Le débat sur le futur économique de l’Union s’écrit dans ces pages. Dans une pièce de doctrine inédite, le ministre espagnol propose une vision en réponse aux textes d’Enrico Letta sur le marché unique, de Mario Draghi sur la compétitivité et d’Emmanuel Macron sur l’Europe publiés par le Grand Continent. Pour participer à ce débat, pensez à vous abonner.
Au fil du temps et depuis sa création, l’Union européenne a dû faire face à des événements qui ont peu à peu façonné ce que nous comprenons aujourd’hui comme le projet européen — ses standards, ses valeurs et son modèle économique et social. La situation actuelle est sans aucun doute un moment déterminant pour l’avenir de l’Union. Les décisions que nous, dirigeants politiques, serons en mesure de prendre au cours des prochains mois seront décisives pour l’économie et le bien-être des citoyens européens.
Mais le point de départ est peut-être finalement meilleur que ce que nous aurions pu prévoir il y a seulement un an. Les pires scénarios que certains avaient prédits ont été évités et l’Union européenne a réussi à surmonter la double crise de ces dernières années, sans cicatrices apparentes et avec des marchés du travail dynamiques — en particulier dans le cas de l’Espagne, dont les chiffres de l’emploi atteignent des niveaux record mois après mois.
De grands défis nous attendent, qui rendent nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, l’identification de la politique économique la plus appropriée pour que l’Europe puisse continuer à faire entendre sa voix sur la scène mondiale.
Transformer pour préserver : une stratégie nouvelle pour des défis inédits
L’Union européenne se trouve à un tournant. Il exige de définir une stratégie pour l’avenir, qui donne la priorité à notre autonomie stratégique et minimise les vulnérabilités extérieures — mais qui défende en même temps l’ouverture et l’engagement envers le système multilatéral, ainsi que notre modèle d’État-providence.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
D’une part, il est évident que les tensions géopolitiques, qui ont commencé avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui ont été récemment exacerbées par le conflit au Moyen-Orient, brouillent les relations économiques traditionnelles, fragmentent l’économie mondiale et génèrent des inefficacités dans des chaînes d’approvisionnement mondiales complexes. Il est donc nécessaire de réduire les dépendances sur les importations clefs et de défendre l’autonomie stratégique de l’Union. Au niveau mondial, la course à la sécurité économique conduit, par exemple, à de nombreuses mesures de restriction des exportations ces dernières années : ces mesures ont été multipliées par 14 depuis avant la pandémie, avec un pic en 2022.
À cet environnement incertain s’ajoutent d’autres facteurs, comme la persistance du défi climatique et numérique, qui continue de nécessiter d’énormes investissements, et ce dans un contexte où les nouvelles règles budgétaires imposeront des trajectoires de consolidation progressive.
Tout cela dans un nouveau scénario de concurrence féroce entre les principaux acteurs mondiaux, face auxquels l’Union perd en productivité depuis plus de vingt ans. Les États-Unis ont réagi en lançant des initiatives telles que l’Infrastructure Investment and Jobs Act, l’Inflation Reduction Act et le Chips Act, qui représentent ensemble près de 2 000 milliards de dollars d’investissements publics, afin de stimuler leur compétitivité dans des domaines clefs tels que les infrastructures, l’innovation verte et la technologie des semi-conducteurs. Plus récemment, nous avons perdu des parts de marché dans le domaine des technologies vertes au profit de la Chine, qui redéfinit le secteur automobile mondial avec le développement du marché des véhicules électriques.
Il s’agit de surcroît d’une année électorale dans une grande partie du monde, de l’Inde à l’Afrique du Sud en passant par le Mexique et les États-Unis. Avec un quart de la population mondiale qui votera en 2024, des considérations d’économie politique entrent en jeu et pourraient creuser davantage les fractures dans le commerce mondial et ralentir l’échange de biens et de services qui a tant profité à notre bloc commercial. La fragmentation des échanges pourrait réduire le PIB mondial de 7 %, soit l’équivalent de 7 400 milliards de dollars à long terme.
Face à cette réalité complexe, l’Union européenne doit répondre par une stratégie ambitieuse, capable de transformer notre économie pour, paradoxalement, préserver notre essence et les valeurs qui définissent le projet commun.
Dans ce débat visant à poser les bases de notre avenir, nous disposons des contributions des rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi. Tous deux contribueront à l’élaboration de la feuille de route pour le prochain cycle législatif qui débutera après les élections européennes de juin.
Bien que le défi soit de taille, nous disposons des meilleurs outils pour réussir. En juillet 2020, le plan de relance a vu le jour, doté d’un financement de plus de 750 milliards d’euros et dans la conception et l’approbation duquel l’Espagne a joué un rôle décisif. Ce mécanisme a été un jalon qui marque une réponse inédite à la crise économique et une étape cruciale dans la transformation de notre économie.
Son impact sur l’Union européenne est déjà une réalité. Selon l’évaluation à mi-parcours récemment publiée par la Commission européenne à la fin de l’année 2022, le mécanisme s’est déjà traduit par une augmentation de 0,4 point de la croissance de l’économie de l’Union et une diminution de 0,2 point du taux de chômage. En Espagne, l’impact est encore plus important : selon les données de la Commission, les fonds de relance se sont déjà traduits par 1,9 point de croissance économique en plus et 0,7 point de chômage en moins. De même, à l’avenir, la Commission prévoit que les fonds peuvent contribuer à hauteur de 3,5 % à la croissance du PIB espagnol. Et c’est sans compter sur l’impulsion que des réformes profondes, comme celle du marché du travail, donneront à notre PIB potentiel dans les années à venir.
L’élan politique est là et nous devons en tirer profit. De nombreuses initiatives sont sur la table et l’Espagne, une fois de plus, est prête à mener les principaux débats, en maintenant son engagement en faveur de la modernisation de l’Union.
C’est pourquoi nous devons avancer dans deux directions clefs : libérer le potentiel de notre marché unique et nous doter des ressources nécessaires pour respecter nos engagements en matière de sécurité économique et d’approvisionnement de biens publics.
Optimiser le marché unique pour financer des investissements
L’Union européenne est le bloc commercial le plus important au monde avec 450 millions de consommateurs. Elle a donc la capacité d’agir comme une assurance contre l’incertitude extérieure et un potentiel de croissance économique qui ne peut être ignoré.
Afin d’exploiter ce marché, l’un des principaux domaines d’action devra être la mise à jour et l’amélioration de la politique de concurrence commune.
Dans son rapport, Enrico Letta met en garde contre le fait que les marchés nationaux, conçus à l’origine pour protéger les industries nationales, agissent aujourd’hui comme une sorte de plafond, limitant le potentiel de croissance des entreprises européennes dans les secteurs stratégiques mondiaux. La politique de concurrence dont l’Union a besoin doit redéfinir le marché pertinent afin de garantir la capacité de nos entreprises opérer sur un pied d’égalité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne.
Cela implique une nouvelle approche, intégrant des considérations dynamiques qui doivent refléter l’importance de réaliser des investissements qui conduisent en fin de compte à des améliorations pour les consommateurs, qui continueront à avoir accès à des biens de qualité — à des prix abordables. Dans des secteurs tels que la finance, les télécommunications et l’énergie, cette nouvelle approche est particulièrement cruciale, tant pour leur compétitivité à moyen terme que pour assurer la fourniture de services stratégiques.
Au-delà des secteurs spécifiques, cette vision renouvelée de la politique de concurrence est cohérente avec les besoins de la politique industrielle dans le nouvel environnement international. Elle a également un impact positif sur l’économie : des entreprises plus grandes conduisent à plus de productivité, en raison de l’effet d’entraînement sur la productivité de leurs fournisseurs, de leur taille, du transfert de savoir-faire ou de l’accès à de nouveaux réseaux de clients. Ce sont autant d’effets qu’il est souhaitable de pouvoir provoquer dans l’Union.
Trois leviers pour libérer le potentiel du marché unique
Réglementer plus intelligemment — grâce à l’IA
Une meilleure utilisation du marché unique exige également un engagement en faveur d’une réglementation plus intelligente, qui réduise les coûts administratifs pour les entreprises.
Sans préjudice du fait que nous devons maintenir cette ambition et continuer à progresser, l’Espagne travaille déjà sur un outil qui pourrait générer des améliorations dans ce domaine à très court terme. Nous collaborons avec des entreprises technologiques pour mettre en œuvre un outil d’intelligence artificielle qui aidera les PME et les micro-entreprises à naviguer dans le cadre réglementaire complexe existant, libérant ainsi des ressources et du temps pour qu’elles puissent se concentrer sur ce qui est leur cœur de métier — ce qui renforcera aussi leur efficacité.
Pour mettre cet outil en pratique, quelle meilleure occasion que la gestion des fonds du Mécanisme européen de relance et de résilience ?
À moyen terme, l’utilisation de cette technologie transformatrice de manière responsable et éthique favorisera également l’innovation dans notre tissu productif, en offrant aux PME européennes des solutions allant de l’analyse des données à la communication, en passant par la planification stratégique et le marketing.
Poursuivre le modèle du plan de relance : mobiliser des financements au bon niveau
Le deuxième domaine dans lequel il faut agir pour stimuler la compétitivité européenne est l’activation de mécanismes de financement suffisants pour combler le déficit d’investissement nécessaire dans les décennies à venir. Nous devons être en mesure de fournir les ressources financières adéquates pour atteindre nos objectifs de sécurité économique.
Des progrès sont actuellement réalisés dans l’approfondissement de l’Union européenne des marchés de capitaux. Les efforts se concentrent entre autres sur le développement d’un outil d’investissement paneuropéen, qui puisse canaliser l’épargne privée vers des investissements productifs au sein de l’Union. Mais il est clair que l’ampleur du défi nécessitera en plus de la mobilisation du secteur privé des investissements publics. La Commission européenne et la Banque centrale européenne ont ainsi récemment estimé à environ 5 % du PIB de l’Union les investissements annuels nécessaires pour faire face aux transitions verte et numérique. Le potentiel d’investissement privé est élevé, mais il ne peut pas constituer la totalité de notre pari.
Les nouvelles règles budgétaires, quant à elles, visent à protéger les capacités d’investissement dans les domaines prioritaires de la transition verte et numérique, dans le domaine social et dans celui de la défense. C’est l’une des grandes nouveautés du nouveau cadre — plus intelligent et visant à protéger la croissance à long terme. C’est aussi l’objectif du plan de relance, qui a été un catalyseur d’investissements en Europe, augmentant son PIB potentiel et modernisant son économie.
Dans le cas de l’Espagne, le plan de redressement, de transformation et de résilience se traduit par un volume d’investissement sans précédent — jusqu’à 160 milliards d’euros jusqu’en 2026 — ainsi que par un programme ambitieux de réformes allant de la transition énergétique à la modernisation du tissu industriel des PME, en passant par la promotion de l’innovation et la transformation du système éducatif et du marché du travail. L’impulsion réformatrice a été reconnue par les institutions européennes et le rythme d’exécution des investissements a déjà atteint sa vitesse de croisière : plus de 35 000 millions ont déjà été exécutés, soit plus de 50 % des fonds alloués à notre pays dans la première phase du plan. Une nouvelle base de données, ELISA, a été récemment rendue publique, qui permet de suivre l’application de ces investissements et de fournir au public des informations détaillées sur les fonds, leur destination géographique, le type d’entreprises bénéficiaires et les domaines d’action. Il s’agit d’un exercice de transparence qui permet de confirmer, mois après mois, comment les financements parviennent à l’économie réelle.
En un mot, l’Espagne démontre son engagement et profite de cette opportunité historique pour consolider la croissance économique et la modernisation de notre économie.
Sur cette base et en tirant profit des leçons et du bilan, il est désormais nécessaire d’aller plus loin et de proposer de nouveaux éléments pour compléter l’architecture financière de l’Union au-delà de 2026 — comme nous y invitait dans ses pages le ministre Thomas Dermine. Next Generation EU arrivera à terme en 2026, mais nous savons que des besoins d’investissement subsistent. Il s’agit de se concentrer sur des biens publics véritablement européens — de la qualité de l’environnement à la défense en passant par les infrastructures transfrontalières ou la cohésion sociale — qui génèrent des bénéfices au-delà de nos frontières et contribuent à la convergence entre les pays membres.
Un mécanisme de financement conjoint au niveau de l’Union se justifie également par le critère de l’efficacité financière. L’émission conjointe génère des avantages en termes de réduction des intérêts associés, ce qui se traduit donc par une plus grande capacité à répondre aux besoins d’investissement à moindre coût. De plus, nous ne pourrons profiter pleinement de cet effet que dans la mesure où un tel instrument sera intégré comme élément structurel du cadre financier de l’Union européenne.
Le fait de disposer d’une capacité de financement centralisée présente des avantages clefs pour mobiliser un financement suffisant — en s’appuyant sur l’expérience du plan de relance — capable de répondre aux besoins des biens publics européens et à moindre coût, d’une manière qui soit à la mesure des défis qui restent à relever.
Faire atterrir nos ambitions : notre tournant réaliste pour la compétitivité
Le troisième ingrédient de la compétitivité de l’Union, enfin, consiste à trouver le bon dosage entre l’ambition des mesures proposées et le réalisme de leur mise en œuvre.
Il s’agit d’articuler des mécanismes de gouvernance agiles, permettant de traduire les propositions en actions sur le terrain, afin d’apporter des solutions efficaces et adaptées aux besoins réels de l’Union européenne dans la course à la compétitivité dans laquelle nous sommes plongés.
À cette fin, nous proposons d’activer des environnements de test dans lesquels des initiatives innovantes et des projets pilotes pourraient être mis en œuvre entre les pays qui souhaitent y participer. L’innovation serait ainsi encouragée et il deviendrait possible de tester l’utilité d’ajustements nécessaires dans les nouveaux projets avant de les introduire — par exemple en ce qui concerne les mesures de renforcement l’Union des marchés de capitaux — et de généraliser leur application au reste des États membres.
L’heure est à l’action ambitieuse.
Il y aura sans doute beaucoup de bonnes idées dans les mois à venir pour renforcer la compétitivité de l’Union européenne à un moment déterminant pour son avenir et pour le rôle qu’elle jouera sur la scène internationale. Mais les efforts ne peuvent se limiter à une simple liste de recommandations. Cela n’est pas possible quand nous restons à la traîne dans la course mondiale à la compétitivité. L’Union européenne doit se montrer à la hauteur du défi et de l’opportunité qui s’offrent à nous.
Il nous appartient à tous, à partir de nos différentes responsabilités, d’agir rapidement pour défendre le modèle économique et social européen dans le contexte complexe dans lequel nous évoluons. L’Espagne continuera à être proactive dans le débat, avec des idées constructives et ambitieuses et une volonté de travailler avec nos partenaires européens pour les concrétiser et contribuer ainsi à un avenir plus prospère pour nos prochaines générations.