. Naturellement, en 1972 ou en 1989, personne n’aurait pu envisager l’émergence des drones. Une communication efficace entre deux opérateurs de drones, qui peuvent être situés dans deux coins éloignés du monde, constitue un véritable défi.
Bien que les accords bilatéraux — formels ou informels — soient plus faciles à conclure que des accords multilatéraux similaires, ils ont leurs limites. En particulier, tout accord futur devrait prendre en compte la tendance, émergente en Occident, à s’appuyer de plus en plus sur des forces multilatérales plutôt que sur les forces d’un membre individuel de l’alliance. Cette multilatéralisation en matière de défense conduit inévitablement à la multilatéralisation de toutes les MDCS à venir. De même, l’accélération du processus d’intégration de la sécurité entre la Russie et le Bélarus pourrait nécessiter l’engagement de Moscou et de Minsk dans diverses MDCS spécifiques le long de la ligne de contact avec l’OTAN 28. Dans certains cas, il ne semble pas y avoir d’alternative viable à une interaction multilatérale de type OTAN-OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), même si de nombreux experts de l’OTAN et de l’OTSC pourraient trouver plus facile politiquement d’essayer d’avancer avec les outils plus inclusifs de l’OSCE 29.
De sombres perspectives pour le contrôle des armes conventionnelles
En ce qui concerne le format, il semble qu’à ce stade, tout accord bilatéral juridiquement contraignant sur les MDCS entre la Russie et les différents États membres de l’OTAN serait presque aussi difficile à conclure que des accords multilatéraux similaires entre la Russie et l’OTAN dans son ensemble. En même temps, comme il n’y a pas de confiance entre les deux parties, tout accord informel ferait l’objet de critiques et d’opposition à Moscou et dans les capitales occidentales. En fait, la Russie insiste aujourd’hui sur une approche très légaliste dans ses relations avec l’Occident en général, arguant que les États-Unis et leurs alliés ont à maintes reprises violé des accords et des engagements informels qu’ils avaient conclus auparavant.
Cette tension pourrait compliquer la corrélation entre les MDCS et le contrôle des armements en Europe. Il serait tentant de suggérer que le nouveau régime européen de contrôle des armements se développerait de lui-même sur la base de MDCS efficaces qui instaureront progressivement la prévisibilité et la confiance entre les parties opposées. Cependant, cette logique est aujourd’hui remise en question par certains experts, qui affirment que le contrôle des armements va généralement de pair avec des vérifications intrusives, alors que les MDCS, en règle générale, ne sont pas accompagnées de tels mécanismes. Si tel est le cas, la lente progression vers de nouvelles MDCS et vers un nouveau contrôle des armements devrait se faire de manière simultanée plutôt que séquentielle.
Dans une perspective à plus long terme, une architecture de sécurité européenne divisée, du moins en théorie, pourrait même aller jusqu’à inclure quelque chose comme le CFE-2, un accord juridiquement contraignant paneuropéen qui pourrait fixer des limites sur des types d’armes déployées dans des territoires spécifiques à travers le continent européen. De nos jours, on pointe facilement du doigt les nombreuses imperfections et même les lacunes du Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (Traité FCE) signé en 1990. Il est vrai que la version initiale du traité est devenue très rapidement obsolète, juste après la désintégration du bloc soviétique et de l’Union soviétique elle-même. Cependant, on ne peut nier qu’après 1990, les arsenaux militaires et les forces déployées par les participants en Europe ont été réduits de manière spectaculaire ; le mérite de ce processus revient en grande partie à l’OSCE plutôt qu’à des mécanismes consultatifs bilatéraux entre la Russie et l’OTAN. Les dirigeants russes reconnaissent pleinement que l’absence du traité FCE crée un vide dans le programme de sécurité européen qui devra être comblé tôt ou tard par de nouveaux accords juridiques 30.
Bien entendu, un nouvel arrangement devra être très différent du traité FCE original signé il y a plus de trente-trois ans. Même le traité FCE adapté en 1999 lors du sommet de l’OSCE à Istanbul semble plus qu’obsolète 31. La Russie a suspendu sa participation au traité FCE en 2007, bien avant que le conflit en Ukraine n’éclate en 2022 et même avant les crises de Crimée (2014) et du Caucase du Sud (2008). Ainsi, même si le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine est résolu d’une manière ou d’une autre, sa résolution n’incitera probablement pas Moscou à rejoindre un accord similaire au traité FCE original de 1990 ou au traité FCE adapté en 1999. On peut imaginer que la Russie pourrait être tentée de poursuivre une politique d’isolationnisme en matière de défense en refusant tout accord comprenant une limite rigide pour ses forces armées stationnées en Europe.
« …En particulier, la fourniture d’informations et l’autorisation ainsi que la conduite d’inspections sont interrompues. Pendant la période de suspension, la Russie ne sera pas liée par des restrictions, y compris latérales, sur le nombre de ses armes conventionnelles. En même temps, nous ne prévoyons pas d’accumulation massive ou de concentration de ces armes aux frontières dans les circonstances actuelles. Par la suite, les quantités nettes et le stationnement des armes et des équipements dépendront d’une situation militaro-politique concrète, en particulier de la volonté de nos partenaires à faire preuve de retenue.
Cette décision est due à des circonstances exceptionnelles liées au contenu du traité FCE qui affectent la sécurité de la Russie et exigent des mesures immédiates. Nous en avions informé nos partenaires à plusieurs reprises et de manière détaillée.
Le traité, signé pendant la guerre froide, ne répond plus depuis longtemps aux réalités européennes contemporaines et à nos intérêts en matière de sécurité. Sa version adaptée n’a pas pu entrer en vigueur depuis maintenant huit ans en raison des pays de l’OTAN qui conditionnent sa ratification au respect par la Russie d’exigences farfelues n’ayant rien à voir avec le traité FCE. En outre, ils ont pris un certain nombre de mesures incompatibles avec la lettre et l’esprit du traité et sapant les équilibres qui sont au cœur de celui-ci. Le maintien du respect du traité par la Russie dans une telle situation d’incertitude juridique mettrait en péril ses intérêts nationaux dans le domaine de la sécurité militaire.
La suspension n’est pas un but en soi, mais un moyen pour la Fédération de Russie de restaurer la viabilité du régime de contrôle des armes conventionnelles en Europe, auquel nous ne voyons pas d’alternative raisonnable. Cette démarche est politiquement justifiée, bien fondée d’un point de vue juridique et permettra, compte tenu de la volonté politique des partenaires de la Russie, de reprendre dans un délai assez court l’application du traité FCE par une simple décision du président de la Fédération de Russie… » 32
De même, une nouvelle série d’incitations devrait être proposée aux pays d’Europe centrale et orientale, en particulier à la Pologne, à la Roumanie et aux États baltes (ces derniers n’ont jamais participé ni au traité FCE initial ni au traité FCE adapté). Il est évident qu’à Varsovie, à Bucarest et à Vilnius, la profonde méfiance à l’égard de Moscou subsistera bien après la fin du conflit en Ukraine. Surmonter cette opposition à tout accord de contrôle des armements signé avec la Russie le long de la ligne de contact sera une tâche difficile. Enfin, il faudrait trouver des moyens d’intégrer dans l’accord de nouveaux types d’armes comme les missiles de croisière ou les drones, de prendre en compte les technologies émergentes et de rupture ainsi que l’environnement géopolitique général (par exemple, un rôle plus actif de la Chine dans les affaires européennes).
Une différence encore plus importante entre le traité FCE initial et tout futur accord de contrôle des armes conventionnelles en Europe est qu’en 1990, il existait encore une certaine parité entre l’Ouest et l’Est de l’Europe. Aujourd’hui, cette parité n’existe plus et il est peu probable qu’elle réapparaisse dans un avenir prévisible. Il suffit de dire qu’en 1990, l’OTAN comptait 16 États membres, alors qu’à l’été 2023, ce nombre est passé à 31 et a atteint 32 lorsque la Suède a finalement rejoint l’alliance en 2024. Ces asymétries peuvent-elles être intégrées dans un nouvel accord ? Les négociateurs sauront-ils définir des niveaux raisonnables pour chacun des États participants ? Comment peut-on prendre en compte le renforcement des mobilités ou l’augmentation de la puissance de feu des deux côtés ?
L’une des options serait de mettre l’accent, dans les nouveaux accords, non pas tant sur les plafonds quantitatifs appliqués à des types d’armement, mais plutôt sur la transparence maximale des forces armées des États participants, y compris les déploiements des troupes et des armes, les exercices militaires, les programmes de modernisation, les doctrines de défense et ainsi de suite. Dans ce cas, les différences entre les MDCS et le contrôle des armements s’effaceront progressivement — les deux voies se fondront dans un format plus exhaustif et polyvalent de gestion des armes, basé sur un savant mélange d’accords unilatéraux, bilatéraux, minilatéraux et multilatéraux.
Questions nucléaires et autres complications
L’ambiguïté du lien entre armes conventionnelles et nucléaires dans la sécurité européenne restera probablement l’un des principales pierres d’achoppement pour tout arrangement futur en Europe. Les États-Unis ont annoncé un nouveau concept de dissuasion intégrée 33, qui est souvent interprété comme un engagement sur long terme qui panache moyens conventionnels et nucléaires et met l’accent sur les capacités non nucléaires de pointe comme les missiles hypersoniques à armement conventionnel, les outils spatiaux et cyber qui devraient aider les États-Unis à conserver leur avantage et ce, « dans tous les domaines ». Du côté russe, le changement inverse pourrait se produire. Si Moscou considère qu’elle n’est plus en mesure de maintenir une dissuasion conventionnelle solide en Europe, elle pourrait être tentée de s’appuyer davantage sur des armes nucléaires tactiques et brouiller la ligne rouge entre les dimensions nucléaire et conventionnelle de la dissuasion. Cette tendance, si elle se poursuit, pourrait remettre en question les approches traditionnelles du contrôle des armements en Europe, qui impliquaient auparavant une séparation claire entre les dimensions nucléaires et non nucléaires.
Dans son discours présidentiel à l’Assemblée fédérale en 2023, le président Vladimir Poutine a commenté la décision du Kremlin de suspendre la participation de la Russie au traité New START conclu avec les États-Unis. L’une des conditions préalables à la reprise du mécanisme de contrôle des armements stratégiques américano-russes était de faire entrer dans l’équation la puissance de frappe combinée de l’OTAN, c’est-à-dire les capacités nucléaires du Royaume-Uni et de la France 34. Étant donné l’opposition bien connue et de longue date des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France à cette idée, on peut conclure que la reprise d’un dialogue stratégique à part entière entre Moscou et Washington n’est pas près de se produire. Les États-Unis, de leur côté, s’inquiètent de plus en plus des capacités nucléaires croissantes de la Chine ; toute tentative de prendre en compte la Chine dans l’équation du contrôle des armements stratégiques entre les États-Unis et la Russie compliquerait considérablement tout dialogue entre Washington et Moscou.
Il existe au moins deux autres facteurs de complication, qui sont directement liés à l’Europe. Tout d’abord, les États-Unis exercent une certaine pression pour aborder la question des armes nucléaires tactiques russes déployées dans la partie européenne de leur territoire (on peut soupçonner que désormais Washington soulèvera également la question des armes nucléaires russes stationnées au Bélarus). En face, la Russie continuera d’insister sur les systèmes de défense antimissile américains déployés en Roumanie et en Pologne, qui pourraient compliquer les enjeux de stabilité européenne et d’équilibre stratégique entre les États-Unis et la Russie.
Cependant, tous ces obstacles et complications n’empêchent pas nécessairement les deux parties d’entreprendre des actions unilatérales, mais coordonnées, qui démontreraient leur intention d’éviter une course incontrôlée aux armements nucléaires. Dans le contexte européen, cela pourrait signifier, par exemple, que la Russie et les États-Unis pourraient décider de respecter les limites fixées par le traité américano-soviétique de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (traité FNI), bien que les deux parties aient officiellement mis fin à leur participation à l’accord en 2019. Selon des responsables russes, la prolongation du moratoire unilatéral sur le déploiement de missiles de moyenne portée en Europe annoncé par Moscou dès 2019 dépendra de la réciprocité dont feront preuve les États-Unis 35. À un moment donné, l’administration Biden a exprimé un intérêt pour discuter de cette question dans le cadre des consultations américano-russes sur la stabilité stratégique lancées en 2021, mais elles ont été gelées après que la Russie a lancé son opération militaire spéciale en Ukraine en février 2022.
De même, l’avenir incertain du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) pourrait avoir un effet négatif sur la situation sécuritaire en Europe. Les États-Unis ont signé le TICE et respecté ses dispositions, mais ne l’ont jamais ratifié, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles il n’est pas entré en vigueur. La Russie a signé et ratifié le TICE, mais Moscou a décidé de rappeler la ratification en réponse à la position des États-Unis 36. Si Washington et Moscou reprennent leurs essais nucléaires, même loin du continent européen, l’effet négatif de ces mesures sur le paysage sécuritaire européen sera plus que substantiel.
Un ensemble distinct d’accords sera nécessaire pour traiter les problèmes de sécurité dans les sous-régions européennes les plus instables et potentiellement explosives, telles que la mer Noire, la mer Baltique et l’Arctique. Chacune de ces sous-régions possède ses propres caractéristiques et requiert une approche spécifique. Tous les problèmes de sécurité sous-régionaux en Europe ne doivent pas être examinés uniquement sous l’angle de la confrontation entre la Russie et l’Occident. À titre d’exemple, les problèmes de sécurité dans les Balkans occidentaux ou dans le Caucase du Sud ont de profondes racines indigènes et persisteront probablement, même si la dimension Est-Ouest de l’agenda de sécurité européen est d’une manière ou d’une autre résolue ou désamorcée.
L’idée de partitionner les différentes régions afin de préserver des zones de non-confrontation — voire de dialogue — est ancienne et semblait fonctionner bon an mal an jusqu’à la guerre de 2022 — qui a rabattu toutes les cartes. S’il est difficile d’imaginer à l’heure actuelle l’existence de zones ou domaines où le dialogue pourrait reprendre, on aurait cependant tort de ne pas les envisager sur le moyen à long terme.
Un autre défi à relever est le nombre croissant de menaces non conventionnelles pesant sur la sécurité en Europe. Cela inclut des dimensions telles que le changement climatique, les migrations illégales, le terrorisme international, la cybercriminalité et bien d’autres. Une coopération potentielle dans ces domaines pourrait émerger selon un format ascendant, évoluant progressivement des formes les plus basiques (par exemple, l’échange d’informations) vers des formes plus avancées (projets communs à différents niveaux). Dans ce cas également, le processus peut être lancé initialement au niveau du track 2, passer progressivement au track 1.5 et enfin au niveau officiel. D’une certaine manière, certains problèmes de sécurité non conventionnels semblent moins controversés et politiquement moins toxiques ; si cela s’avère exact, ils pourraient constituer l’avant-garde d’un nouveau dialogue sur la sécurité entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest.
Il est raisonnable de supposer que l’évolution vers des accords plus stables et prévisibles dans une Europe divisée sera lente et précaire. L’inertie politique, institutionnelle et même psychologique de la confrontation en cours restera un obstacle à la conclusion d’accords, même très modestes, dans les années à venir. Toute nouvelle escalade autour de l’Ukraine ou ailleurs le long de la ligne de contact entre la Russie et l’Occident pourrait repousser tout progrès pratique dans l’établissement des nouvelles règles du jeu, même si ces règles servent les intérêts stratégiques des deux parties.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Au-delà de l’horizon de la guerre
L’Europe peut-elle être à nouveau réunifiée ? Cela reste à voir, mais ce n’est certainement pas près d’arriver. Il faudra peut-être une autre génération en Russie et en Occident pour surmonter les répercussions du conflit en cours et relancer le processus qu’ils ont lancé ensemble il y a près de quarante ans. Il est crucial de se rappeler que les positions de départ, même dans dix ou vingt ans, seront probablement inférieures à la situation de la fin des années 1980 : à cette époque, les deux parties étaient prêtes à s’accorder le bénéfice du doute et à entretenir une vision romantique d’une Europe unie. Cependant, même après de nombreuses années, les souvenirs de l’échec de la construction d’un espace de sécurité européen commun alimenteront probablement le scepticisme et les doutes quant à la possibilité de réaliser l’unification de l’Europe en principe.
C’est à juste titre que Kortounov insiste ici sur un élément crucial qui différencie la période contemporaine de la période soviétique : à l’époque de la guerre froide les Soviétiques étaient marqués par le mythe de « l’Occident à rejoindre », ce qui a permis à la perestroïka de se mettre en place, et à des leaders occidentaux d’appeler au dialogue puis à la chute du Mur. Aujourd’hui, il n’y a plus de mythe de l’Occident en Russie, mais une profonde désillusion sur ce que l’Europe serait devenue — de manière réelle ou fantasmée. En Europe même, de nombreux pays ont fait du mur contre la Russie un élément constitutif de leur construction nationale, rendant plus aléatoire encore la capacité à imaginer un autre futur que le conflit actuel.
Il est également envisageable que la plupart des nouveaux accords de sécurité à long terme en Europe émergeront en tant qu’éléments organiques d’un système de sécurité eurasien beaucoup plus vaste qui finirait par élargir l’Europe géographiquement pour inclure la vaste masse terrestre eurasienne. Déjà aujourd’hui, un processus de fusion est en cours entre des programmes de sécurité européens et mondiaux autrefois distincts. Les dirigeants du Japon, de la République de Corée, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande participent aux récents sommets de l’OTAN, et l’alliance se positionne de plus en plus comme un partenariat de défense mondial plutôt que régional. Parallèlement, la Russie et la Chine organisent des exercices navals conjoints en Méditerranée et dans la mer Baltique, et Moscou renforce sa coopération en matière de sécurité avec les pays africains, ce qui pourrait avoir un impact direct sur la sécurité européenne.
Rien n’indique que cette tendance puisse s’arrêter prochainement. Si elle se poursuit, l’agenda européen en matière de sécurité pourrait devenir otage des développements qui ont lieu dans d’autres régions du monde, comme l’Asie de l’Est ou le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. L’approche de la sécurité indivisible sera la seule solution aux problèmes de sécurité européenne, même si elle s’avère extrêmement difficile à atteindre.
Sources
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- Громыко А. России и Западу нужно готовиться к постконфликтному сосуществованию, Российский совет по международным делам, 7 juillet 2023.
- Kortunov A. A New Western Cohesion and World Order, Russian International Affairs Council, 27 septembre 2023.
- The Concept of the Foreign Policy of the Russian Federation, 2023, Russian Foreign Ministry, 31 mars 2023.
- Путин обсудил с Совбезом обновление Концепции внешней политики России, Коммерсантъ, 28 janvier 2022.
- Указ Президента Российской Федерации « Об утверждении Концепции внешней политики Российской Федерации » от 30 ноября 2016 г., Официальный сайт Президента России, 30 novembre 2016.
- The Concept of the Foreign Policy of the Russian Federation, 2023, Russian Foreign Ministry, March 31, 2023.
- Concept de politique étrangère russe 2023. Source : Ministère russe des affaires étrangères.
- Dans le même temps, il est clairement indiqué dans le concept que les États-Unis restent l’interlocuteur clé de la Russie pour toutes les questions nucléaires et stratégiques : « La Fédération de Russie souhaite maintenir la parité stratégique, la coexistence pacifique avec les États-Unis et l’établissement d’un équilibre des intérêts entre la Russie et les États-Unis, en tenant compte de leur statut de grandes puissances nucléaires et de leur responsabilité particulière en matière de stabilité stratégique et de sécurité internationale en général ». Voir : The Concept of the Foreign Policy of the Russian Federation, 2023, Russian Foreign Ministry, 31 mars 2023.
- Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, le 30 janvier 2023. Source : Ministère russe des affaires étrangères.
- Академик Дынкин : Эстонизация Европы. Почему исчезла европейская безопасность ?, Интерфакс, 20 juillet 2022.
- Nato und EU Vereinbaren « Neue Stufe » der Partnerschaft, Die Presse, 10 janvier 2023.
- Source : OTAN.
- МИД РФ : « перезагрузка » европейской системы безопасности обязательно случится, TASS, 24 mars 2023.
- Пресс-конференция Министра иностранных дел Российской Федерации С.В. Лаврова по проблематике европейской безопасности, Москва, 1 декабря 2022 года, МИД России, 1 décembre 2023.
- Treaty between The United States of America and the Russian Federation on Security Guarantees, Draft, Russian Foreign Ministry, 17 décembre 2021.
- Agreement on Measures to Ensure the Security of the Russian Federation and Member States of the North Atlantic Treaty Organization, Draft, Russian Foreign Ministry, 17 décembre 2021.
- Foreign Minister Sergey Lavrov’s Interview with Lenta.ru Online Newspaper, Russian Foreign Ministry, 13 juillet 2023.
- В Генштабе заявили о создании в России двух армий и двух военных округов, РБК, 2 juillet 2023.
- NATO’s Military Presence in the East of the Alliance, NATO, 28 juillet 2023.
- Joint Press Conference by Chair of the Military Committee, Admiral Rob Bauer and the Norwegian Chief of Defence, General Eirik Kristoffersen Following the Meeting of the Military Committee in Chiefs of Defense Session, Oslo, Norway, NATO, 16 septembre 2023.
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- Косачев К. Россия : « государство-цивилизация » или « анти-Запад » ?, Россия в глобальной политике, 22 mai 2023.
- Frear T. Diplomatic Salvage : Making the Case for the Cooperative Airspace Initiative, Russian International Affairs Council, 21 juillet 2016.
- D’une manière plus générale, il convient de mentionner que les MDCS ne peuvent être convenues et mises en œuvre avec succès que si les deux parties estiment qu’une plus grande clarté et une meilleure prévisibilité contribueraient à leur sécurité. Si l’une des parties ou les deux parties estiment qu’un certain degré d’ambiguïté stratégique et d’incertitude délibérée quant à leurs intentions, plans et actions renforce leur position et constitue un facteur de dissuasion, les perspectives de mise en place de MDCS substantielles deviennent beaucoup plus limitées.
- Россия и Белоруссия работают над совместной концепцией безопасности, РИА Новости, 21 septembre 2023.
- Борисов Т. В ОДКБ обсудили проблемы европейской безопасности, Российская газета, 22 février 2023.
- Кремль призвал « заполнить вакуум » после денонсации договора об армиях, РБК, 29 mai 2023.
- Косачев : Денонсацией ДОВСЕ Россия убирает с повестки не отвечающий реалиям документ, Российская газета, 10 mai 2023.
- Déclaration du ministère russe des affaires étrangères concernant la suspension par la Fédération de Russie du Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (Traité FCE), 12 décembre 2007. Source : Ministère russe des affaires étrangères.
- Remarks by National Security Advisor Jake Sullivan for the Arms Control Association (ACA) Annual Forum, The White House Briefing Room, 2 juin 2023.
- Presidential Address to Federal Assembly, Official Website of the Russian President, 21 février 2023.
- Рябков : основания для сохранения моратория РФ по РСМД исчезают из-за действий США, ТАSS, 2 octobre 2023.
- Путин допустил отзыв Россией ратификации договора о запрете ядерных испытаний, Ведомости, 5 octobre 2023. Le 18 octobre 2023, les membres de la Douma d’État russe ont voté à l’unanimité l’adoption du projet de loi sur le retrait de la ratification du TICE en deuxième et troisième lectures. Le 2 novembre 2023, le président Vladimir Poutine a signé une loi pour retirer officiellement la ratification du TICE par la Russie.