On connaît mal les mécanismes administratifs et tactiques qui sous-tendent la résistance ukrainienne — ils constituent pourtant une dimension essentielle pour avoir une vision claire de l’évolution de la situation sur le terrain. Si vous estimez que ce travail d’analyse sur la guerre d’Ukraine est utile, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Vous êtes un vétéran des années de guerre 2022 et 2023. Quels points de comparaisons identifiez-vous qui pourraient nous aider à saisir les différences entre l’armée ukrainienne contemporaine et l’armée russe ?

Tout d’abord, la guerre ne concerne pas seulement le corps militaire mais la société toute entière. Chaque individu a sa propre expérience du conflit, ayant servi sur divers fronts et accomplissant diverses missions — des tranchées aux quartiers généraux, en passant par la ligne de front. Personnellement, j’étais chargé des entraînements de combat dans l’armée. C’est ce qui m’a permis de comprendre le fonctionnement de l’armée ukrainienne moderne, notamment dans le cadre de la coopération avec nos alliés.

Concernant l’armée russe, je n’ai pas d’expérience directe à partager — si ce n’est les résultats des opérations de combat et les données accessibles au public. Mais je dirais que trois caractéristiques principales qui nous distinguent de notre adversaire : 

Premièrement, la réflexivité. Cette transformation découle probablement des tâches plus complexes auxquelles elle est confrontée, nécessitant créativité et réflexion. À partir de 2022, notre armée a connu l’arrivée de nouveaux membres dans nos rangs, apportant avec eux un potentiel de créativité pour résoudre les défis, même sans expérience militaire préalable.

Deuxièmement, la capacité à interagir avec nos partenaires — notamment au sein de l’OTAN. Nous sommes sans doute l’armée la plus éprouvée au combat du continent européen et nous sommes désormais parfaitement capables d’interagir avec les pays de l’OTAN. Nous pouvons partager des compétences et des tactiques de guerre moderne — comme l’utilisation de drones — qui ont considérablement modifié le champ de bataille. Nos adversaires russes, quant à eux, sont refermés sur eux-mêmes. Bien sûr ils apprennent aussi, mais ils continuent d’opérer selon leurs propres règles : ils peuvent apprendre et changer de tactique, mais notre capacité d’adaptation est manifestement supérieure. Là où nos soldats sont plus motivés et où nous sommes plus ouverts à l’interaction avec d’autres armées, les Russes s’appuient principalement sur leurs ressources — les ressources humaines — et, dans une certaine mesure, sur leurs partenaires.

La guerre ne concerne pas seulement le corps militaire mais la société toute entière. Chaque individu a sa propre expérience du conflit.

Pavlo Matyusha

Troisièmement, la motivation. Elle était particulièrement palpable en 2022, lors des premiers mois de la guerre, lorsque les bureaux de recrutement étaient débordés par des personnes désireuses de s’engager. Il n’y avait même pas assez de places dans les forces armées, la garde nationale ou la force de la défense territoriale1.

Bien sûr, cette motivation a pu diminuer par la suite, mais c’est au fond un processus naturel : de même qu’après une menace ou un fort sentiment de patriotisme, il est normal que le niveau de motivation augmente, de même il est compréhensible que cette ferveur diminue avec le temps et que la situation revienne à la normale. C’est notre nouvelle réalité. Il reste que nos ennemis sont loin d’être aussi motivés que nous.

Quels exemples illustrent selon vous cette réflexivité et la nécessité d’une pensée créative dans l’armée ?

On peut s’arrêter par exemple sur notre sortie de l’« armée de papier ». Une armée nécessite une organisation complexe et un système bureaucratique particulièrement performant pour fonctionner efficacement. Or notre armée utilisait un système de rapports et de registres qui remonte probablement à l’après-Seconde Guerre mondiale — voire même avant. Mais grâce à l’implication d’experts en informatique et d’industriels du secteur privé, de nombreux processus ont pu être numérisés en peu de temps. Nous avons adopté la création de documents électroniques et l’automatisation des processus avec un simple clic dans la mesure du possible. Cela engendre certaines exigences : les mécanismes réglementaires peuvent entraver la volonté des individus cherchant à simplifier ces processus. Mais c’est un bon exemple de cette dynamique d’adaptation au sein de notre armée.

Un soldat ukrainien se tient sur un pont détruit à Izium, dans la région de Kharkiv, en Ukraine, mardi 13 septembre 2022. © AP Photo/Kostiantyn Liberov

La mise œuvre en de ces applications technologiques créatives sont-elles systémiques ou purement locales ? Aujourd’hui, où en est-on de la numérisation de la gestion des forces ?

Il reste encore du chemin : il est évident que jusqu’à présent, la proportion entre l’armée numérisée et notre ancienne « armée de papier » penche plutôt du côté de la deuxième que de la première. Mais nous progressons.

Quant à la centralisation ou à l’unification des approches, nous n’en sommes pas encore là. Ce que l’on constate dans la plupart des cas, c’est une multitude d’initiatives — que ce soit au niveau d’une brigade, d’un commandement ou du quartier général — qui peuvent tantôt se heurter, tantôt se combiner.

Jusqu’à présent, la proportion entre l’armée numérisée et notre ancienne « armée de papier » penche plutôt du côté de la deuxième que de la première. Mais nous progressons.

Pavlo Matyusha

Certains documents sont par exemple encore envoyés par poste militaire — ce qui prend évidemment beaucoup plus de temps que l’envoi par des services postaux comme la Nova Post2. Bien sûr, il faut prendre en compte les préoccupations liées à la sécurité et au respect du secret, mais il existe néanmoins des exemples d’interactions efficaces et bien coordonnées dans l’armée.

Au total, s’il reste une grande marge de développement, il est encourageant de prendre acte de cette volonté d’évolution. Je suis convaincu que, dans ce domaine aussi, nous sommes en avance sur nos adversaires.

En ce qui concerne l’interaction avec les partenaires de l’Ukraine, comment ce transfert de l’expérience ukrainienne se passe-t-il concrètement ?

Les mécanismes de transfert d’expérience sont variés. Lors des exercices avec des partenaires de l’OTAN auxquels j’ai participé en 2022-2023, des dizaines de milliers de personnes y prenaient part simultanément. Les exercices se poursuivent et une part importante de notre armée a bénéficié de ce type d’entraînement.

Il convient de noter que les armées de nos partenaires étaient davantage familières des opérations expéditionnaires — elles avaient l’expérience de déployer leurs troupes à l’étranger, que ce soit en Irak, en Afghanistan, dans les Balkans ou au Viêt Nam. Elles devaient établir des bases et des centres opérationnels à partir desquels elles menaient leurs opérations, généralement contre un ennemi moins puissant sur le plan militaire, organisationnel et matériel. Cela représente donc un type d’opération et une échelle différentes par rapport à nos défis en Ukraine. Mais les entraînements se déroulaient dans les mêmes conditions : comme si nos adversaires étaient hypothétiquement des insurgés qu’il fallait contrer.

Pourriez-vous nous donner un exemple d’exercice ? 

La patrouille dans une zone boisée, par exemple. Si l’on tient compte du fait que nous n’avons pas beaucoup de forêts dans le Sud — et de l’existence de la fameuse ligne Surovikine de fortifications russes — c’est un exercice tout à fait étrange. Nous avons des posadkas — des plantations forestières servant d’abri pour des positions militaires — mais elles sont minées et on leur tire dessus. Même dans le nord-est, où nous avons des forêts, la patrouille n’est pas une option envisageable.

Les armées de nos partenaires étaient davantage familières des opérations expéditionnaires — elles avaient l’expérience de déployer leurs troupes à l’étranger, que ce soit en Irak, en Afghanistan, dans les Balkans ou au Viêt Nam. En Ukraine, la logique est différente.

Pavlo Matyusha

Dans cet exercice, les unités étaient à pied, sans transport blindé et armes lourdes. Elles étaient formées à agir comme des rangers, par exemple en établissant un camp lors d’une marche et en passant la nuit en respectant les mesures de sécurité, se camouflant contre la lumière et le bruit. Pour certaines unités, cela constituait un entraînement utile. Mais pour des fantassins ordinaires dans les conditions de nos plaines, cela relevait davantage de l’entraînement théorique. Cependant, tout cela permettait de transformer des civils en soldats — ce qui comporte certains avantages indéniables.

Une fois la compréhension acquise, les exercices ont évolué pour inclure la formation aux équipements spécifiques tels que les véhicules blindés, les véhicules de combat d’infanterie, les unités de chars, les artilleurs, etc. Les unités étaient ainsi entièrement formées à utiliser l’équipement avec lequel elles allaient combattre.

Quand et comment cette évolution a-t-elle eu lieu ?

Principalement à la fin de 2022 et au début de 2023. Elle a considérablement modifié la nature même de la formation, la rendant plus axée sur l’application pratique. Ce changement aurait bien fonctionné contre un ennemi moins puissant, car les soldats se sont familiarisés avec les bases de l’utilisation des équipements spécifiques et des tactiques associées. Cela a permis aux commandants de comprendre l’ensemble des actions dans un contexte de bataille moderne.

Nous sommes passés d’une position offensive à une position défensive.

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Cependant, il est crucial de prendre aussi en compte le niveau d’équipement de notre adversaire — que ce soit en termes d’aviation de combat, de missiles ou d’obus d’artillerie. Même lorsque nous possédons le même type d’armement, ils nous dépassent en termes de quantité d’armes et d’obus. Leurs positions sont dix fois plus minées que les nôtres. Les véhicules de combat d’infanterie ne peuvent pas avancer à travers un champ de mines ouvert jusqu’à une position où toutes les lignes d’avancée sont ciblées et où l’ennemi dispose d’une quantité illimitée de munitions de toutes sortes. 

Vous faites référence à l’expérience de la contre-offensive ukrainienne ? 

Oui, car c’est celle que je connais le mieux. Or actuellement, nous sommes passés d’une position offensive à une position défensive.

L’aide par l’entraînement a toujours été et reste importante. Mais le manque de volonté au niveau des dirigeants militaires et politiques des pays alliés nous pénalise alors qu’un fort engagement se ressent au niveau des sous-officiers et des officiers qui ont assuré la formation. Tous disaient, fraternellement : « Si je pouvais, je me battrais avec vous, côte à côte, comme des frères ». Mais il aurait fallu une formation plus complète, autour d’une gamme plus large d’équipements. Il fallait former les pilotes de chasse et livrer les HIMARS dès le début de 2022 plutôt qu’à la fin.

En d’autres termes, il y a toujours eu un retard par rapport aux besoins réels de l’armée ukrainienne — et, malheureusement, cette situation persiste. En analysant clairement le déroulement des combats, en comprenant les réalités de l’utilisation de l’équipement militaire, les armées des pays de l’OTAN ont pris conscience qu’elles n’étaient pas préparées à un conflit de ce type. C’est à ce moment-là qu’il est devenu évident que nous pouvions déjà leur transmettre nos connaissances et expériences.

En analysant clairement le déroulement des combats, en comprenant les réalités de l’utilisation de l’équipement militaire, les armées des pays de l’OTAN ont pris conscience qu’elles n’étaient pas préparées à un conflit de ce type. 

Pavlo Matyusha

À quel moment cette prise de conscience a-t-elle eu lieu ? 

Je pense qu’elle s’est produite entre 2022 et 2023, surtout pendant la contre-offensive, lorsque nous avons compris que les choses ne se passaient pas comme prévu. La contre-offensive est le résultat intellectuel de nombreuses parties. L’état-major général a consulté ses partenaires, dont certains ont, je l’espère, démontré leurs capacités en matière de planification. Cependant, il est devenu évident que le niveau de compréhension de la guerre à cette époque a été bouleversé par la réalité. Cette réalité a dû être une douche froide pour de nombreux praticiens et théoriciens militaires occidentaux et de l’OTAN.

Nous sommes confrontés à une vérité très simple — et l’armée russe apprend elle aussi. Bien qu’elle soit bornée, qu’elle avance en ne comptant pas ses hommes, elle dispose d’innombrables ressources humaines et matérielles.

D’un autre côté, l’armée ukrainienne apprend également, mais elle s’épuise et elle est moins nombreuse. Si nous projetons cette situation de guerre dans le futur, à un moment donné — Dieu nous en préserve — l’Ukraine pourrait tomber. Or sans cette expérience accumulée par les Ukrainiens, toute la machine militaire occidentale serait confrontée à une tâche très difficile. Elle devrait acquérir cette expérience pendant la guerre, comme nous l’avons fait.

La différence réside dans le fait que la Russie sera alors très expérimentée et ne commettra pas les mêmes erreurs. Si elle ne les avait pas commises début 2022, les résultats auraient pu être différents. Cette prise de conscience amène nos partenaires à comprendre qu’ils doivent apprendre ici et maintenant.

Il est devenu évident que le niveau de compréhension de la guerre a été bouleversé par la réalité.

Pavlo Matyusha

Quels pourraient être les moyens de partager l’expérience ukrainienne ?

Il pourrait s’agir de sessions conjointes avec des officiers ukrainiens, voire de l’envoi de conseillers. Ces conseillers ne donneraient pas tant de conseils qu’ils ne collecteraient l’expérience : il pourrait s’agir d’un examen interne de leurs capacités et de leurs ressources, modélisant un certain type de menace. Il est indéniable que nous sommes la seule armée occidentale avec laquelle ils peuvent améliorer leur niveau de compétences.

En effet, il est évident que les Russes, tout comme les Chinois, les Iraniens, etc., ne sont pas en mesure de leur apporter un tel apprentissage. 

Un soldat ukrainien soulève un tapis recouvrant les munitions russes à Izium, dans la région de Kharkiv, en Ukraine, mardi 13 septembre 2022. © AP Photo/Kostiantyn Liberov

Dans le même temps, si l’on considère les relations de la Russie avec ses partenaires, le rôle iranien y est assez important : lorsque l’Iran a mené son attaque massive contre Israël, plus d’une centaine des drones Shahed étaient déployés. Les mêmes drones sont vendus aux Russes et déployés contre les Ukrainiens. Pourrait-on aller jusqu’à dire que les Iraniens s’inspirent de l’expérience des Russes dans la guerre des drones ?

Je ne pense pas qu’ils aient beaucoup appris de l’expérience russe : il s’agissait essentiellement d’une attaque massive, sans beaucoup de sophistication tactique. Et bien qu’ils aient combiné différents types de munitions et des vagues d’attaques, cela n’a pas été une tâche difficile pour le Dôme de fer et les autres systèmes de défense d’Israël fournis par leurs alliés.

Les Russes, quant à eux, ont parfois recours à des stratégies plus sophistiquées pour contourner les défenses aériennes, en cherchant des failles et en exploitant des vulnérabilités. Parfois, ils parviennent à leurs fins. Cela ne remet cependant pas en question la compétence de la défense aérienne ukrainienne. Nous sommes très compétents dans ce domaine — peut-être même plus que certains de nos alliés occidentaux même si cela reste une question de nombres et d’échelle.

Si les Iraniens ont emprunté quelque chose aux Russes, c’est probablement leur rapport à la masse plutôt qu’une véritable synthèse de leurs tactiques. Cela souligne une fois de plus que les armées qui sont réellement engagées sur le terrain ont tendance à apprendre de manière plus approfondie et significative que celles qui observent simplement les événements depuis l’arrière ou l’extérieur.

Les armées qui sont réellement engagées sur le terrain ont tendance à apprendre de manière plus approfondie et significative que celles qui observent simplement les événements depuis l’arrière ou l’extérieur.

Pavlo Matyusha

Revenons à la troisième caractéristique que vous avez soulevée : la motivation. C’est en 2022 que le pic de l’affluence au bureau d’enrôlement militaire a été atteint. Aujourd’hui, tant l’armée que la société civile semblent s’épuiser progressivement, comme le révèlent les discussions compliquées sur la mobilisation et la démobilisation en cours. Comment percevez-vous l’état actuel de l’armée ukrainienne ?

La fatigue est clairement ressentie au sein de l’armée. Bien sûr, nos militaires sont des super-héros — mais même les super-héros se fatiguent. 

Après presque trois ans de guerre, cette fatigue est très palpable pour tous ceux qui étaient présents dès le début de l’invasion à la grande échelle. C’est un lourd fardeau à porter, que ce soit sur le front ou pendant les périodes d’entraînement, de repos ou de rétablissement : la tension reste toujours perceptible. Ces personnes sont loin de chez elles, séparées de leur vie habituelle, confrontés aux défis de guerre, et cette situation engendre un stress constant.

Les gens ont besoin de repos et de récupération, c’est-à-dire de rotation. La mobilisation sans rotation, comme on dit, est un aller simple. Elle ne résout qu’une partie du problème, celle de renforcer les effectifs de l’armée pour remplacer ceux qui sont irrémédiablement ou temporairement perdus.

Bien sûr, nos militaires sont des super-héros — mais même les super-héros se fatiguent. 

Pavlo Matyusha

Ceux qui sont épuisés pourraient aussi être considérés comme perdus, même si ces pertes ne sont pas officiellement comptabilisées. Tous ceux qui sont actuellement en service, ainsi que ceux qui ne le sont pas, comprennent qu’ils risquent de se retrouver dans le même état tôt ou tard. Cela ne sert certainement pas de moteur de motivation.

Comment voyez-vous l’issue de cette situation ?

À mon avis, il est important de suivre au moins trois principes : 

Premièrement, il est essentiel de mettre en place un système de rotation du personnel. Les individus encore en vie et non blessés doivent être remplacés afin de pouvoir se rétablir. 

Deuxièmement, il est primordial de définir la durée de la conscription : cette période doit être suffisante pour former des mobilisés et leur permettre de mettre en pratique ces connaissances avant leur relève par une nouvelle vague de personnel.

Troisièmement, il est impératif que les soldats déployés sur le front aient suivi une formation complète et ciblée. Cela n’a rien d’une formalité : cette phase, préalable à leur immersion dans l’armée, devrait leur inspirer confiance dans leurs compétences, ce qui contribue à réduire l’anxiété et le stress. Il est crucial par exemple d’affecter des informaticiens qualifiés à des tâches informatiques spécifiques. Pour nos pilotes de drone, qui sont très recherchés, il serait idéal qu’ils possèdent une expérience antérieure.

Pour un opérateur de drone, quelles sont les compétences que vous jugez importantes ?

Bien qu’une formation en informatique puisse être un atout, ce n’est pas nécessairement une condition sine qua non. On dit que les anciens gamers sont de bons opérateurs de drones. Ce qui importe vraiment, c’est une bonne coordination, une bonne motricité fine et une capacité à rester concentré pendant de longues périodes devant un écran. Les joueurs peuvent le faire. Tous les joueurs devraient devenir opérateurs !

De manière générale, il est important de reconnaître que la diversité des professions dans la société civile ne se reflète pas exactement dans la structure des professions militaires. Cependant, il est possible de trouver un certain équilibre. Par exemple, un restaurateur pourrait être utile, sachant que l’alimentation est cruciale sur le champ de bataille. Il est donc important d’exploiter cette expérience civile antérieure dans le cadre de la formation et de l’affectation à des tâches militaires.

Il est important d’exploiter l’expérience civile antérieure dans le cadre de la formation et de l’affectation à des tâches militaires.

Pavlo Matyusha

En relation avec ces trois facteurs, quel rôle pensez-vous que les partenaires occidentaux pourraient jouer ?

Tout d’abord, je pense qu’il serait bénéfique pour l’Ukraine et pour les armées de l’OTAN d’avoir des contingents militaires en Ukraine. La France dispose d’une unité appropriée à cette fin : la Légion étrangère. En tant qu’unité expéditionnaire, elle peut accomplir des tâches significatives et contribuer à l’entraînement des forces locales. Cela représente un processus mutuellement bénéfique qui renforcerait la coopération entre l’Ukraine et l’OTAN.

L’entrée des forces armées occidentales en Ukraine aurait dû se produire plus tôt : c’est une nécessité autant pour les pays occidentaux que pour l’Ukraine elle-même. Il est important de souligner que cela ne signifie pas remplacer les troupes ukrainiennes par des forces étrangères, mais plutôt renforcer les capacités déjà présentes sur le terrain.

Il est également nécessaire de coordonner la formation avec la fourniture des équipements correspondants. Cela garantira une utilisation efficace et appropriée de ces systèmes une fois qu’ils sont déployés sur le terrain. C’est une évidence mais il faut la rappeler : lorsque les Ukrainiens apprennent à déployer certains systèmes, il est essentiel que ces systèmes leur soient effectivement  fournis.

Il faut également considérer la nature de la guerre elle-même. Au combat, les choses ne se déroulent pas toujours comme prévu. Ce n’est pas comparable à l’achat d’une voiture avec une garantie d’usine où l’on peut anticiper les pannes et les réparations. Dans le contexte militaire, l’amortissement peut se produire en un seul vol, ou avec une perte totale de 100 % en une seule fois. C’est pourquoi le remplacement rapide du matériel militaire est également vital.

Dans ce contexte, les déclarations qui mettent en avant des « lignes rouges » me rappellent les années précédant la Seconde Guerre mondiale, où l’on tentait de maintenir un équilibre fragile pour éviter de provoquer des réactions hostiles. Aujourd’hui, la situation est encore plus claire.

C’est une évidence mais il faut la rappeler : lorsque les Ukrainiens apprennent à déployer certains systèmes, il est essentiel que ces systèmes leur soient effectivement  fournis.

Pavlo Matyusha

La formation militaire prévoit différents types d’entraînement, y compris celui des troupes. Pourriez-vous expliquer plus en détail la différence d’approche entre la formation individuelle et la formation collective du personnel militaire ? 

Pour comprendre cette différence d’approche, on peut la comparer à celle d’une équipe sportive. Prenons l’exemple du basket-ball : chaque joueur doit posséder des compétences individuelles telles que la forme physique, la capacité à dribbler, à feinter, à tirer et à passer. Mais lorsque vous mettez cinq joueurs sur le terrain, même s’ils maîtrisent ces compétences individuelles, leur jeu peut devenir chaotique sans une coordination efficace. Une équipe bien entraînée, qui comprend les tactiques et développe une synchronisation intuitive entre ses membres, a plus de chances de remporter la victoire, même si tous les joueurs sont de niveau équivalent.

Cela vaut également pour l’armée : chaque soldat doit acquérir des compétences fondamentales, comme le développement de sa forme physique et la maîtrise de la médecine tactique. Il doit également avoir des connaissances de base en génie militaire, comme le creusement de tranchées et l’utilisation d’engins explosifs simples. Cependant, ces compétences individuelles ne suffisent pas lorsque vient le moment de travailler en équipe.

Sur quoi la formation militaire est-elle axée ?

Le but de la formation militaire générale est simple : transformer un civil en militaire. La formation spécialisée amène ensuite ce militaire à devenir un spécialiste dans un domaine particulier — opérateur de mortier, mitrailleur ou spécialiste de la défense aérienne. Cependant, pour que toutes ces spécialités fonctionnent ensemble harmonieusement — comme un orchestre ou une équipe — il nous faut mener une formation collective basée sur la cohésion. 

La structure de notre armée est pyramidale et tripartite. Trois équipes forment un peloton, trois pelotons forment une compagnie, et ainsi de suite. 

Chaque unité, quelle que soit sa taille, doit être capable d’accomplir les tâches qui lui sont assignées : construire un ordre de combat, une puissance de feu, un système de repères et un système de communication interne. 

La zone de responsabilité de chaque unité militaire est clairement définie. Par exemple, si un peloton est responsable de défendre une zone de 400 mètres, une compagnie serait responsable d’environ un kilomètre de défense, et ainsi de suite.

Avez-vous relevé des asymétries dans la formation à ces différents niveaux ?

Oui. Si une grande attention a été accordée à la formation des soldats et des sergents — tant à l’intérieur  de l’État qu’à l’étranger — une attention insuffisante a été portée à la formation des officiers.

Je parle surtout des officiers subalternes qui sont directement en première ligne du front. Ils sont également recrutés parmi les civils, même s’ils avaient formellement suivi la formation militaire avant. Ainsi, certains deviennent officiers « par hasard », sans nécessairement avoir une connaissance préalable de l’équipement militaire. Certains ont peut-être acquis des connaissances — par exemple, grâce à des jeux vidéos — tandis que d’autres non. Cependant, dans le cadre de la machine militaire, ils sont tous sur un pied d’égalité.

Cette asymétrie a conduit à d’importantes lacunes sur le champ de bataille, telles que l’incapacité à gérer des unités ou à exercer un leadership efficace.

Si une grande attention a été accordée à la formation des soldats et des sergents, une attention insuffisante a été portée à la formation des officiers.

Pavlo Matyusha

Fort heureusement, cela a fini par être reconnu et des programmes spécifiques ont été mis en place pour les officiers, dont la formation est tout aussi — voire plus importante que celle des simples soldats. 

On souligne en Ukraine la nécessité de commencer à penser la reconstruction — après et pendant la guerre. Après votre service au front, vous êtes revenu à votre travail dans le domaine de stratégie commerciale. Quelles perspectives voyez-vous pour les affaires en Ukraine, et en particulier les investissements étrangers ? 

Je voudrais d’abord souligner une chose importante : nous parlons de reconstruction — pas de développement. Ce serait naïf. Car même en supposant un scénario très optimiste où la guerre prendrait fin d’ici la fin de 2024, l’économie ukrainienne a déjà subi d’énormes dommages. Le PIB a chuté de moitié et une partie importante de la population active a été perdue. Je crains que la moitié de ceux qui ont quitté l’Ukraine ne reviendra pas — sans même parlé de ceux qui ont péri sur le champ de bataille.

La destruction des infrastructures a eu des conséquences dévastatrices sur l’environnement, les sols et les eaux — qu’on se souvienne de la destruction du barrage de Kakhovka — et les immenses territoires énormes minés ou les champs criblés par des obus et des missiles des occupants ont contaminé notre territoire pour les décennies à venir. Cela représente un problème écologique immense.

Un champ couvert de cratères laissés par les tirs d’obus près d’Izium, dans la région de Kharkiv, en Ukraine, mardi 13 septembre 2022. © AP Photo/Kostiantyn Liberov

La situation où tous reviennent et recommencent leur vie gaiement comme avant n’est plus possible. Les précédents historiques — au premier chef le plan Marshall — le montrent bien : le besoin essentiel est en capital et en investissements. Or l’Ukraine offre un potentiel d’investissement attractif. Après la guerre, les opportunités de profit seront plus grandes en Ukraine que dans certaines parties de l’Europe occidentale — où les marges bénéficiaires sont souvent faibles. En termes de retour sur investissement, cela pourrait être très intéressant.

Après la guerre, les opportunités de profit seront plus grandes en Ukraine que dans certaines parties de l’Europe occidentale.

Pavlo Matyusha

Mais les risques sont également plus élevés ?

Pour l’instant — mais après la guerre, ils diminueront progressivement. Il faut les mettre en balance avec le potentiel de marge très important, dû à la situation géographique de l’Ukraine, au coût relativement bas de la main-d’œuvre et à la haute qualification de celle-ci. Malgré les défis causés par la guerre, l’Ukraine dispose d’infrastructures aussi d’infrastructure de qualité telles que des ports et des installations agricoles.

Au-delà du capital, la technologie est un deuxième élément essentiel. Compte tenu de la division actuelle du monde, dépendre d’approvisionnements provenant de plusieurs pays, comme la Thaïlande, les Philippines, la Chine et l’Indonésie, peut être risqué et coûteux pour l’Europe. Il est donc crucial de développer des industries locales, y compris dans des secteurs clefs comme celui des semi-conducteurs, pour réduire cette dépendance.

L’Ukraine a le potentiel de devenir un hub de production de premier plan pour toute l’Europe au cours des dix, vingt ou trente prochaines années. Comme la Turquie et la Pologne l’ont tenté avec succès dans de nombreux secteurs, cela pourrait servir de base solide pour la reconstruction du pays. Les investissements dans la technologie joueront un rôle crucial pour stimuler l’innovation et propulser l’économie ukrainienne.

Sources
  1. La force de la défense territoriale (TRO) est une branche distincte des forces armées ukrainiennes qui est formée après la réorganisation des bataillons de défense territoriale, des milices de volontaires créées pendant la guerre au Donbass.
  2. Nova Post est une société postale privée ukrainienne, principale concurrente de la poste publique, Ukrposhta. Elle est connue pour être plus rapide et plus efficace.