L’Iran est entre dans une nouvelle phase. Pour essayer de saisir quelle forme aura l’ère post-Khamenei, nous revenons dans la revue sur les transformations politiques et les représentations géopolitiques dans la République islamique à l’âge de la guerre étendue. Après nos dix points sur l’économie iranienne, cet entretien avec Esfandyar Batmanghelidj étudie la manière dont celle-ci informe aussi l’avenir des négociations sur le nucléaire.
L’Iran est sous sanctions depuis plus de quinze ans, avec une courte pause entre 2017, avec la signature de l’accord JCPoA, et 2020, lorsque l’administration Trump a décidé de s’en retirer. Comment l’économie iranienne s’est-elle comportée pendant cette période ? Le pays a-t-il pu accroître son PIB ou les sanctions ont-elles freiné son développement ?
Esfandyar Batmanghelidj
En 2020, lorsque Trump a décidé de se retirer du JCPoA, les dirigeants iraniens se sont engagés à répondre aux pressions des sanctions en créant une économie de résistance.
À certains égards, ils ont réussi. L’économie iranienne a fait preuve d’une résilience surprenante face au programme de sanctions américaines, qui reste nettement plus sévère que les sanctions imposées à la Russie compte tenu du large recours aux sanctions secondaires en Iran. Malgré la force des sanctions, celles-ci n’ont pas conduit à un effondrement de l’économie iranienne. La production économique a augmenté en moyenne de 1,7 % depuis le choc des sanctions de 2012. L’économie a stagné, mais ne s’est pas effondrée. C’est un fait dont se vantent souvent les responsables iraniens.
Mais du point de vue des Iraniens ordinaires, cette stagnation est un échec. Entre le milieu des années 1990 et 2012, leur niveau de vie a augmenté rapidement. Le PIB par habitant, mesuré en parité de pouvoir d’achat, a plus que doublé, passant d’environ 9 000 dollars à 19 000 dollars. Au cours de la première moitié de cette période, la hausse des revenus était principalement due aux réformes structurelles de l’économie iranienne. Au cours de la seconde moitié de cette période, la poursuite de l’industrialisation de l’économie iranienne, qui comprenait des investissements directs étrangers et des transferts de technologie, a conduit à une augmentation constante de la productivité totale des facteurs, qui, en 2011, était revenue aux niveaux observés pour la dernière fois juste avant la révolution islamique. En d’autres termes, l’Iran était une économie en développement dynamique et surpassait d’autres grands marchés émergents tels que la Turquie et le Brésil.
Les sanctions financières et énergétiques majeures imposées par l’administration Obama en décembre 2011 ont mis un terme brutal à ces tendances et ont piégé l’Iran dans une période de difficultés diplomatiques et de malaise économique. L’Iran a connu de fortes contractions en 2012 et 2018 à la suite de l’imposition et de la réimposition de sanctions. Les autres années, le pays a connu une faible croissance, aggravée par les effets de la pandémie. Aujourd’hui, le PIB par habitant vient tout juste de retrouver ses niveaux de 2011. Mais si la production s’est quelque peu redressée, l’économie est fondamentalement plus faible. La productivité totale des facteurs a continué de baisser et est revenue aux mêmes niveaux qu’il y a vingt ans. En d’autres termes, l’économie de résistance est une économie régressive et la République islamique a perdu l’élan de développement qui était si central dans son projet politique dans les années 1990 et la première décennie des années 2000.
Lorsqu’on pense à l’économie iranienne de l’extérieur, on pense d’abord au gaz et au pétrole. Mais depuis le début des années 2000, l’Iran est devenu une économie industrialisée dotée d’un vaste secteur manufacturier qui constitue plus de 20 % du PIB. Pourriez-vous dresser un portrait rapide de l’économie industrielle iranienne ?
L’important marché de consommation iranien différencie l’Iran des autres grands producteurs de pétrole et de gaz de la région. Aujourd’hui, la population iranienne approche les 90 millions de personnes : l’industrialisation était nécessaire au modèle de développement de l’Iran tout simplement en raison de l’importance du marché intérieur. Le pays a fait des progrès dans ce sens dès les années 1960 et 1970 sous le règne du Shah, qui ont correspondu à des investissements importants dans l’industrie pétrolière, y compris dans le secteur pétrochimique en aval, mais aussi dans des industries non pétrolières, comme le secteur automobile.
La vision développementaliste de la République islamique englobait et impliquait donc le développement industriel, justifié comme une voie vers une plus grande souveraineté économique et un moyen de distribuer plus largement les opportunités économiques que dans une économie rentière basée sur le pétrole. L’économie iranienne était suffisamment ouverte après les libéralisations du président Akbar Hashemi Rafsandjani pour que le pays bénéficie de certaines forces de la mondialisation.
Les capitaux étrangers, en particulier européens, ont commencé à affluer en Iran à la fin des années 1990, alors que les sociétés multinationales établissaient des usines locales pour répondre à la demande des ménages iraniens, dont le pouvoir d’achat augmentait. Des investissements phares ont été réalisés dans le secteur automobile iranien par des sociétés comme Renault, Peugeot et Daimler Benz. La production automobile a augmenté de façon spectaculaire, passant d’un peu plus de 100 000 véhicules en 1999 à un niveau record de 1,6 million de véhicules en 2011.
Mais l’Iran produisait également davantage de biens de consommation durables, d’électronique grand public et de biens de consommation, contribuant à dynamiser l’emploi dans le secteur manufacturier — où environ un Iranien sur sept travaillait. Lorsque le secteur pétrolier a été touché par les sanctions pétrolières de 2012, puis par la chute brutale du prix mondial du pétrole au cours de l’année 2015, le secteur manufacturier iranien a fini par représenter environ un cinquième de l’économie iranienne
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Quels ont été les obstacles concrets auxquels les entreprises iraniennes ont dû faire face avec l’arrivée des sanctions ?
D’une manière générale, la résilience économique de l’Iran face aux sanctions reflète le fait que le secteur manufacturier a été capable de s’adapter aux pressions des sanctions et de maintenir sa production.
Mais la résilience a un coût, qui a été largement répercuté sur les consommateurs. En effet, dans une économie industrialisée, les sanctions sont initialement vécues comme un choc d’offre. Alors que la plupart des études sur les effets des sanctions sur l’économie iranienne se concentrent sur l’impact de ces mesures sur les exportations de pétrole, l’effet le plus significatif des sanctions est la réduction de l’accès aux biens d’équipement importés — les machines et équipements dont dépend le secteur manufacturier. Les chocs de sanctions de 2012 et 2018 ont entraîné une forte baisse non pas seulement des importations iraniennes de pièces et de machines européennes, mais également de pièces et de machines chinoises, ce qui signifie que l’Iran n’a pas de relation commerciale fonctionnelle avec les deux plus importants exportateurs mondiaux de biens d’équipement.
Les enquêtes au niveau des entreprises montrent clairement que le problème constant pour les entreprises manufacturières iraniennes est l’accès aux stocks de de matières premières. Les entreprises ont dû réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement pour se fournir en machines, pièces détachées et intrants de fabrication, en s’appuyant souvent sur des réexportations via des pays tiers. En général, les entreprises manufacturières iraniennes maintiennent des stocks beaucoup plus importants pour faire face aux défis logistiques et financiers actuels — l’Iran n’a jamais évolué vers une production « juste-à-temps » (JAT, ou lean manufacturing). Les sanctions ont également fait grimper les prix à la production, de sorte que même lorsque les intrants sont disponibles, ils sont beaucoup plus chers. L’effet net de ce phénomène a été une limitation spectaculaire de la production industrielle. Au cours de la décennie qui a précédé le choc des sanctions de 2012, la production industrielle iranienne a augmenté en moyenne de 13 % par an ; dans la décennie qui a suivi le choc, la croissance annuelle a été en moyenne inférieure à 1 %.
Comment l’État et les entreprises iraniennes ont-ils tenté de s’adapter à ces sanctions ? A-t-on assisté à l’expression d’une volonté d’autonomie et d’autonomie ou à une réorientation vers de nouveaux partenaires commerciaux et financiers ?
Beaucoup de gens ont interprété la volonté de l’Iran d’instaurer une économie de résistance comme une volonté de substitution aux importations. Mais les efforts visant à soutenir la production nationale de biens finaux occultent les véritables tenants et aboutissants de la résilience industrielle face aux sanctions.
Il est vrai que l’Iran a continué à produire des biens de consommation, de l’électronique et des voitures et que les entreprises produisant ces biens ont été confrontées à une moindre concurrence des importations. Mais trois dimensions de ce récit en apparence linéaire démontrent que le développement économique de l’Iran n’a pas basculé vers l’autarcie. Premièrement, même si les produits finaux sont produits en Iran, les machines et équipements nécessaires à leur fabrication n’ont pas été localisés : les usines iraniennes dépendent toujours du stock de capital européen qui doit être maintenu en état de marche. Aujourd’hui, la Chine est l’un des principaux producteurs mondiaux d’une gamme plus large de technologies de fabrication. Mais la capacité de l’Iran à acquérir cette technologie est limitée, car les sociétés multinationales chinoises se méfient autant des sanctions secondaires américaines que des sanctions européennes. Ainsi, ce qui ressemble à une substitution aux importations reflète néanmoins une dépendance considérable à l’égard des importations.
Deuxièmement, la substitution des importations est « technologiquement régressive », pour reprendre un terme de Branko Milanovic. Les entreprises manufacturières iraniennes se sont adaptées aux sanctions et ont maintenu leur production, mais les biens qu’elles produisent sont basés sur des technologies obsolètes. Les usines iraniennes produisent des voitures peu sûres, des réfrigérateurs inefficaces et des téléviseurs à faible résolution. Même les armes que l’Iran exporte aujourd’hui — sources de grande fierté pour l’élite militaire iranienne — se caractérisent par l’adaptation créative et meurtrière de technologies largement disponibles. L’exemple des drones Shahed est frappant : c’est précisément leur manque de sophistication qui constitue nu argument de vente. Contrairement aux drones turcs Bayraktar, les Shahed iraniens sont bon marché et faciles à produire en masse.
La leçon à tirer ici, qu’il s’agisse d’automobiles ou de drones, est que les chiffres de production ne rendent pas compte de la réalité selon laquelle l’Iran est à la traîne par rapport à ses pairs en termes de qualité et de sophistication de sa production industrielle — même si l’ampleur de sa production a été soutenue.
Enfin, même si les entreprises manufacturières iraniennes ont bénéficié du fait que l’Iran dispose d’un vaste marché intérieur, la résilience atteindra ses limites. La dynamique de la dévaluation de la monnaie signifie que le choc de demande provoqué par les sanctions se matérialise plus lentement que le choc d’offre : les prix à la production augmentent plus vite que la baisse du pouvoir d’achat. Cela permet aux entreprises de répercuter la hausse des coûts des intrants pour protéger leurs marges et conduit à une sorte d’inflation des vendeurs, rendue possible par le fait que, dans de nombreux sous-secteurs, il existe une forte concentration parmi les fabricants iraniens. En d’autres termes, les entreprises répercutent le coût des sanctions sur les ménages. Intrinsèquement, les perspectives de croissance intérieure diminuent, en particulier pour les petites entreprises qui n’ont pas la possibilité de conquérir davantage de parts de marché.
À leur tour, les entreprises manufacturières ont cherché à profiter de la forte dévaluation de la monnaie iranienne en raison des sanctions pour cibler les opportunités d’exportation sur les marchés régionaux. Gagner des devises fortes à l’étranger est devenu une voie vers une rentabilité significative et les fabricants iraniens les plus prospères sont ceux qui ont augmenté leurs ventes sur des marchés comme l’Irak, à savoir les entreprises de biens de consommation courante. De cette manière, le secteur manufacturier a résisté aux anticipations qui le voyaient se replier sur lui-même. Les dirigeants d’entreprises pensent constamment aux importations d’intrants et à l’exportation de marchandises et, à tout moment, les sanctions se sont révélées être un obstacle important.
Comment les Iraniens, y compris les élites politiques et économiques, perçoivent la politique européenne après le retrait du JCPoA ? Existe-t-il encore des opportunités commerciales pour les entreprises européennes en Iran ?
Les chefs d’entreprise du secteur privé iranien restent parfaitement conscients des coûts d’opportunité auxquels ils sont confrontés en raison des sanctions. Alors que de nombreuses entreprises du secteur privé ont trouvé un nouvel équilibre, les entreprises iraniennes ne bénéficient pas des opportunités dont bénéficient leurs homologues régionaux et internationaux. Ils n’ont pas accès à la technologie, aux capitaux et aux partenariats stratégiques — notamment européens — nécessaires pour rivaliser au-delà des frontières iraniennes. Mais les chefs d’entreprise iraniens formulent également des reproches à l’égard de leurs homologues européens. Ils estiment que l’Europe a capitulé face aux sanctions secondaires américaines. Alors que les responsables européens avaient promis de défendre le commerce avec l’Iran après le retrait de l’administration Trump de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, la plupart des entreprises européennes ont rapidement rompu leurs liens avec l’Iran.
D’un côté, les chefs d’entreprise iraniens comprennent que les entreprises européennes ne peuvent pas faire fi des sanctions américaines. Mais d’un autre côté, tout cet épisode a contribué à renforcer l’impression d’une impuissance européenne en Iran, tant au sein du monde des affaires que des cercles politiques.
Malgré tout, l’élite économique iranienne, qui manque d’alternatives, reste désireuse de reprendre ses relations avec les fournisseurs, clients et investisseurs européens et continue de pousser le gouvernement iranien à reconnaître que l’économie iranienne ne peut pas prospérer sous les sanctions. Mais il y a un problème plus profond : les entreprises européennes ne souhaitent plus investir en Iran. La tendance à la réduction des risques qui a émergé après l’invasion russe de l’Ukraine a aggravé le sentiment — apparu après le retrait de Trump de l’accord nucléaire — selon lequel le risque géopolitique est dimension inhérente au marché iranien. Pour cette raison, même dans le cas où un accord diplomatique mènerait à la levée des sanctions secondaires américaines, la plupart des entreprises européennes actives en Iran entre 2016 et 2018 refuseraient d’y revenir — et les entreprises actives dans ces années-là n’étaient déjà qu’une fraction des entreprises qui travaillaient en Iran jusqu’au choc des sanctions de 2012.
En d’autres termes, quelles que soient les opportunités qui subsistent dans le pays — et il en reste beaucoup : c’est un marché vaste et dynamique, avec une position géographique enviable, un capital humain d’excellente qualitéé et une base industrielle solide — les entreprises européennes ne percevront que les risques. C’est une prise de conscience inquiétante, non seulement pour la question du développement économique de l’Iran à long terme, mais aussi parce que cela a une incidence directe sur la probabilité d’une solution diplomatique à l’impasse actuelle concernant le programme nucléaire iranien. Si la concession cruciale faite à l’Iran dans l’accord nucléaire — commerce et investissements européens — n’est plus sur la table, pourquoi l’Iran ferait-il des concessions de son côté ? Le recours excessif aux sanctions a modifié la vision globale des entreprises occidentales, rendant la diplomatie occidentale moins crédible. Aujourd’hui, la crise diplomatique avec l’Iran semble plus insoluble que jamais. Il faut néanmoins rester optimiste. Cela dit, s’il existe des voies pour sortir de cette crise, elles ne passeront peut-être pas par l’Europe.