Un continuum de violences. Une chaîne de l’impunité. La guerre multiforme — armée, politique, symbolique et culturelle — menée par Poutine contre l’Ukraine rappelle d’autres périodes passées. Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Nous poursuivons notre série co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour ne rater aucun épisode, vous pouvez vous abonner par ici au Grand Continent

Le Kremlin a eu beau reléguer l’exclusion de la Russie de la commémoration du Débarquement au rang de non-événement, en soulignant que seule comptait la future célébration du 80e anniversaire de la Victoire, cette nouvelle mise au ban symbolique, amplifiée par un accueil chaleureux réservé au président ukrainien en Normandie le 6 juin 2024, n’est pas passée inaperçue à Moscou.

En témoigne un échange entre Vladimir Poutine et les journalistes étrangers, organisé à l’occasion du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, lors duquel le président russe est longuement revenu sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et sur ses commémorations1. La teneur de ses propos et le fait même de se lancer dans des digressions historiques n’avait a priori rien de surprenant. Depuis longtemps déjà et tout particulièrement depuis le début de son agression à grande échelle contre l’Ukraine, le Kremlin n’a de cesse d’instrumentaliser la mémoire du second conflit mondial pour en faire à la fois un outil de mobilisation des populations à l’intérieur du pays, un argument-clé pour légitimer ses ambitions sur la scène internationale et une source inépuisable de dénigrements et d’attaques contre Kiev2. Cette fois-ci cependant, outre l’habituelle affirmation du rôle décisif joué par l’URSS dans la victoire contre l’Allemagne — affirmation érigée en norme légale en Russie — et les invectives contre les « néonazis ukrainiens », Poutine a introduit une idée qui, si elle devait s’affirmer, constituerait une évolution significative de la rhétorique officielle russe. Il a en effet entrepris une mise en équivalence entre l’Union soviétique et la Russie, pour insinuer que c’est à cette dernière que reviendrait la « contribution essentielle à l’écrasement du nazisme » et nier ainsi toute légitimité à la participation ukrainienne aux commémorations.

Poutine établit une équivalence entre l’Union soviétique et la Russie pour insinuer que c’est à cette dernière que reviendrait la « contribution essentielle à l’écrasement du nazisme » et nier ainsi toute légitimité à la participation ukrainienne aux commémorations.

Emilia Koustova

Cette idée, bien sûr, n’est pas nouvelle. Mais si ses origines remontent aux années 1940 et qu’on en trouve des échos — tantôt assourdissants, tantôt mis en sourdine — tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, Moscou se garda la plupart du temps d’en faire sa doctrine officielle, tant elle contredisait aussi bien les réalités de cette guerre, dont le fardeau avait été porté par l’ensemble des populations soviétiques, que les usages qui étaient faits de sa mémoire dans l’espace (post-)soviétique. 

Parmi les précédents les plus célèbres en matière de « russification » de la victoire figure bien sûr le toast levé par Staline, le 24 mai 1945, à la gloire du « peuple russe qui avait gagné, dans cette guerre, la reconnaissance commune, en tant que force dirigeante de l’Union soviétique ». 

Ce discours qui marqua fortement les esprits à l’époque, s’inscrivait dans une tendance de fond, qui, depuis le milieu de la décennie précédente, contribua à transformer l’ethnie russe en primus inter pares, « frère aîné » de la « grande famille des peuples soviétiques », et à réhabiliter le nationalisme russe, avant d’y ajouter, durant les dernières années du stalinisme, une forte dose de xénophobie et d’antisémitisme3. Sans revenir systématiquement sur ce tournant « national-bolchevique », ni empêcher l’affirmation de l’identité nationale russe, qu’il favorisa, les héritiers de Staline allaient s’attacher à promouvoir le concept de « peuple soviétique » — une communauté imaginaire partageant autant un présent et un avenir qu’un passé au sein duquel l’expérience de la guerre occupait une place centrale. Si le peuple russe était traité en « grand frère » dont la loyauté et l’abnégation ne souffraient aucun doute, on se gardait bien de chiffrer — et donc de comparer — les sacrifices et les contributions des uns et des autres. L’exploit était soviétique, tout comme l’étaient les héros et les victimes de la guerre — ce qui conduisait entre autres à passer sous silence la Shoah, dont les morts étaient cachés derrière les « populations civiles soviétiques ». Si, dans les sources étrangères, les combattants de l’Armée rouge étaient souvent désignés comme des « Russes », les statues érigées à travers les pays du bloc de l’Est étaient, à quelques exceptions près, celles de « soldats soviétiques ». Si ; à l’échelle pan-soviétique, la plupart des principaux lieux de mémoire légués par le conflit étaient rattachés à l’imaginaire de la métropole (le siège de Leningrad, la bataille de Moscou…), d’autres sites et récits, renvoyant à des espaces différents, connaissaient une médiatisation importante, tels que les villages brûlés de Khatyn’ (Biélorussie) et de Pirčiupiai (Lituanie), la défense de la citadelle de Brest-Litovsk ou la bataille du Dniepr.

Dans les années 1960-1970, l’ensemble du territoire soviétique, bien au-delà des régions ayant connu les combats et l’occupation nazie, se couvrait de musées et de monuments aux morts, qui ancraient le culte de la guerre et de la victoire soviétique dans les mémoires locales4

Devenu le pilier de l’édifice soviétique durant les dernières décennies de son existence, ce culte n’échappa pas aux débats et aux doutes soulevés par la perestroïka. Leur ampleur divergea d’une république à l’autre. Alors que les trois pays baltes offrent un exemple de la révision la plus radicale de ce récit, conduisant à rejeter tout l’héritage soviétique en la matière, en accord avec la définition de la période communiste comme étant celle d’occupation, la plupart des États issus de l’URSS maintinrent, à divers degrés, leur inscription dans cette mémoire. Pour nombre d’entre eux, la Seconde Guerre mondiale resta longtemps leur « Grande guerre patriotique », malgré ses relectures et l’émergence de récits alternatifs. Ce fut notamment le cas de l’Ukraine, pays qui avait payé l’un des tributs les plus lourds, avec ses 7 millions de combattants mobilisés dans l’Armée rouge (dont 2,4 mln de morts au combat ou en captivité) et ses près de 4,5 millions de civils qui avaient perdu la vie durant l’occupation nazie5. Ici, la mise à distance du récit et de la tradition commémorative soviétiques resta partielle jusqu’aux années 2010, malgré l’existence d’une mémoire concurrente liée à l’histoire du mouvement nationaliste et des efforts pour nationaliser l’histoire du pays6.

La plupart des États issus de l’URSS maintinrent, à divers degrés, leur inscription dans la mémoire soviétique.

Emilia Koustova

En Russie, le culte de la victoire, dans une version proche de celle soviétique, esquissa un retour dès le milieu des années 1990, avant que Vladimir Poutine n’en fasse, quelques années plus tard, un élément-clef de sa rhétorique et outil essentiel au service de sa politique. En affichant une attitude des plus ambiguës à l’égard de l’URSS, il reprit sans hésiter l’ensemble du récit soviétique de la « Grande guerre patriotique » et utilisa, à son tour, ce dernier pour mener une réhabilitation sélective du passé stalinien. À partir de la fin des années 2000, cette stratégie s’accompagna d’une intolérance grandissante à l’égard de toute mise en cause du récit héroïque de l’action soviétique la veille, pendant et au lendemain du conflit, la victoire contre le nazisme étant vue comme une source de légitimité à toute épreuve, pour l’URSS et pour son héritière, la Russie. Une série de lois, adoptées depuis dix ans — comme celles qui punissent la négation du rôle décisif de l’URSS et interdisent la comparaison des politiques nazies avec celles soviétiques — vint créer un carcan judiciaire qui rend désormais impossible toute analyse critique de l’action soviétique durant la guerre7.

Le président russe Vladimir Poutine apparaît sur un écran alors qu’il prononce un discours lors d’une session plénière du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, à Saint-Pétersbourg, en Russie. © Alexandr Kryazhev/Sputnik

Ces lois, comme tant d’autres paroles et gestes menaçants du Kremlin en lien avec la mémoire de la guerre, constituaient en partie une réponse à ce qu’il percevait comme des attaques extérieures contre sa vision de l’histoire. Dès les années 2000, de nombreux conflits mémoriels opposèrent la Russie à ses voisins est-européens, notamment les pays baltes où des monuments à l’Armée rouge, désignée armée d’occupation, étaient démantelés, et où des visions radicalement opposées à celle soviétique et russe triomphaient.

Sous Poutine, une série de lois a créé un carcan judiciaire qui rend désormais impossible toute analyse critique de l’action soviétique durant la guerre.

Emilia Koustova

En s’érigeant en héritière et gardienne de la mémoire soviétique de la guerre, la Russie poutinienne chercha-t-elle à monopoliser ce capital symbolique au détriment d’autres pays issus de l’URSS  ? Si des prises de parole attribuant la victoire soviétique à la seule Russie, voire aux seuls Russes ethniques, n’ont jamais manqué, le Kremlin resta longtemps prudent, préférant exploiter cette ressource politique que constituait, dans l’espace post-soviétique, l’expérience commune de la guerre et sa mémoire.

Le qualificatif de « soviétique » était d’ailleurs de mise dans les discours de Poutine qui n’hésitait pas à souligner la composition multiethnique aussi bien de l’Armée rouge que des victimes des nazis. En témoigne, a contrario, le scandale provoqué en 2010 par son affirmation selon laquelle l’Union soviétique — ou la Russie ? ce n’est pas clair, car celui qui occupait alors le poste de premier ministre utilisa le pronom « nous » — aurait gagné la guerre même sans la contribution de l’Ukraine8. Cette phrase, glissée lors d’une séance de questions-réponses avec des Russes, apparaît aujourd’hui comme un signe précurseur du tournant à venir. À l’époque, elle ne fut cependant pas suivie d’autres gestes forts allant dans le sens de monopolisation et de nationalisation de la victoire. Les autorités russes continuèrent, au contraire, à mettre en valeur cette histoire en tant qu’expérience partagée de la défense de ce qu’il ne leur déplaisait point de présenter comme une « patrie commune » des nations devenues souveraines en 1991.

À l’occasion de la commémoration de la victoire en 2021, Poutine offrit ainsi une vision détaillée — et étendue — de cette patrie : « Les gens de toutes les nationalités et de toutes les confessions ont combattu pour chaque pouce de leur terre natale : pour les champs autour de Moscou, les rochers de la Carélie et les cols du Caucase, les forêts de Viazma et de Novgorod, pour les rives de la Baltique et du Dniepr, pour les steppes de la Volga et du Don… »9

Le qualificatif de « soviétique » était autrefois de mise dans les discours de Poutine, qui n’hésitait pas à souligner la composition multiethnique aussi bien de l’Armée rouge que des victimes des nazis.

Emilia Koustova

L’expérience de la guerre présentée comme un gage de liens privilégiés avec les anciennes républiques soviétiques, une sorte de cordon ombilical les reliant à l’espace et au temps impériaux, sa mémoire s’avéra un redoutable outil d’ingérence russe, comme le montra, avec une violence inouïe, l’exemple de l’Ukraine. Dès 2014, son agression par la Russie s’accompagna par une instrumentalisation grandissante de l’histoire en général et de la référence à la Seconde Guerre mondiale en particulier. Utilisée pour vilipender le gouvernement ukrainien et justifier l’action russe, cette référence servit également à développer l’idée d’un passé partagé — dont découlerait l’obligation d’avoir un présent en commun. Ainsi, devenu, à l’approche de l’invasion à large échelle, « historien en chef », Vladimir Poutine insista en été 2021 sur la participation des Ukrainiens au combat soviétique : « Pour les Ukrainiens qui combattaient dans les rangs de l’Armée rouge ou chez des partisans, la Grande guerre patriotique était véritablement patriotique, car ils défendaient leur maison, leur grande Patrie commune. […] Cette génération héroïque combattit et donna ses vies pour notre avenir, pour nous. Oublier leur exploit signifie trahir ses grands-pères, ses mères et ses pères. »10

Faut-il voir alors, dans cette récente attribution de la victoire contre le nazisme à la Russie, tentée par Vladimir Poutine dans le contexte de sa non-invitation aux commémorations du Débarquement, un mouvement d’humeur ou une tendance de fond, qui conduirait le Kremlin à « nationaliser » la mémoire de la guerre, en abandonnant ce qui restait encore de la rhétorique internationaliste soviétique dans son discours  ? Ce n’est guère à exclure, sous l’effet conjugué de l’isolement de la Russie et des inquiétudes que suscite — notamment chez ses voisins ex-soviétiques — son usage de la mémoire de la guerre, ainsi que de montée de la xénophobie et du nationalisme à l’intérieur du pays.

Sources
  1. Rencontre de Vladimir Poutine avec les responsables d’agences de presse internationales, Saint-Pétersbourg, le 5 juin 2024 : http://kremlin.ru/events/president/news/74223
  2. Elisabeth Sieca-Kozlowski, Poutine dans le texte, Paris, CNRS éditions, 2024 ; Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Paris, Gallimard, 2022.
  3. David Brandenberger, National Bolshevism : Stalinist Mass Culture and the Formation of Modern Russian National Identity, 1931-1956, Cambridge, Harvard University Press, 2002 ; Jeffrey Brooks, « Thank You, Comrade Stalin » : Soviet Public Culture from Revolution to Cold War, Princeton, Princeton University Press, 1999 ; Tеггу Martin, The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
  4. Ekaterina Mahotina, Prelomleniâ pamâti : Vtoraâ mirovaâ vojna v memorial’noj kul’ture sovetskoj i postsovetskoj Litvy [Les réfractions de la mémoire : la Seconde Guerre mondiale dans la culture mémorielle de la Lituanie soviétique et post-soviétique] ]Saint-Pétersbourg, Izdatelʹstvo Evropejskogo universiteta v Sankt-Peterburge, 2020 ; Nina Tumarkin, The Living and the Dead : The Rise and Fall of the Cult of World War II in Russia, New York, Basic Books, 1994 ; Amir Weiner, Making Sense of War : The 2nd World War and the Fate of the Bolshevik Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2002.
  5. Jacques Vallin, France Meslé, Serguei Adamets and Serhii Pyrozhkov, « A New Estimate of Ukrainian Population Losses during the Crises of the 1930s and 1940s« , Population Studies, vol. 56, n°3 (Nov., 2002), pp. 249-264 ; Emel’ân Rudnickij, « Nas 85 millionov » [Nous sommes 85 millions], Den’, n°154, 01/08/2013
  6. Korine Amacher, Eric Aunoble, Andrii Portnov (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021 ; Julie Fedor et al. (dir.), War and Memory in Russia, Ukraine and Belarus, Basingstoke-New York, Palgrave Macmillan, 2017 ; Wilfried Jilge, « The Politics of History and the Second World War in Post-Communist Ukraine (1986/1991-2004/2005) », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas 54, nᵒ 1 (2006), pp. 50‑81.
  7. Nikolay Koposov, Memory laws, memory wars : the politics of the past in Europe and Russia, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.
  8. Cité d’après : « Rossiâ, Putin i pobeda v Velikoj otečestvennoj » [La Russie, Poutine et la victoire dans la Grande guerre patriotique], Voice of Amerika, 17/12/2010, https://www.golosameriki.com/a/putin-victory-in-world-war2-2010-12-17-112084454/191443.html
  9. Vladimir Poutine, « Parad Pobedy na Krasnoj plošadi » [Le défilé de la Victoire sur la place Rouge], 9 mai 2021,  http://www.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/65544
  10. Vladimir Poutine, « Ob istoričeskom edinstve russkih i ukraincev » [Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens], 12/07/2021 http://www.kremlin.ru/events/president/news/66181