Commandez le nouveau numéro papier du Grand Continent chez Gallimard qui paraît aujourd’hui ou cliquez ici pour vous abonner et recevoir l’intégralité de nos produits.
Diesel. Un seul mot, imprimé en grosses lettres sur les affiches de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand qui a fait du climatoscepticisme l’un des principaux thèmes de sa campagne pour les élections européennes de juin. Pas besoin de slogans pour les partis qui jouent sur la peur du changement. Ils pourraient se contenter d’inscrire certains mots clefs sur leurs panneaux : Noël, steaks, costumes d’Indiens et de cow-boys, sel, sucre, pain blanc, bonnes blagues… Tout ce que les « élites » donnent l’impression de vouloir enlever aux gens ordinaires — et dont les mouvements nationaux-populistes ont fait leur étendard.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Pendant ce temps, de l’autre côté de l’océan, le champion des gens ordinaires — grand amateur de junk food et de blagues douteuses — Donald Trump, poursuit sa campagne électorale. « J’ai été mis en examen plus de fois qu’Al Capone », dit-il, en dissimulant mal une certaine fierté. Pour l’instant, on ne peut pas dire que l’accumulation des procédures judiciaires lui ait porté préjudice. Bien au contraire, sa cote face à ses adversaires du parti républicain s’est envolée au moment où les procès contre lui battaient leur plein. À bien y réfléchir, il n’y a rien d’étrange : aux yeux de ses partisans, l’acharnement des juges à l’égard de Trump n’est qu’une preuve supplémentaire de son statut d’outsider par rapport aux élites de « l’État profond ».
Entretemps, un peu plus au Sud, le « dictateur le plus cool du monde » — selon sa propre définition —, Nayib Bukele, a été triomphalement réélu au Salvador, sans avoir organisé le moindre meeting électoral. Il s’est limité à diffuser, sur les réseaux sociaux, des vidéos enregistrées depuis son canapé exhortant les Salvadoriens à voter pour lui afin que l’opposition ne « libère pas les membres des gangs et ne les utilise pas pour revenir au pouvoir ».
Scènes de la vie ordinaire au cours de « l’année des grandes élections », dira-t-on. Par un curieux hasard de calendrier, les citoyens de soixante-seize pays seront appelés aux urnes au cours de l’année 2024. Quatre milliards de personnes, plus de la moitié de l’humanité, seront affectées par les résultats de ces élections. Mais, à y regarder de plus près, ce qui frappe, ce n’est pas tant le caractère exceptionnel du climat électoral qui s’est installé sur la planète, que sa confondante banalité.
Il fut un temps, il est vrai, où la période électorale était une phase limitée dans le temps de la vie d’une démocratie. À cette époque, Mario Cuomo, grand orateur et légendaire gouverneur démocrate de l’État de New York, pouvait affirmer que « l’on fait campagne en poésie, mais on gouverne en prose ». Pour récolter les suffrages des électeurs, une attitude lyrique s’imposait, pleine de grands mots et de rêves, qui transformait le politique en poète. Mais une fois au pouvoir, il lui fallait faire face à la réalité et aux faits. Il devenait alors moins lyrique et plus réaliste — comme un auteur de prose.
Cette approche présuppose une distinction claire entre la phase de campagne électorale et celle de gouvernement. Tout d’abord, comme l’indique l’origine militaire du terme, la campagne est une période d’affrontement, au cours de laquelle tout compromis avec l’ennemi est considéré comme une trahison. C’est un jeu à somme nulle, dont ne peuvent sortir que des gagnants et des perdants. Le terrain sur lequel se déroule la bataille n’est pas celui de la réalité, mais celui de la perception. Ce ne sont pas les faits qui comptent, mais les opinions. Comme en poésie, seul le rythme compte dans une campagne électorale où chaque parole est performative et tout se joue dans l’immédiat.
Mais, une fois la campagne terminée, les troupes regagnent leurs quartiers d’hiver et le temps du gouvernement impose une logique différente. Dans un système qui fonctionne, le gouvernement n’est pas un jeu à somme nulle, mais un jeu à somme positive, dans lequel la capacité à trouver des compromis basés sur la réalité des faits permet d’obtenir des résultats qui profitent à l’ensemble de la société.
Il serait bien évidemment naïf d’imaginer que, dans le passé, la distinction entre le gouvernement et la campagne électorale était aussi nette. Dans toutes les démocraties, la dynamique de la compétition électorale a toujours produit un effet considérable sur l’activité gouvernementale. De plus, est en cours depuis des décennies une évolution du climat politique et médiatique qui a conduit à une nouvelle érosion des différences entre campagne et gouvernement. Sidney Blumenthal a ainsi inventé le terme de « campagne permanente » il y a plus de quarante ans.
Aujourd’hui, les multiples campagnes électorales en cours à travers le monde n’ont peut-être pas d’autre fonction que de nous montrer que cette évolution est pleinement accomplie. Grâce à l’apport décisif des nouveaux médias, il n’existe plus aucune différence entre la surexcitation et la conflictualité qui caractérisaient autrefois les campagnes électorales et le débat démocratique ordinaire. Nos sociétés sont prises dans une spirale centrifuge si frénétique que les périodes électorales sont devenues indiscernables de la normalité du monde cassé que nous habitons — et dont avec le Grand Continent nous n’avons de cesse de décrypter les lignes de faille. Voici peut-être la seule véritable nouveauté de cette « année des grandes élections ».