« En Équateur, il se passe constamment des choses étonnantes » nous confiait le grand anthropologue Philippe Descola. Avec l’édition espagnole du Grand Continent, nous suivons de près la situation dans ce pays devenu en quelques semaines l’un des points incandescents les plus sensibles de l’instabilité politique de l’Amérique latine dans la nouvelle phase. Après une analyse de la récente vague de violences et un entretien fleuve avec l’ancien président Rafael Correa, nous interrogeons l’un des meilleurs observateurs de la région, l’ancien ministre Guillaume Long. Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous demandons de penser à vous abonner.
Les forces armées équatoriennes ont pénétré dans l’enceinte de l’ambassade du Mexique à Quito pour arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas qui y avait trouvé refuge. Quels sont les antécédents d’une telle violation du droit international en Amérique latine ?
Elle est sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Amérique latine qui est une région précurseure en matière de droit international — de droit d’asile en particulier avec la Convention de Caracas de 1954. Alors qu’il y avait en Amérique latine beaucoup de persécution politique envers les opposants, cette convention a été très importante pour protéger le droit d’asile — notamment sur la longue durée, pour préserver ce qu’on appelle le non refoulement. Cela permet de donner l’asile à un opposant sans qu’il soit possible de le renvoyer vers le pays voisin — où il y a eu un coup d’État par exemple — d’où il a fui et où il est et sera persécuté en cas de retour.
Le droit international s’est donc bien développé en Amérique latine et est un des piliers importants du droit interaméricain. Ce droit, évidemment, reconnaît la légitimité de l’octroi de l’asile politique de la part des États qui ont la décision finale, en tant qu’elle est souveraine et légitime. Une fois que l’État a donné ce statut, c’est sa responsabilité qui est en jeu, c’est à lui de donner un sauf-conduit pour sortir du pays en question. Voilà ce qu’établit la convention de Caracas.
Quels sont les épisodes similaires dans l’histoire de l’Amérique latine ?
Il y en a très peu mais il y en a un qui est très célèbre. C’est celui de Haya de la Torre, l’opposant péruvien qui était réfugié dans l’ambassade de Colombie dans les années 1950, pendant la dictature du général péruvien Manuel Odría. Ce dernier avait en effet encerclé l’ambassade colombienne avec blindés, une sorte d’état de siège de fait qui avait fait scandale. D’ailleurs, au niveau international c’était une des causes principales de la fameuse convention de Caracas. Cette crise a duré des années. Haya de la Torre est resté longtemps dans l’ambassade colombienne avant de rejoindre la Colombie qui lui avait donc octroyé l’asile.
Il y a eu d’autres cas. En Uruguay une personne avait été attrapée dans la cour d’une ambassade au moment où il allait s’y réfugier. Mais elle était entrée de façon violente, sans l’accord de l’ambassade en question. Donc, oui, techniquement, l’espace de la mission diplomatique avait été violé par les autorités uruguayennes. C’est ce qu’on appelle en droit une hot pursuit (droit de poursuite à chaud).
Il y a un cas similaire en 1981, lorsqu’un assaut est donné à Cuba, à La Havane, contre l’ambassade équatorienne où une trentaine de Cubains s’étaient réfugiés — mais là encore, sans l’accord des autorités diplomatiques équatoriennes. C’est toutefois un cas assez violent où des diplomates équatoriens avaient été pris en otage. Cela avait donné lieu logiquement à des tensions entre les gouvernements cubain et équatorien de l’époque. Mais ces épisodes ne sont pas du tout comparables avec quelqu’un qui reçoit l’asile politique et qui, depuis plusieurs mois, vit dans une ambassade qui l’accueille donc de son plein gré.
Il y a également un dernier cas de figure : celui où l’on invite un pays à entrer dans une ambassade étrangère. C’est d’ailleurs le cas d’Assange, par exemple, où le président de l’Équateur de l’époque, Lenín Moreno, autorise par écrit les Britanniques à pénétrer dans l’ambassade à Londres. Il y a d’autres épisodes similaires. Évidemment, s’il y a autorisation, il n’est pas question du non-respect de la Convention de Vienne et du droit international.
Cette arrestation de Glas vendredi soir est donc assez inédite.
Oui, tout à fait, surtout dans l’histoire contemporaine. Il faut souligner l’extrême gravité de l’épisode. Le chef de mission mexicain qui se trouvait sur place — puisque l’ambassadrice mexicaine avait déjà été déclarée persona non grata par le président équatorien et se trouve donc maintenant au Mexique — a été maltraité, violemment bousculé par la police équatorienne. Ce n’est pas seulement l’immunité de l’espace diplomatique qui a été violée, mais aussi la sécurité physique des diplomates.
Quelles seront les répercussions ?
C’est la première fois qu’a lieu une rupture des relations entre le Mexique et l’Équateur, qui ont des relations historiques excellentes, très proches. Il faut d’ailleurs souligner que l’Équateur n’a pas eu beaucoup de ruptures de relation dans son histoire avec des pays latino-américains. Même lorsque le Pérou était en guerre avec l’Équateur les relations diplomatiques n’avaient pas été rompues.
Il y a une rupture en 2008 avec la Colombie d’Uribe après l’attaque à Angostura et ce jusqu’en 2010, avant que Santos rétablisse les relations.
C’est donc arrivé très peu de fois et que cela se produise maintenant, de surcroît avec le Mexique — avec qui nous avons une relation historique, c’est très grave.
Quelles seront les mesures appliquées ?
Nous allons voir dans les prochaines heures exactement ce qui se passe et évidemment, c’est quelque chose qui devrait mobiliser les opinions des gouvernements de la région. Quasiment tous se sont prononcés — et tous en faveur du Mexique, bien sûr. On a également assisté à la réaction de la présidente du Honduras, qui est aussi la présidente de la CELAC. L’OEA, le Chili, le Brésil ont condamné fermement l’attitude du gouvernement équatorien. Le président colombien Petro a réagi en des termes très fermes et très durs. Il faut absolument en tenir compte car les relations bilatérales avec la Colombie sont extrêmement importantes pour l’Équateur, sur le plan politique, sur le plan commercial et sur le plan sécuritaire ; c’est un pays extrêmement stratégique pour l’Équateur.
Il est probable qu’il y ait des réunions des organisations régionales, que ce soit la CELAC ou l’OEA. Il s’agira peut-être de limiter les dégâts mais on voit mal comment des réunions de la sorte qui réunissent les pays de la région puissent se solder en une victoire pour l’Équateur. C’est évident qu’il s’agit d’une violation non ambiguë du droit international, de l’article 22 de la convention de Vienne. Même dans la pire des interprétations — disons la meilleure des interprétations pour le gouvernement équatorien, que je ne partage pas, même si Glas ne méritait pas l’asile politique donné par le Mexique — il n’y a aucun article dans le droit international qui permet à l’Équateur d’entrer dans une ambassade ainsi de façon violente.
La ministre des Affaires étrangères mexicaine, Alicia Bárcena a déjà signalé que le Mexique comptait présenter le dossier à la Cour internationale de justice. Cette Cour a souvent des différends très compliqués, subtils et ambigus à résoudre, mais là ce n’est pas le cas. En l’occurrence, il est évident qu’une simple lecture du droit international donnera raison au Mexique.
Ces procédures prendront sans doute un certain temps avant d’aboutir. Ce sera donc aux organismes régionaux d’agir en amont ?
Oui, effectivement, cela prend toujours du temps avec la Cour internationale de justice. Mais en sachant que le Mexique va présenter un cas et que le verdict sera forcément favorable pour le Mexique, cela conditionne le comportement de certains organismes régionaux, même les plus hostiles, qui n’oseront pas contredire la Cour internationale de justice — je pense notamment à l’OEA qui a traditionnellement une relation très proche avec le Mexique mais dont le secrétaire général Almagro a une relation hostile au gouvernement mexicain actuel et notamment au président López Obrador. Mais même s’il y avait une résolution présentée au conseil permanent de l’OEA, je vois mal l’Équateur s’en sortir.
Les discussions porteront peut-être aussi sur l’asile politique que l’on voit revenir sur le devant de la scène latino-américaine ?
Un grand nombre d’Équatoriens font des demandes d’asile politique un peu partout dans le monde — ce qui ne se produisait pas depuis les années 1970. C’est quelque chose de nouveau et qui touche au cœur la gauche équatorienne corréiste. Beaucoup d’anciens collaborateurs du gouvernement de Correa ont fait des demandes d’asile, notamment au Mexique où il y a la plus grande communauté d’exilés équatoriens. Il y en a aussi en Argentine et en Belgique, bien sûr, où se trouve Rafael Correa lui-même. Il faut d’ailleurs souligner et bien comprendre pourquoi la Belgique lui a octroyé un asile politique : cela se base sur la persécution politique ou le risque d’une persécution politique. Ces sept dernières années, des gens ont fui un système judiciaire qui est extrêmement politisé en Équateur.
L’ancien président Correa l’a déjà dit dans vos pages, mais j’insiste sur le fait qu’il a reçu une sentence de huit ans de prison pour exercice d’influence psychique sur autrui pour commettre des crimes. Autant dire qu’il n’y a absolument aucune preuve. C’est un cas de figure typique de persécution politique.
C’est ce système de justice équatorien qui fait que l’on se retrouve dans cette situation aujourd’hui où des personnes, comme Jorge Glas, demandent l’asile politique au Mexique.
Cela faisait déjà plusieurs semaines que Glas se trouvait dans l’ambassade mexicaine en attendant que le Mexique analyse son cas et se prononce. Ce qu’il a fait en confirmant qu’il y avait un risque de persécution politique et en octroyant donc l’asile. Le Mexique a une longue tradition liée à l’asile politique. Il a été le grand pays de la terre d’asile pendant de nombreuses années, notamment dans le contexte des grandes dictatures du cône sud dans les années 1960-1980.
Pourquoi pensez-vous que Noboa a agi de la sorte ?
Ce n’est pas évident à savoir : c’est évidemment une énorme erreur politique. C’est quelque chose qui va avoir de lourdes conséquences sur l’Équateur, qui va énormément abîmer sa présidence, son prestige…
Il y a des élections le 21 avril donc peut-être s’agit-il d’une décision électorale. C’est en réalité un référendum composé d’une dizaine de questions qui ont plutôt à voir avec la sécurité, sur les peines de prison plus lourdes, la présence des militaires dans les rues, l’extradition des narcos aux États Unis, etc.
Mais Noboa a caché d’autres questions sur l’économie qui portent sur un retour aux traités bilatéraux d’investissement qui sont absolument terribles pour les pays du Sud Global. Noboa veut absolument un énorme investissement dans le secteur minier. Il vient d’ailleurs de faire une visite importante au Canada qu’il faut comprendre dans ce contexte. Lui-même descend de la famille la plus riche du pays qui a beaucoup d’entreprises dans le secteur minier.
Remarquons au passage que ces questions qu’il pose aux Équatoriens n’avaient a priori pas besoin d’un référendum. Tout aurait pu passer par l’Assemblée nationale. Mais étant donné qu’il y aura des élections présidentielles au mois de février de l’année prochaine, en 2025, il cherche sans doute un triomphe électoral qui puisse le porter jusqu’à l’élection. Cependant, alors qu’il jouissant d’un très grand taux de popularité quand il a été élu, certains sondages montrent que les résultats de certaines questions du référendum seraient plus serrés que ce qu’il n’aimerait. Il y a même des questions où il perd, d’après certains sondeurs.
Il s’agirait donc d’une manœuvre bien réfléchie plutôt que d’une erreur ?
Je pense qu’étant donné l’insécurité qui règne en Équateur, il veut se montrer comme un homme fort, qui ne se laisse pas intimider par d’autres pays. C’est la seule raison que je vois, une raison électorale. Mais est-ce que cela va marcher ? Je ne sais pas. Il ne s’attendait peut-être pas à cette réaction internationale non plus.
Cela dit, il faut aussi souligner que son gouvernement est constitué de ministres très incompétents, de personnes qui ne connaissent pas le monde de la politique. En l’occurrence, son ministre des Affaires étrangères est une personne sans expérience, qui vient du secteur privé, qui connaît très mal la diplomatie, qui commet beaucoup d’erreurs. Noboa a donc peut-être été mal conseillé.
Plus largement, le contexte régional semble assez tendu après les échanges durs entre Milei et López Obrador, puis entre Milei et Petro : qu’est-ce cela nous dit de l’intégration latino-américaine en ce moment ? Elle connaissait déjà de grands problèmes, mais diriez-vous qu’elle traverse en ce moment une période particulièrement complexe ?
Il est vrai que l’Amérique latine est très polarisée en ce moment. Après la grande vague de gouvernements de gauche des années 2000 et de la première moitié des années 2010, on a eu un court cycle de droite et même d’extrême droite en Amérique latine, avec évidemment Bolsonaro, Duque et d’autres. Ce cycle ne s’est pas très bien terminé pour la droite dure, signant le retour d’un cycle de gauche. Et puis nous avons finalement encore un nouveau basculement avec la victoire de Milei notamment en Argentine.
Donc voilà un bilan aujourd’hui très mitigé avec un continent qui est en tension entre deux courants idéologiques très distincts. Si l’on regarde en termes de nombre de pays, il y en a plus qui sont à droite — cela veut dire que la droite a un ascendant dans les organisations régionales en termes de nombre de votes. Mais si on regarde en termes de poids économique, politique, géopolitique, en termes de nombre d’habitants, en termes de PIB, etc., l’histoire est un petit peu différente avec le Brésil, le Mexique et la Colombie qui donnent le la sur l’axe progressiste.
En Amérique latine, entre le conservatisme et le progressisme, deux propositions très distinctes s’affrontent, créant de grands mouvements de balancier. Cela accentue la polarisation. L’intégration régionale fait donc face, effectivement, à de vrais défis : l’Amérique latine n’arrive pas à avoir des mécanismes forts d’intégration régionale qui répondent aux nécessités du Sud global.