Dans l’après-midi du 7 janvier, en pleine opération de police à la prison régionale de Guayaquil, on annonce que le criminel José Adolfo Macías, plus connu sous le nom de Fito, a réussi à s’évader. Fito est considéré comme l’un des prisonniers les plus dangereux de l’Équateur : il est le chef du gang de trafiquants de drogue Los Choneros. Les deux jours suivants, des émeutes éclatent dans six prisons du pays, des gardiens de prison sont enlevés et de multiples attentats terroristes sont perpétrés dans au moins neuf provinces. Plusieurs bâtiments et ponts sont bombardés, des dizaines de voitures brûlées… Dans la soirée du 9 janvier, devant les téléspectateurs interloqués, les présentateurs d’une chaîne de télévision nationale sont pris en otage par des criminels armés au cours d’une émission en direct.

Ces faits récents reflètent le pic atteint dans la grave crise sécuritaire à laquelle l’Équateur est confronté depuis six ans. Alors que l’année 2017 s’est achevée avec un taux de 5,8 homicides pour 100 000 habitants, en 2023, l’Équateur a été le pays le plus violent de la région, avec un taux de 46,5 homicides sur 100 000 habitants. Au milieu de l’année dernière, en sus de la crise sécuritaire, une crise politique a été déclenchée par un scandale de corruption impliquant prétendument le beau-frère du président de l’époque, Guillermo Lasso, avec des réseaux albanais de trafic de drogue. Cette crise a conduit à de nouvelles élections, remportées par l’homme d’affaires Daniel Noboa, qui a pris ses fonctions le 23 novembre et doit maintenant faire face à sa première grande crise nationale.  

Dans cette étude, nous présentons quatre clefs pour tenter de qualifier et de comprendre la crise actuelle que traverse le pays : une combinaison de l’augmentation du trafic de drogue, de la fragmentation des gangs criminels et de l’affaiblissement des capacités de l’État en matière de gouvernance de la sécurité.

1 — L’augmentation du trafic de drogue comme cause principale de la violence criminelle

Ces dernières années, l’Équateur a consolidé sa position de point d’expédition de drogues vers d’autres régions, principalement l’Amérique du Nord et l’Europe. En 2022, entre 30 et 50 % des drogues arrivant en Grèce et en Turquie provenaient du port de Guayaquil. La croissance des activités illicites se traduit par le record de 234 200 hectares de cultures illicites de coca en 2020, ce qui a également entraîné une augmentation du nombre de tonnes de drogues saisies, qui est passé de 18,2 en 2010 à 98,7 en 2017 et à 206 en 2023 — troisième année consécutive où le pays a dépassé les 200 tonnes. L’Équateur est actuellement le troisième pays au monde pour la quantité de cocaïne saisie.

Certains secteurs du territoire équatorien sont ainsi devenus particulièrement intéressants pour les mafias locales et internationales, entraînant une montée en flèche de la criminalité et des conflits. La province de Los Ríos, site stratégique pour l’acheminement de la drogue des frontières vers les ports, a clôturé l’année 2023 avec un taux d’homicide de 110,8 pour 100 000 habitants. La province de Guayas, qui abrite le plus grand port maritime du pays, affiche un taux d’homicide élevé de 84,5 homicides pour 100 000 habitants.

2 — La grande lutte pour le contrôle de la criminalité

Le gang criminel des Choneros est apparu dans les années 1990 dans la province de Manabí. Grâce à sa coopération avec des groupes transnationaux de trafiquants de drogue, il est parvenu à se consolider comme l’un des plus grands groupes criminels de l’Équateur. En 2007, Jorge Luis Zambrano González, alias « Rasquiña », a pris le contrôle de l’organisation, qui s’est étendue à des points stratégiques du pays garantissant la protection armée des marchandises en provenance de Colombie et du Pérou vers les ports côtiers. 

La mort de Zambrano en décembre 2020 a provoqué des fissures et une série de conflits internes entre les factions dissidentes de la bande criminelle. Alors que le second commandant, Fito, fonde l’organisation alternative des Fatales, son successeur dans la chaîne de commandement, Junior Roldán, alias JR, fonde les Águilas. D’autres factions armées dissidentes se sont également renforcées, comme les Lobos, les Chone Killers et les Tiguerones. Les affrontements entre ces groupes ont donné lieu à de multiples massacres dans les prisons à partir de 2020, à des affrontements sanglants à l’extérieur des prisons et à la mort de plusieurs dirigeants.

3 — Le démantèlement de l’État dans le secteur de la sécurité

À partir de 2018, dans une logique de restructuration de l’État pour réduire les dépenses publiques, de profondes modifications ont été apportées au modèle de gestion des organismes chargés de l’administration pénitentiaire et du contrôle des forces publiques.

Le tableau suivant propose une chronologie synthétique des événements : 

DateChangement institutionnel
Mai 2017Par le biais du décret exécutif n°7, Lenín Moreno supprime le ministère de coordination de la sécurité (2009), sous prétexte de réduire les dépenses de l’État. Ce ministère était chargé de la planification stratégique et des investissements dans le secteur de la sécurité, et coordonnait le travail du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Défense, du ministère de la Justice et du Secrétariat national au renseignement.
Juin 2017L’École des guides de prison est inaugurée en 2015 par le ministère de la Justice et des Droits de l’Homme (MJDH) afin d’assurer la formation continue des guides devant être insérés dans le système pénitentiaire national. En mai 2017, après seulement une promotion diplômée, l’école fermera et ses locaux seront abandonnés.
Septembre 2018Le Secrétariat national au renseignement (SENAIN) est supprimé. Il est remplacé par le Centre d’intelligence stratégique, sous contrôle militaire passif, qui assumé la responsabilité de la coordination du système national de renseignement.
Novembre 2018Par le décret exécutif 560, le MJDHC est transformé en Secrétariat aux droits de l’homme. Le contrôle du système pénitentiaire a été transféré au Service national de prise en charge des personnes privées de liberté (SNAI).
Décembre 2018Le ministère de l’intérieur et le secrétariat à la gestion politique sont fusionnés en une seule institution, le ministère du gouvernement. Par cette décision, le ministère prend le contrôle de la police nationale, de la politique de sécurité publique et de la gestion politique du gouvernement.
Mars 2022Guillermo Lasso signe le décret exécutif 381 établissant la nouvelle configuration du ministère du gouvernement. Cette entité prévaut, mais délègue la gestion de la sécurité publique au ministère de l’intérieur précédemment dissous. Cette situation engendre des obstacles internes en matière de compétences et de ressources.
Août 2022Le décret exécutif 514 crée le Secrétariat national de la sécurité publique et de l’État, dans le but de faire émerger une nouvelle entité de coordination de la sécurité, à l’instar du ministère de la coordination de la sécurité dissous en 2017. Cette entité est chargée d’élaborer des politiques publiques, de planifier et de diriger le système de sécurité publique et de l’État.
janvier 2024Le président Daniel Noboa décide de supprimer le Secrétariat national de la sécurité publique et de l’État, qui remplace le ministère de coordination de la sécurité, au motif qu’il « n’aurait pas obtenu les résultats dont le pays avait besoin ».
Source : Auteurs

Outre ces changements institutionnels, la gestion de la sécurité a également été soumise aux décisions discrétionnaires des autorités vis-à-vis de ces entités. En novembre 2023, en pleine crise sécuritaire et avec l’appel à des élections anticipées, le ministère de l’Intérieur du gouvernement de Guillermo Lasso avait exécuté moins de 30 % de son budget annuel d’investissement qui prévoyait, entre autres, l’achat d’équipements opérationnels pour les forces de sécurité.

4 — Tentative de contrôle à partir d’un État affaibli et gangrené

La relation entre les forces de l’État et les bandes criminelles ne peut être comprise sans analyser la zone grise — c’est-à-dire l’intersection de la collaboration entre ces deux entités. Au cours des dernières années, plusieurs scandales judiciaires sont apparus et ont donné un aperçu des mécanismes de collaboration de l’État avec le crime organisé, comme l’affaire « Don Nasa », la dénonciation des « narcogénéraux »1, l’enquête « El Gran Padrino » et la récente « Affaire Metástasis ». Ces deux dernières affaires mettent en évidence des liens présumés entre de hauts responsables du gouvernement et du système judiciaire et des trafiquants de drogue.

Parmi les mécanismes apparents de coopération figurent les décisions judiciaires en faveur de la réduction des peines et l’influence sur les autorités chargées du contrôle des prisons. Le modèle de contrôle pénal des prisons a donc oscillé entre une co-gouvernance avec l’État et une auto-gouvernance. De 2021 à 2023, l’ancien président Guillermo Lasso a signé 12 décrets d’état d’exception pour « troubles intérieurs graves », qui étaient clairement liés au contrôle des prisons et à la lutte contre la crise de la sécurité. Cependant, les multiples interventions ont souvent eu des effets rapidement annulés par la suite, comme le transfert de Fito à la prison de La Roca en août 2023, événement très médiatisé mais qui n’a duré qu’un mois — avant qu’un juge n’ordonne le retour du criminel à la prison régionale de Guayaquil. Dans de récentes déclarations publiques, face à l’évasion du leader des Choneros, le président Daniel Noboa a fortement critiqué son prédécesseur et a assuré que « Fito, au cours des deux derniers gouvernements, allait et venait comme Pedro à travers sa maison dans le pénitencier. »

© AP Photo/Dolores Ochoa

Suite à l’assassinat du candidat à la présidence Fernando Villavicencio, la sécurité a été le principal thème de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2023. Le président Daniel Noboa a remporté les élections en promouvant l’existence de son plan de sécurité, le Plan Fénix, dont l’un des éléments centraux proposait de reprendre le contrôle des prisons du pays et de construire de nouveaux centres de sécurité maximale. Au début du mois de décembre 2023, une semaine après son entrée en fonction, Noboa a déclaré avoir reçu une demande d’accord de paix de la part d’un groupe criminel, tout en précisant qu’il n’était pas disposé à négocier avec les gangs.

Face à cette situation et aux transferts prévus des chefs criminels dans les prisons, les gangs ont déployé une stratégie d’urgence sur trois volets. Tout d’abord, ils ont rejeté de facto le transfert des chefs par des évasions massives et des émeutes dans les prisons du pays. Entre le 7 et le 8 janvier, non seulement Fito a réussi à s’évader, mais Fabricio Colón Pico, l’un des chefs du gang Los Lobos, et des dizaines d’autres détenus de différentes prisons du pays ont pu retrouver leur liberté d’agir. Deuxièmement, ils ont cherché à intimider les forces de sécurité par des assassinats répétés d’agents de sécurité et de policiers à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Les postes de police ont également été la cible d’attaques à l’explosif et d’enlèvements par les criminels. Troisièmement, ils ont cherché à déployer des stratégies pour semer la panique au sein de la population, en attaquant des civils, en pillant, en brûlant des véhicules privés et en s’emparant de la chaîne de télévision nationale lors d’une émission en direct. Au cours de l’émission, l’un des hommes cagoulés faisait passer son message en déclarant : « nous sommes à l’antenne pour que les gens sachent qu’il ne faut pas jouer avec les gangs ».

Le gouvernement a renforcé les mesures de contrôle de la situation en signant un nouveau décret d’état d’urgence pour les troubles internes le 8 janvier et en déclarant un conflit armé interne le 9 janvier contre les groupes terroristes. Au 10 janvier, au moins 11 personnes avaient été tuées et 329 arrêtées au cours des deux premiers jours de l’état d’urgence. Les actes de criminalité à grande échelle se poursuivent et il n’est toujours pas possible de reprendre le contrôle de toutes les prisons.

Sources
  1. Expression reprise par les représentants américains dans le pays.