Le 26 février, à la suite de la conférence ayant réuni 27 chefs d’État et de gouvernement à l’Élysée autour du soutien à l’Ukraine, Emmanuel Macron déclarait que bien qu’il n’y ait « aujourd’hui pas de consensus pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol, en dynamique rien ne doit être exclu […] nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre »1.

Dans les heures qui ont suivi, la grande majorité des États européens (y compris le Royaume-Uni) ont publiquement rejeté une telle possibilité.

  • L’opposition la plus directe est venue de Berlin. Le chancelier Olaf Scholz a frontalement rejeté l’idée, avançant qu’il « n’y aurait pas de troupes terrestres, ni de soldats sur le sol ukrainien qui y seraient envoyés par les États européens ou par les États de l’OTAN »2.
  • Le ministre danois de la Défense, Troels Lund Poulsen, a quant à lui déclaré que « cela [n’avait] aucun sens » de discuter d’un éventuel envoi de troupes en Ukraine, la priorité étant l’augmentation des rythmes de livraisons de munitions et d’artillerie3.
  • L’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, la Suède et d’autres ont également immédiatement écarté cette possibilité.

Depuis les équilibres, n’ont pas substantiellement changé. Toutefois, une série d’évolutions subtiles mérite d’être étudiée de près.

Seuls quatre États membres — à l’exclusion de la France — ont signalé être ouverts à la possibilité d’un envoi de troupes en Ukraine (République tchèque, Finlande, Lituanie et Pays-Bas), sans préciser pour autant quelle serait la nature ou le format d’une telle mission. Cependant, aucun chef d’État, de gouvernement, ministre ou représentant n’a explicitement déclaré y être favorable : tous revendiquent vouloir explorer toutes les options disponibles, même si celle-ci n’avait pas été considérée auparavant.

La Lituanie4 et les Pays-Bas5 — via un conseiller du président et le chef de la Défense respectivement — sont les seuls pays ayant indiqué être ouverts à une telle option dès les heures qui ont suivi les propos d’Emmanuel Macron.

Depuis, la ministre des Affaires étrangères finlandaise Elina Valtonen6 et le président tchèque Petr Pavel7 ont fait passer ce groupe restreint de deux à quatre pays.

  • Dès le jour suivant la conférence sur l’assistance à l’Ukraine du 26 février, le Premier ministre tchèque Petr Fiala avait pourtant déclaré qu’il ne pensait pas que « d’autres méthodes ou d’autres voies de soutien » devaient être ouvertes8.
  • Le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski a quant à lui exprimé une position mouvante. Le 9 mars, il déclarait que la présence de troupes de l’OTAN en Ukraine n’était « pas impensable »9, avant d’affirmer le 20 mars que « la Pologne n’enverrait pas de troupes terrestres en Ukraine » car « cela constituerait un sujet de propagande facile pour les Russes »10.
  • L’Estonie a également précisé sa position, Kaja Kallas ayant déclaré devant le Parlement le 6 mars que des soldats estoniens n’iraient pas « se battre » en Ukraine, après avoir cependant salué la déclaration de Macron comme un signal envoyé à la Russie qu’« aucune option n’était exclue » pour soutenir Kiev11.
  • En Allemagne, le chef de file de la CDU, Friedrich Merz, a tendu la main au président français en attaquant directement la position attentiste du Chancelier Scholz sur l’Ukraine dans un discours prononcé de retour de la conférence du Parti populaire européen (PPE) à Bucarest des 6 et 7 mars.

De son côté, le président de la République française a réaffirmé le 16 mars qu’il « faudra peut-être, à un moment donné, avoir des opérations sur le terrain, quelles qu’elles soient, pour contrer les forces russes »12. Emmanuel Macron a néanmoins ajouté qu’il n’en « prendrait pas l’initiative ». 

Plusieurs sources proches du dossier indiquent un changement profond du positionnement du président Macron depuis plusieurs semaines.

  • Face à la fragilité du dispositif qui avait permis l’adoption de sanctions et l’envoi d’armes et d’aides à l’Ukraine dès mars 2022 – provoqué en bonne partie par la volte face américaine –, l’Élysée souhaite réaffirmer son soutien à l’Ukraine quitte à questionner le tabou de la co-belligérance.
  • Le point clef : la guerre en Ukraine n’est pas une guerre portée sur le territoire russe. Une défaite de Poutine en Ukraine ne devrait donc pas être comprise comme une remise en cause de son régime. 
  • Une analogie : le repli forcé de la France au Sahel n’a pas donné lieu à une mise en jeu des « intérêts vitaux de la nation ».

Deux constats pourraient expliquer cette analyse et une poussée pour un rétablissement du rapport de force par une « ambiguïté stratégique » : 

La notion de sanctuarisation agressive/défensive13 joue un rôle structurant. Comme l’explique Bruno Tertrais dans nos pages : « La possession de l’arme nucléaire par la Russie a très clairement contribué à inhiber les pays occidentaux depuis le 24 février 2022. Mais la sanctuarisation défensive est ce qui a permis à Emmanuel Macron de dire que certains tabous pourraient être franchis en n’excluant pas l’envoi de troupes au sol ».

Sources
  1. Conférence de soutien à l’Ukraine, Élysée, 27 février 2024.
  2. « Scholz : « Keine Bodentruppen von europäischen oder Nato-Staaten” », Mitteldeutscher Rundfunk, 27 février 2024.
  3. « Giver ikke mening at diskutere NATO-tropper i Ukraine, siger Troels Lund Poulsen », TV 2 Nyheder, 27 février 2024.
  4. Augustas Stankevičius, « Sending Lithuanian troops to training missions in Ukraine possible », LRT, 27 février 2024.
  5. « Dutch military chief : All options open in Ukraine even if NATO won’t yet send troops », NL Times, 27 février 2024.
  6. Matt Berg et Eric Bazail-Eimil, « Don’t rule out troops to Ukraine, Finnish FM says », Politico, 15 mars 2024.
  7. Jaroslav Soukup, « Přítomnost vojáků na Ukrajině ? Neomezujme se tam, kde nemusíme, řekl Pavel », Novinky, 5 mars 2024.
  8. « Czechs, Poles not considering troops for Ukraine », Reuters, 27 février 2024.
  9. Vanessa Gera, « Poland’s foreign minister says the presence of NATO troops in Ukraine is ‘not unthinkable’ », Associated Press, 9 mars 2024.
  10. « « Truppen aus großen Ländern bereits in der Ukraine » », Tagesschau, 20 mars 2024.
  11. Anne McElvoy et Claudia Chiappa, « ‘Everything’ on table to help Ukraine beat Putin, Estonian PM says », Politico, 29 février 2024.
  12. Henri Vernet, « Emmanuel Macron sur l’Ukraine : « Notre devoir est de se préparer à tous les scénarios », Le Parisien, 16 mars 2024.
  13. Notion forgée par forgée par Jean-Louis Gergorin au début des années 1990. Elle indique la possibilité pour un État de s’abriter derrière sa force nucléaire pour tester les réactions de ses voisins.