Ce long entretien est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques, le centre de recherche qui publie le Grand Continent.
En tant que Secrétaire d’État aux Affaires étrangères du shadow cabinet de Keir Starmer, vous avez fait du « réalisme progressiste » la feuille de route pour votre mandat si le parti travailliste remporte les prochaines élections. Dans un monde de moins en moins démocratique et où le Sud Global traite avec tout le monde sans distinction d’idéologie, que veut dire être un réaliste progressiste ?
Le réalisme progressiste consiste d’abord à prendre le monde tel qu’il est — et non tel que nous voudrions qu’il soit. Cette approche sous-tendra la politique étrangère britannique si les travaillistes remportent les prochaines élections. Nous nous trouvons à un moment historique où nous avons besoin d’un réalisme lucide sur la Grande-Bretagne, l’équilibre entre les grandes puissances et l’état du monde. Mais au lieu d’utiliser le réalisme comme un outil consacré uniquement à l’accumulation de la puissance — à la manière des réalistes traditionnels comme Henry Kissinger — nous mettrons le réalisme au service d’objectifs progressistes, comme la lutte contre le changement climatique, la défense de la démocratie, la promotion de l’État de droit international et l’accélération de la réalisation des objectifs de développement durable des Nations unies. Il s’agit là d’une poursuite d’idéaux qui ne se fait pas d’illusions sur ce qui est réalisable.
Cette vision du monde me vient de mon héritage. Mes parents étaient originaires du Guyana, une ancienne colonie britannique des Caraïbes. Si j’ai le privilège de servir dans le prochain gouvernement, je serai le premier ministre des affaires étrangères à pouvoir retracer ma lignée jusqu’en Afrique par le biais de la traite atlantique des esclaves.
Comme beaucoup de ceux qui partagent mes origines, j’ai passé de nombreuses années à lire, à réfléchir et à voyager à travers les Caraïbes, l’Afrique et l’Inde, en essayant d’appréhender cet héritage et ce qu’il signifie pour la Grande-Bretagne et l’Europe.
On ne peut comprendre la géopolitique d’aujourd’hui sans avoir une connaissance fine des récits qui guident la prise de décision à Brasilia, New Delhi, Johannesburg, Lagos et Jakarta, comme à Washington, Pékin et Bruxelles. Il est important de souligner que les pays du Sud veulent de véritables partenariats sur des causes progressistes fondamentales telles que la décarbonisation et la réduction de la pauvreté, et non des cadeaux. Le réalisme progressiste consiste à reconnaître que l’ère des solutions imposées par l’Occident est révolue. Mais cela ne signifie pas que nous devrions la remplacer par une approche purement transactionnelle. Nous devons avant tout reconnaître la souveraineté de la prise de décision. Cependant, au cours des quarante-cinq voyages que j’ai effectués en tant que ministre des affaires étrangères du cabinet fantôme, j’ai constaté qu’il y avait une demande pour plus, et non pas moins, d’implication britannique dans la résolution des problèmes mondiaux. Par exemple, le Guyana recherche le soutien de l’Occident pour sa souveraineté, contre les menaces de Maduro et la crise climatique. Le réalisme progressiste consiste à trouver des moyens de soutenir ces deux causes tout en abandonnant la mentalité coloniale héritée des siècles passés.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Je me bats souvent contre une attitude dépassée à l’égard du reste du monde, dans mon propre pays. Lors de mes récents voyages en Inde pour rencontrer le ministre des affaires étrangères S. Jaishankar, j’ai été stupéfait de constater la transformation qui s’est opérée depuis ma première visite — alors que j’étais encore un jeune homme. La plupart des Européens n’ont pas compris à quel point le monde a changé depuis la dernière fois que mon parti est entré au gouvernement, en 1997. À l’époque, la Grande-Bretagne administrait encore une grande ville chinoise, Hong Kong, comme une colonie et l’économie britannique était plus importante que celles de l’Inde et de la Chine réunies. Aujourd’hui, l’économie chinoise est six fois plus importante que celle de la Grande-Bretagne. Notre monde est désordonné, multipolaire et en pleine expansion. Le réalisme progressiste consiste à reconnaître ce changement de pouvoir et à être prêt à accepter des compromis tout en continuant à travailler pour faire avancer les causes progressistes dans ce contexte.
Dans un article programmatique pour Foreign Affairs, vous écriviez que « l’OTAN restera le principal vecteur de la sécurité européenne » et que « la sécurité européenne sera la priorité du Labour en matière de politique étrangère ». En quel sens ?
Si les travaillistes entrent au gouvernement dans le courant de l’année, nous serons confrontés à la guerre la plus importante en Europe depuis 1945. Il va donc de soi que le renforcement de la sécurité de l’Europe et la dissuasion de toute nouvelle agression russe seront notre priorité absolue. Dans ce contexte, je pense que l’OTAN reste le fondement absolu de la sécurité européenne, mais nous devons faire davantage pour la compléter par une coordination et des structures européennes — et c’est là que nous devons redécouvrir l’esprit d’innovation.
Lorsque Keir Starmer m’a demandé d’occuper le poste de secrétaire d’État aux affaires étrangères, je me suis penché sur la carrière de mes prédécesseurs. Les leçons d’Ernest Bevin, le ministre des affaires étrangères travailliste du gouvernement de Clement Attlee en 1945, résonnent particulièrement en ces temps sombres. Bevin — comme moi — est né dans la pauvreté et a été le lien avec le mouvement syndical mondial — de la même manière que je m’efforce d’être le lien de notre parti avec les démocrates américains. Mais il avait compris que la lutte contre le fascisme et la lutte pour les droits économiques étaient profondément liées. C’était une figure extrêmement populaire auprès des troupes britanniques et des mouvements syndicaux à travers le monde.
En lisant l’excellent ouvrage de mon ami Andrew Adonis, Ernest Bevin : Labour’s Churchill, j’ai ressenti non seulement une grande parenté d’esprit, mais aussi la perception d’une situation stratégique difficile commune. C’est Bevin qui a perçu la menace existentielle que l’Union soviétique faisait peser sur la démocratie européenne et qui a axé la priorité stratégique de la Grande-Bretagne sur notre continent commun. C’est lui qui a travaillé sans relâche à la création de l’OTAN, tout en convainquant Attlee que le Royaume-Uni avait besoin de sa propre arme nucléaire. La Russie de Vladimir Poutine représente aujourd’hui une telle menace pour les démocraties européennes que le diagnostic de Bevin sur le rôle indispensable que jouerait l’OTAN dans la sécurité future de l’Europe reste aussi vrai aujourd’hui qu’il l’était à la fin des années 1940. Bevin était à la fois progressiste et réaliste, car il reconnaissait que seule une dissuasion forte ferait de l’Europe occidentale un environnement sûr dans lequel l’État-providence de l’après-guerre pourrait croître et s’épanouir.
Si Trump est réélu en novembre et décide de prendre ses distances avec l’Alliance, comment envisagez-vous de coordonner votre action avec celle de vos partenaires de l’OTAN au sein de l’Union européenne, en particulier en ce qui concerne l’Ukraine ?
Le président Trump a une façon particulière de communiquer, qui focalise l’attention. Il nous faut tenir compte du signal — non du bruit. Tous les présidents américains de mon vivant ont affirmé que les Européens devaient dépenser davantage pour leur propre sécurité. Il s’agissait d’une conversation vivante lorsque j’étudiais, alors premier Britannique noir à la faculté de droit de Harvard, avec pour toile de fond les guerres des Balkans. Il est tout à fait clair pour moi que Trump, comme ses prédécesseurs, veut une Europe mieux défendue et plus compétente. C’est l’argument central qui sous-tend la rhétorique. Il convient de noter que pendant la dernière présidence de Trump, les dépenses américaines pour la défense européenne ont en fait augmenté, tout comme celles de l’alliance au sens large. Je suis en contact avec diverses personnalités proches de Trump, dont Robert O’Brien, son ancien conseiller à la sécurité nationale, et mon ami le sénateur J.D. Vance, qui ne cessent de souligner que la question du partage du fardeau est essentielle.
« La voie actuelle n’est pas viable. Notre alliance ne peut perdurer que si nous sommes prêts à nous battre pour elle et à investir en elle. Si l’alliance doit rester efficace, adaptable et pertinente, le rééquilibrage du partage des charges et des capacités de l’OTAN est obligatoire — et non facultatif. » Ce ne sont pas les mots du président Trump — ce sont ceux du ministre de la défense de mon ami le président Obama, Chuck Hagel. C’était il y a dix ans.
Nous, Européens, devons nous rendre à l’évidence que l’attention des États-Unis se portera inévitablement davantage sur la région indo-pacifique et s’éloignera de l’Europe au cours de la prochaine décennie. C’est Barack Obama qui a lancé le premier le « pivot vers l’Asie » en 2009. D’après les conversations que j’ai pu avoir, je comprends que cela reste un élément clef de ses perspectives en matière de politique étrangère. Ce changement américain est une tendance à moyen terme qui dépassera la durée du mandat des dirigeants actuels. Il est donc incontestable que nous devons nous coordonner davantage et mieux. À cette fin, les travaillistes ont proposé un vaste pacte de sécurité entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, dont l’objectif central sera d’accroître notre capacité à aider l’Ukraine et à dissuader la Russie.
Votre proposition de négocier la participation du Royaume-Uni à la réunion du Conseil des affaires étrangères de l’Union a suscité des réactions négatives. Comment y réagissez-vous ? Pourriez-vous préciser vos intentions ?
Le Brexit est une affaire close. Et avec un gouvernement travailliste, le Royaume-Uni ne rejoindra pas le marché unique ou l’union douanière. Mais dans le cadre de ces paramètres, nous pouvons faire beaucoup pour renforcer notre coopération en tant que voisins, en tant que partenaires, en tant qu’Européens.
Des deux côtés de la Manche, le renforcement de la coopération en matière de politique étrangère entre le Royaume-Uni et l’Union bénéficie d’un large soutien. Compte tenu des menaces auxquelles nous sommes confrontés, je considère qu’il s’agit d’un impératif stratégique. Le mécanisme précis par lequel nous coopérons est moins important que la coopération elle-même. J’ai suggéré que le Royaume-Uni assiste aux réunions du Conseil des affaires étrangères lorsqu’il y a une raison claire de le faire — et que cela puisse être un élément d’un nouveau dialogue structuré entre le Royaume-Uni et l’Union. David Cameron a déjà été invité à assister à une réunion du Conseil et a choisi de ne pas le faire. Des secrétaires d’État américains ont également participé à ces réunions sur une base ad hoc et l’Ukraine est représentée aux réunions la concernant. Je ne propose pas que le Royaume-Uni y assiste nécessairement de manière permanente. C’est évidemment réservé aux États membres.
Il s’agit également d’une question stratégique pour l’Union : quel type de partenariat souhaitez-vous avec la plus grande économie et la plus grande puissance militaire d’Europe en dehors de l’Union ? Mon message est qu’un futur gouvernement travailliste souhaiterait construire un nouveau partenariat géopolitique entre le Royaume-Uni et l’Union, basé sur des intérêts communs et une confiance mutuelle.
Quelle forme pourrait prendre une relation approfondie et plus formalisée avec l’Union en matière de politique étrangère ?
Nous sommes impatients de discuter de cette question avec nos partenaires européens si nous avons le privilège de remporter les élections. Cependant, nos ambitions principales sont claires. Nous recherchons un nouveau partenariat géopolitique avec l’Union, dont le cœur serait un ambitieux pacte de sécurité couvrant non seulement la politique étrangère et de défense, mais aussi la sécurité économique, la sécurité climatique et toute une série d’autres questions liées à la politique étrangère. Il est choquant que le Royaume-Uni et l’Union n’aient pas de mécanisme de dialogue formel couvrant ces questions à l’heure actuelle. C’est l’héritage de Boris Johnson et de Liz Truss. Il est intéressant de comparer le Royaume-Uni aux États-Unis à cet égard. Le Conseil du commerce et de la technologie entre l’Union européenne et les États-Unis (TTC) est un organe présidé par un ministre qui rassemble une série de questions économiques et de sécurité nationales et internationales. Il est soutenu par dix groupes de travail qui couvrent les normes technologiques, les produits décarbonés, les chaînes d’approvisionnement sécurisées, la gouvernance des données, les contrôles à l’exportation et les droits de l’homme et de nombreux autres sujets. Il a créé un cadre qui permet une coopération officielle constante entre les deux camps et a joué un rôle important dans l’élaboration et la mise en œuvre des sanctions contre la Russie. Il n’existe rien de comparable à ce niveau de coopération institutionnelle entre le Royaume-Uni et l’Union, ni d’ailleurs entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Chaque relation nécessite un arrangement sur mesure et le TTC n’est pas un modèle. Mais il s’agit là d’un paradigme important de ce qui peut être réalisé si la volonté politique est présente.
Dans son récent discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron a ouvert cette porte : « Nous devons construire ensemble un nouveau paradigme, une plus grande coopération et des initiatives concrètes. À cette fin, nous disposons déjà de cadres et de partenariats novateurs. Le Royaume-Uni est un partenaire naturel, un allié de longue date, et les traités qui nous lient, notamment le traité de Lancaster House, constituent une base solide. Nous devons nous appuyer sur ces bases. Les renforcer. Le Brexit n’a pas affecté cette relation. Peut-être devrions-nous même étendre cette base à d’autres partenaires ? La Communauté politique européenne est certainement le bon endroit pour construire ce nouveau paradigme de sécurité, ce degré supplémentaire de coopération, et pour construire ce cadre commun de sécurité et de défense. » Partagez-vous son point de vue ?
C’est toujours un plaisir d’étudier les discours d’Emmanuel Macron sur l’avenir de notre continent et son dernier n’a pas fait exception. L’une des choses que j’admire le plus en lisant le président est son engagement passionné pour la culture européenne.
Je suis un francophile passionné. Nous partageons, en tant que pays, un passé si profond et si étroitement lié… Je repense à l’époque où j’étais le premier choriste noir à la cathédrale de Peterborough, où j’ai appris que ce qui semblait être un bastion de l’anglais avait pris sa forme gothique sous le règne des rois Plantagenêt francophones. Mais nous partageons également, en tant que cultures, des empreintes mondiales, que j’ai passé des décennies à explorer au cours de mes nombreux voyages. Mon amour et ma fascination pour l’écriture, la cuisine, la musique et la pensée françaises ne sont pas seulement enracinés dans mon amour profond pour l’Europe : ils proviennent également de mon héritage caribéen et de mes voyages en Afrique. L’anglais et le français sont deux langues mondiales et se côtoient bien au-delà de la Manche.
L’Europe est à son meilleur lorsque nous célébrons ces multiples fusions — historiques et modernes — et que nous encourageons l’esprit créatif qui les anime. Et ce désir d’innover doit s’appliquer aussi à notre politique. Emmanuel Macron me semble être un homme politique qui l’a compris. J’ai toujours admiré sa volonté de prendre des risques, de proposer une vision audacieuse quand tant de réflexions géopolitiques sombrent dans le statu quo. Nous partageons une analyse commune : un axe franco-britannique renforcé est un pilier indispensable à une défense européenne efficace.
Les propositions du président Macron de s’appuyer sur l’accord de Lancaster House sont particulièrement intéressantes et j’attends avec impatience une discussion plus détaillée si nous avons le privilège de servir au sein du gouvernement. En ce qui concerne la Communauté politique européenne, le Labour est également très enthousiaste quant au potentiel de ce format.
Si vous êtes élu, vous avez l’intention d’agir pour que le « gouvernement britannique ne laisse aucun doute au Kremlin sur le fait qu’il soutiendra Kiev aussi longtemps qu’il le faudra pour remporter la victoire ». Comment réagissez-vous au fait qu’Emmanuel Macron « n’exclut pas » d’envoyer des troupes au sol en Ukraine ?
Le secrétaire général de l’OTAN a été clair : il n’est pas prévu d’envoyer des troupes de combat de l’OTAN sur le terrain en Ukraine. Je voudrais plutôt me concentrer sur les succès incroyables que l’Ukraine a remportés. Malgré sa marine minimale, l’Ukraine a brisé le blocus russe d’Odessa et exporte désormais des volumes substantiels de céréales. Dans les airs, Kiev a fait preuve d’une ingéniosité et d’une habileté tactique incroyables dans le déploiement de drones. Sur terre, alors que les Russes progressent, la bravoure de l’armée ukrainienne est étonnante. Le ministère britannique de la défense estime à plus de 450 000 le nombre de victimes russes, 10 000 véhicules blindés et 3 000 chars de combat principaux ayant également été détruits. Le nouveau programme de soutien américain a heureusement été adopté et les alliés de l’Ukraine doivent continuer à la soutenir — ils le feront, fermement.
Ayant été secrétaire d’État aux affaires étrangères dans le shadow cabinet pendant toute la durée de la guerre en Ukraine, j’ai constaté trois vagues d’analyses finalement erronées à chaque étape du conflit : au début de l’invasion, un excès de pessimisme, suivant lequel Kiev serait tombée en quelques jours ; après les succès ukrainiens à Kharkiv et Kherson, l’espoir exagéré que les troupes russes plieraient. Puis, aujourd’hui, un retour à une vision excessivement pessimiste de la situation.
Selon votre ligne de « réalisme progressiste », vous souhaitez que « l’Ukraine, Israël et la Palestine soient des États souverains, sûrs et internationalement reconnus » et que « l’objectif clef du Parti travailliste soit de travailler avec les partenaires internationaux pour reconnaître la Palestine comme un État, afin de contribuer à la mise en place d’une solution négociée à deux États ». Comment cet objectif peut-il être atteint alors que les États-Unis mettent leur veto aux Nations unies ?
L’Occident doit répondre à l’accusation selon laquelle il ne se soucierait que de la souveraineté de l’Ukraine et pas de celle de la Palestine. Ce n’est pas le cas. Si nous sommes élus, notre gouvernement travaillera avec des pays de même sensibilité pour reconnaître la Palestine, dans le cadre de nos efforts pour soutenir une solution à deux États. Je note que le haut représentant Borrell vient de déclarer que plusieurs États membres de l’Union reconnaîtront probablement la Palestine d’ici la fin du mois de mai et je me réjouis de travailler avec lui sur cette question.
Le rejet récent d’un État palestinien par le Premier ministre Netanyahou est moralement et pratiquement erroné. Il va à l’encontre des intérêts de tous les peuples, palestiniens et israéliens. Il est essentiel que les Palestiniens aient une voie politique pacifique vers l’avenir de dignité, d’opportunités et d’autodétermination qu’ils méritent, tout comme les Israéliens doivent être assurés qu’ils peuvent vivre dans la sécurité et que les horreurs du 7 octobre ne peuvent pas se répéter.
La reconnaissance est une décision souveraine de la Grande-Bretagne, comme pour tout autre État. Aucun pays ne dispose d’un droit de veto. Le veto des États-Unis ne s’applique qu’à l’adhésion de la Palestine aux Nations unies. Il convient de rappeler que dix États membres de l’Union européenne reconnaissent déjà la Palestine en tant qu’État et qu’un certain nombre d’autres pays s’orientent dans cette direction. Il ne s’agit pas d’une position minoritaire au niveau international : 139 des 193 États membres de l’ONU reconnaissent la Palestine comme un État. Même aux États-Unis, les courants d’opinion changent au sein du parti démocrate : de nombreux membres du Congrès et de l’administration partagent mon analyse selon laquelle nous devons démontrer qu’il existe une voie pacifique vers la désoccupation pour les Palestiniens.
En ce qui concerne Gaza et la guerre entre Israël et le Hamas, en quoi votre position diffère-t-elle de celle du gouvernement britannique actuel ?
La semaine dernière, je me suis rendu à New York pour rencontrer le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. J’ai pu noter certains de nos points de divergence à cette occasion.
Tout d’abord, notre engagement en faveur du droit international. Nous avons clairement indiqué que les mesures provisoires de la Cour internationale de justice devaient être mises en œuvre dans leur intégralité et nous avons poussé le gouvernement à modifier sa position afin d’accepter la compétence de la Cour pénale internationale sur les territoires palestiniens occupés. De même, nous pensons qu’il faut des mesures plus fortes pour lutter contre les colonies illégales et la violence des colons en Cisjordanie, qui sont si préjudiciables à la solution de deux États. Il est profondément regrettable que le gouvernement conservateur ait terni la réputation de la Grande-Bretagne en matière de respect du droit international, y compris dans son approche de l’Union européenne.
Deuxièmement, notre engagement à l’égard de la situation humanitaire à Gaza et notre soutien à la reconstruction à long terme. Comme je l’ai dit au Secrétaire général, le parti travailliste rétablira immédiatement le financement futur de l’UNRWA. Suite à la publication du rapport de Catherine Colonna sur l’UNRWA, qui montre qu’Israël n’a toujours pas fourni de preuves à l’appui de ses allégations, l’Union, le Canada, l’Australie, le Danemark, la Finlande, la Suède, l’Allemagne, la France et le Japon ont tous donné cette assurance. Malgré la menace imminente de famine, le Royaume-Uni n’a honteusement pas suivi cet exemple. J’ai également dit à Antonio Guterres que le parti travailliste soutenait les appels à une enquête indépendante et à un rapport public sur la mort de tous les travailleurs humanitaires dans ce terrible conflit.
Troisièmement, j’ai également dit au Secrétaire général que notre engagement en faveur de la reconnaissance de la Palestine n’avait rien de rhétorique. Il s’agit d’un engagement de longue date du Labour, qui constitue la politique de notre parti depuis une décennie. La reconnaissance ne peut pas attendre un accord sur le statut final — elle doit faire partie de nos efforts pour y parvenir.
L’héritage de la « Global Britain » de Johnson reposait sur une plus grande attention portée à l’Asie. Allez-vous suivre cette politique ?
La version de Boris Johnson de la « Grande-Bretagne globale » était la définition de l’arrogance post-impériale. Le monde en a assez des fanfaronnades conservatrices vides de sens. Elles renvoient à une époque révolue. Nos partenaires de la région indo-pacifique veulent que l’on mette davantage l’accent sur les résultats. Le prochain gouvernement travailliste est absolument déterminé à mener à bien AUKUS et le projet de chasseur de nouvelle génération GCAP avec l’Italie et le Japon. Le Royaume-Uni restera membre du Partenariat transpacifique (CPTPP). Nous sommes devenus un partenaire plus proche de l’ASEAN, que nous soutenons. Le UK Carrier Strike Group se rendra également dans la région l’année prochaine. La sécurité de l’Europe sera notre priorité absolue, mais un gouvernement travailliste ne déviera pas de ses engagements en Indo-Pacifique.
Je vois là par ailleurs un problème plus large. Il y a une certaine immaturité stratégique qui fait que l’Europe et l’Asie sont stratégiquement déconnectées. C’est un point contre lequel je m’insurge toujours. Regardez les chiffres : l’année dernière, la Corée du Sud a exporté plus de 155 millions d’obus vers l’Ukraine que tous les pays européens réunis. Depuis septembre, la Corée du Nord a envoyé plus de 6 700 conteneurs de munitions à la Russie, soit l’équivalent de plus de trois millions d’obus de 152mm. Selon nos sources, la Chine, par le biais de fournitures à double usage, a accéléré la reconstitution de l’armée russe, qui est passée de 5 à 10 ans à 1 ou 2 ans. Les deux sont inextricablement liés. À l’heure où les puissances autoritaires d’Eurasie — l’Iran, la Russie, la Corée du Nord et la Chine — renforcent leur coopération, nous devrions renforcer notre coopération avec les démocraties de l’Indo-Pacifique.
En ce qui concerne la Chine, vous préférez le « de-risking » au découplage. Travaillez-vous sur les scénarios dans lesquels une administration Trump déciderait d’appliquer une politique anti-chinoise plus dure ? Quel pourrait être le rôle du Royaume-Uni dans cette hypothèse ?
En ce qui concerne la Chine, la politique britannique a besoin d’une injection massive de cohérence. L’approche du gouvernement britannique à l’égard de ce pays a connu d’importantes fluctuations au cours des quatorze dernières années. David Cameron, en tant que Premier ministre, a poursuivi une « ère dorée » d’engagement avec Pékin, qui s’est transformée en hostilité manifeste sous la Première ministre Liz Truss. Nous assistons aujourd’hui à une forme d’ambiguïté confuse sous la direction de Rishi Sunak et de David Cameron en tant que ministre des affaires étrangères.
Si nous remportons les prochaines élections, nous poursuivrons une stratégie tripartite à l’égard de la Chine : concurrence, défi et coopération, soutenue par un audit complet des relations bilatérales, qui se concentrera en particulier sur les vulnérabilités et les dépendances, ainsi que sur les domaines dans lesquels nous pouvons mieux travailler ensemble. Nous adopterons toujours une position ferme sur les droits de l’homme et les questions de sécurité, et nous exprimerons clairement nos préoccupations au sujet de Hong Kong. Mais il est stratégiquement nécessaire que nous le fassions en gardant les canaux de communication ouverts. Il est ridicule que le Royaume-Uni soit le pays du G7 qui entretienne le moins de dialogue formel avec la Chine — quel que soit la teneur de celui-ci. Les États-Unis, la France et l’Allemagne ont tous envoyé plusieurs ministres à Pékin, alors que le Royaume-Uni n’effectue que de rares visites. La secrétaire au Trésor Janet Yellen et le secrétaire d’État Tony Blinken s’y sont rendus deux fois en l’espace d’un an. Lorsque l’ancien ministre des affaires étrangères James Cleverley s’est rendu en Chine l’année dernière, il était le premier ministre britannique des affaires étrangères à se rendre à Pékin en cinq ans.
Il serait erroné de penser que Donald Trump est le moteur d’une politique américaine plus affirmée à l’égard de la Chine, alors qu’en réalité les démocrates et les républicains s’orientent dans cette direction depuis un certain temps. Il existe un continuum entre le président Trump et le président Biden sur la Chine : les Européens seraient bien inspirés de s’en rendre compte. Nous entrons, je pense, dans une période plus difficile des relations commerciales entre les superpuissances, quel que soit le parti qui remportera les élections en novembre 2024. La question centrale est de savoir dans quelle mesure nous pouvons maintenir une approche occidentale large qui consolide l’alliance entre les États-Unis, l’Union et le Royaume-Uni, plutôt que de créer des fractures. Un Royaume-Uni dirigé par les travaillistes cherchera toujours à renforcer la coordination entre les États des Five Eyes et l’Union sur toutes ces questions stratégiques clefs.