Pascal Lamy, L’anthropologie d’un moment
Pâques : encore une grande fête commune aux Européens, comme Noël.
Un emboîtement entre un moment précis du cycle des saisons déterminé par la géographie de notre continent et l’histoire de nos traditions religieuses. Pour faire bref : la renaissance printanière et la résurrection du Christ ; la Pâque juive de la Bible et le moment où les brebis agnèlent. La ponte des œufs qui repart mais dont le carême aura repoussé la consommation. Une manière spécifique, la nôtre, d’articulation entre la nature et la culture.
Une semblance de plus au-delà de nos différences — diront les anthropologues de l’Europe en quête de signes d’appartenance.
Pierre Charbonnier, Le retour du séculaire
Comment fêter Pâques lorsque la sécularisation a fait son travail et qu’il ne reste rien de la liturgie chrétienne, lorsque la modernisation a quasiment éliminé les dernières traces du folklore local ? Quelques œufs dans le jardin, une journée costumée à l’école ? À peine.
C’est la question qui se posait implicitement au sein de ma famille, qui même si elle avait subi la dépolitisation des années 1980, était assez marquée par le communisme pour se montrer méfiante à l’égard des grands rites traditionnels.
Ce qui restait, pour nous, c’était sans que nous le sachions une façon bien à nous de fêter l’arrivée du printemps. Nous sommes en Franche-Comté, aux alentours de Vesoul. La ville, dont tout le monde connaît le nom sans presque jamais savoir la situer, s’était auparavant développée grâce à l’industrie automobile, et l’installation du centre de production des pièces détachées de Peugeot dans les années 1960. A côté des immenses usines qui formaient une mer de tôle, un lac, creusé lors de la construction de ces équipements. Au bord de ce lac, le village où j’habitais. Et en contre-haut de ce lac, un coteau de calcaire en partie livré à la forêt, pompeusement appelé « camp de César », et sur lequel mes parents avaient acheté un petit verger.
C’est la caractéristique historique et géographique frappante de la région : à la fois l’une des plus industrialisées de France, c’est aussi l’une des plus boisées, l’une des plus sauvages. En Franche-Comté, le partage entre nature et histoire n’est pas net : la culture ouvrière et les sorties en forêt ne s’opposent pas l’une à l’autre. Enfant, je jouais autant dans les ferrailles et les engins abandonnés que dans les bois et les marais.
Nous allions donc en famille au moment de l’arrivée du printemps pour entretenir les arbres fruitiers, bricoler les nids pour oiseaux, mettre un coup de faux sur les ronces. Pour nous, Pâques était avant tout défini par ce rythme des saisons. Il n’y avait chez nous aucun attachement mythique à l’auto-subsistance, c’était bien avant l’enracinement social de l’écologisme. Il n’y avait pas de contradiction, apparemment, entre ce minuscule éden du samedi et la bouffe industrielle. Depuis ce verger, le paysage mixte s’étendait devant nous : le lac et les marécages environnants, le village construit à ses abords où cohabitaient le petit centre ancien, la zone pavillonnaire naissante où l’on vivait, le quartier populaire d’où mes parents avaient pu s’extirper quelques années auparavant, et à peine plus loin, les usines. Après le folklore et la religion, le retour à la nature ? Pas vraiment, puisque justement on voyait mieux que nulle part ailleurs combien l’artifice et la nature, loin de s’opposer, se complètent.
David Lammy, Le Gospel et les cerfs-volants : « Were You There, When They Crucified My Lord »
Quand je repense à mon enfance, nous allons toujours à l’église. Ma famille descend vers St. Philip’s à Tottenham. Ma mère nous dit de nous dépêcher sinon nous serions en retard. Les visages familiers dehors, avant que nous ne nous entassions tous dans la petite église anglo-catholique pour chanter et prier : des Noirs et des Blancs, des visages qui viennent du monde entier. Des décennies plus tard, je les vois encore dans leurs habits du dimanche.
À cette époque de l’année, lorsque ma famille commence à se préparer pour Pâques, ces premiers souvenirs sont particulièrement intenses : du mystère du dimanche des Rameaux à l’humilité pure et simple du lavement des pieds. En tant que petit garçon, les robes et l’encens de ce jour spécial me fascinaient. Ma famille donnait une dimension caribéenne particulière à tout cela. Nous allions ensuite au parc, où mes parents nous emmenaient faire voler des cerfs-volants, comme ils le faisaient en Guyana dans leur enfance. Je m’émerveillais devant les couleurs vives qui traversaient le ciel, avant de rentrer à la maison, où nous mangions du poisson.
Le chant et la prière ont toujours été au cœur de ma vie. J’ai été choriste, d’abord à St. Philip’s, puis, lorsque je suis allée à l’internat, à la cathédrale de Peterborough. Il m’arrive parfois, lorsque je siège au Parlement d’avoir en tête l’air et les paroles d’un spiritual afro-américain, le genre de chanson chantée par mes ancêtres africains réduits en esclavage dans les Caraïbes — comme « Were You There, When They Crucified My Lord » — me viennent soudain à l’esprit et m’emplissent entièrement pendant quelques secondes.
J’ai eu le privilège d’être député de Tottenham, la région où j’ai grandi, pendant près de vingt-quatre ans. Au fil des saisons de ma vie, je l’ai vu changer et il n’y a rien que j’aime plus que cette période de l’année, lorsque Pessah, le Ramadan et Pâques sont célébrés, que mes amis m’invitent dans toutes les synagogues, mosquées et églises, et que l’air est plein de récits, d’espoir et de renaissance. C’est pourquoi, lorsque l’hiver commence à disparaître, je me surprends toujours à fredonner de vieux hymnes et à me réjouir à l’idée de faire voler des cerfs-volants.
Galyna Dranenko, En Ukraine, la rencontre des paniers de Pâques
Velykden’ ou le Grand-jour, est la fête des fêtes en Ukraine. On y procède au rituel de la bénédiction des paniers de Pâques, très tôt le matin. On les compose soigneusement et on les porte à l’église, que l’on soit croyant ou non-croyant. Aujourd’hui, plus que jamais, les Ukrainiennes et les Ukrainiens tiennent à participer à cette « rencontre » des paniers, symboles de vie et de victoire sur les ténèbres.
Même si, en Ukraine, le contenu des paniers de Pâques et leur symbolique diffèrent d’une région à l’autre, il y a des invariants. C’est tout d’abord une brioche ronde, la paska, qui trône au milieu du panier. Elle symbolise le soleil et la douceur de la vie. Autour d’elle, sont disposés d’autres aliments. En particulier, comme dans de nombreux pays, des œufs, symboles de l’origine du monde ; ceux-ci sont peints et nommés en Ukraine les pyssanka. Ils sont ornés d’une fine dentelle peinte ou gravée sur leur coquille qui, au-delà de sa fonction d’ornementation, constitue un véritable langage. En effet, chaque œuf raconte une histoire qui varie selon les régions. Ces œufs sont considérés non seulement comme des objets ethnographiques, mais aussi comme de réelles œuvres d’art, si bien qu’un musée leur est consacré, la Pyssanka, qui se trouve à Kolomya, ville de Galicie si chère à Sacher-Masoch.
De retour à la maison, on dispose sur une assiette de Pâques les aliments bénis. On commence le repas par les œufs qu’on saupoudre de racine de raifort râpée et de sel, éléments du panier qui sont censés chasser les mauvais esprits. Ensuite, on déguste de la charcuterie avec des tartines de brioche beurrées accompagnées de pousses d’ail qu’on croque à belles dents. Ces aliments symbolisent l’abondance et la fécondité. Mais ce n’est là qu’une entrée du repas du Grand-jour. Car ensuite viennent des varenytchky, des halouchetchky de froment, des pampochetchky, des tovtchenyky, pour reprendre les mots délicieux que Nicolas Gogol nous sert dans ses récits ukrainiens…
Olivier Vallée, Matoutou : la Pâques noire est amphibie
Valcaco, l’association des producteurs de cacao de Martinique a obtenu le « prix du meilleur cacao au monde ». Le verdict est tombé jeudi 8 février 2024 au salon du chocolat à Amsterdam. Cela au moment où le cours du cacao atteint pour Pâques les 10 000 euros la tonne. Cette précieuse matière donne en Occident le chocolat métamorphosé pour célébrer la résurrection sous forme de cloches, de poissons ou d’œufs. Les Caraïbes, après des siècles d’esclavage et de colonisation, ne sacrifient pas à la démesure pascale du vieux continent où l’agneau et la cabosse sont sacrifiés.
La fête créole enchâssée dans le christianisme adopté et rigoureux inverse les codes de la Pâque blanche des Européens. Une révolution silencieuse renvoyant au « Sel Noir » d’Édouard Glissant qui produit un réagencement profond de l’usage du sel ? Le mercredi des cendres est une charnière entre le carnaval et le début du carême. Le carnaval, ce festival de la consommation de viande en Europe, dans l’univers créole amorce la transition vers la passion du Christ. En Guyane par exemple, l’arrêté du 22 janvier 1885 stipulait : « Le mercredi des cendres, aucune personne masquée, déguisée ou travestie, ne pourra se montrer sur la voie publique après sept heures du soir. » La fête de la chair a déjà eu lieu quand on enterre le roi Vaval. Le carême s’avère alors un temps de jeûne et de restriction alimentaire mais surtout une ascèse sensuelle et sexuelle après les bals, les biguines et les travestissements. Le vendredi saint est l’apothéose de cette retraite dans la maison et la muette prière et, à partir du samedi glorieux 1, les joies du tambour et du rythme l’emportent.
Chasse au Matoutou
Dimanche ou lundi de Pâques, la rupture symbolique d’avec l’épreuve des 40 jours, passe par le « matoutou ». Difficile à traduire. Mais l’origine plonge dans les racines caraïbes. D’abord Matété, pour les premiers habitants Caraïbes, on désigne ainsi un plat de farine de manioc mélangée à du sirop. De nos jours ce terme est employé pour un plat créole de riz cuit avec des crabes de terre. Convertis de force au catholicisme 2, les esclaves subissaient durant le carême un régime encore plus rigoureux que leur ordinaire. Interdits de posséder tout bétail, ils devaient, durant le jeune pascal, pour les protéines, se nourrir de crabes de terre 3. Ceux-ci conservés dans de la vase humide pouvaient être absorbés le jour de Pâques dans une sorte de potlach. Le souvenir de cette histoire de résistance subsiste et le matoutou n’est pas encore évincé par l’agneau importé ou le chocolat industriel des géants agroalimentaires. Les crabes sont brossés, nettoyés, purifiés. Ils ont peu de chair, que l’on appelle là-bas « graisse ». La cueillette des ingrédients essentiels se fait à présent au marché. Rentrent dans la macération et la préparation : délicieux citrons verts encore moelleux quand on les presse, bois d’inde, poivre, piment, farine de manioc, poudre de Colombo, etc.
Après la marinade des crabes qui peut durer une nuit, selon les pratiques des marmites, ils sont brisés pour être cuits dans un court bouillon où l’on retrouve les éléments de la macération. Selon les écoles, les crabes cuisant avec le riz vont l’infuser. C’est un bonheur car les malhabiles face au crustacée carapaçonné pourront manger quelque chose, surtout s’ils ont sacrifié aux décollages préalables (verre de rhum avec du citron vert et du sucre). D’autres veulent un riz blanc servi à part du matoutou lui-même, qu’ils vont dépiauter pour extraire la chair dissimulée dans les pinces. Il faut de la dextérité et de la mesure d’autant plus que la célébration de ce plat à la plage, en bord de rivière ou au camping.
Du crabe au cancer
Le matoutou semble une traînée de l’histoire gémellaire de la religion et de la ressource alimentaire. Il participe de l’art de la mangrove 4, ce monde où terre et mer s’étreignent, lisière qui échappe à la frontière, lieu élémentaire et intermédiaire. Les ravages de l’insecticide Chlordécone déversé dans l’eau avec l’accord de l’État français découragent beaucoup de cette consommation ancestrale du crabe. En dépit d’une interdiction aux Etats-Unis dès 1977, le Chlordécone, pesticide organochloré de première génération, est autorisé en France jusqu’en 1993, par dérogation pour les seules Antilles, afin de lutter contre le charançon du bananier. Sa persistance et son accumulation dans l’organisme (comme dans les sols) seraient plus néfastes pour l’être humain que le Glyphosate…Aujourd’hui, plus de 9 Antillais sur 10 présentent des traces de Chlordécone dans le sang et c’est en Martinique que l’on constate le taux le plus élevé au monde de cancers de la prostate…
Lea Ypi, En Albanie, à Londres ou à Vienne : cujus regio, ejus Pascha
Ma grand-mère maternelle, qui était musulmane pratiquante, avait l’habitude de dire : « Dieu est Un mais il parle toutes les langues ». Lorsqu’elle rendait visite à sa fille dans un petit village du nord de l’Italie, elle allait prier Allah à l’église et s’était liée d’amitié avec le prêtre local.
Nos fêtes de Pâques en famille ont un peu le même esprit.
La date coïncide en général avec les vacances scolaires des enfants et la façon dont nous célébrons dépend de l’endroit où nous nous trouvons. Si nous sommes chez ma mère en Albanie, et que cela coïncide avec le Ramadan, nous prendrons l’iftar avec ma famille et nous attendrons avec impatience l’ashure ou l’hasude — des desserts que je n’ai pas encore pu trouver à Londres. Si nous sommes à Londres, avec la grand-mère galloise, nous prendrons généralement un déjeuner typiquement britannique : agneau rôti, sauce à la menthe et légumes — suivi de jeux de société. Si nous sommes ailleurs — comme cette année en Autriche — nous allons généralement au restaurant. Et nous mangeons tout ce qui est proposé.
Le principe général est donc cujus regio, ejus Pascha. Mais nous emportons toujours du chocolat avec nous et nous commençons la journée par une chasse aux œufs. Cela signifie que la seule exigence universelle, non négociable et culturellement inflexible est de consommer beaucoup, beaucoup de chocolat !
Alessandro Aresu, Su Porceddu à la broche en Sardaigne
En Sardaigne, Pâques s’appelle Pasqua Grande (Pasca Manna), une fête plus importante que Noël, qui est plutôt une petite Pâques (Paschixedda). Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre tradition de la fête n’est pas végane. En général, pour la Pasca Manna, nous mangeons des chèvres, mais cette année, nous préparerons un porcelet, su porceddu, un symbole identitaire et une icône du marketing sarde, auquel le sémiologue Franciscu Sedda a consacré un livre séminal intitulé Su Porceddu : Storia di un piatto, racconto di un popolo.
Pour les Sardes, le porcelet doit toujours avoir une origine. Non pas un tampon bureaucratique ou un label gastronomique, dont nous ne nous soucions absolument pas : le point essentiel est que la bête doit provenir d’un village déterminé, et de personnes en qui nous avons pleine confiance.
Donc, soit vous le savez parce que vous l’avez nourri, soit vous devez connaître les personnes qui l’ont nourri. Le porcelet que nous allons manger cette année est une femelle – les anciens recommandent que le porceddu soit toujours une femelle – qui a grandi et vécu à Genuri dans un village d’un peu moins de 300 habitants.
En grandissant, j’ai appris à embrocher et à préparer le porceddu tout seul : c’est une aventure qui demande plusieurs heures pendant lesquelles on se laisse porter par un flux de pensées où les semiconducteurs d’ASML, la guerre des capitalismes politiques et les choses de la vie s’enchevêtrent, tout en alimentant le feu et en transpirant, surtout en été, devant le feu. Mon père, âgé de quatre-vingts ans, reste évidemment bien plus compétent que moi : il a des centaines de bêtes d’expérience. Peut-être même des milliers. La cuisson du porceddu, comme le veut la tradition, s’achève par un stiddiando, c’est-à-dire une coulée de lard pur et brûlant sur sa surface, pour la rendre plus croustillante de manière uniforme. La notion d’innovation, du moins dans ces instants, n’existe pas et n’existera jamais, jusqu’à ce que le dernier porcelet laboure la terre sarde.
Eugeniu Popescu, Des centaines d’œufs durs en Roumanie : « Hristos a Înviat » !
Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays d’Europe occidentale, Pâques est en Roumanie une fête religieuse plus importante que Noël, résistant encore en partie à la force de la sécularisation.
L’Église orthodoxe roumaine est autocéphale (ce qui signifie qu’elle jouit d’une indépendance totale), riche (elle ne paye presque pas d’impôt) et particulièrement puissante : elle se situe juste après l’Église russe par le nombre de fidèles. Peut-être même plus qu’en Russie, elle a prospéré après l’effondrement du communisme. Selon plusieurs études, on compterait plus de prêtres, moines et salariés de l’Église que de personnel hospitalier en Roumanie.
Les orthodoxes se préparent en jeûnant pendant six semaines. Souvent d’une manière très stricte : pas de viande ou de graisse animale, pas de lait, pas d’œuf. Le grand carême (Postul Mare) est un moment d’anémie généralisé.
Des millions de Roumains assistent à la messe entre le samedi et le dimanche de Pâques qui se déroule cette année le 5 mai. Juste avant minuit toutes les lumières de l’église sont éteintes. À minuit, le pope sort de l’autel par les Saintes Portes. Il tient une bougie allumée et « partage la lumière » avec l’assemblée 5. Chaque membre allume alors la bougie de la personne suivante, jusqu’à ce que toutes les bougies brûlent intensément. Ce symbole de la résurrection où la lumière dissipe les ténèbres de la mort est particulièrement marquant. Son aspect mystérieux et initiatique avait frappé le plus grand et bizarre intellectuel roumain du XXe siècle, Mircea Eliade. Tenant leurs cierges, l’assemblée sort de l’église et fait trois fois le tour, en suivant le pope.
Après la messe de minuit, une tradition extrêmement diffuse veut que l’on frappe des œufs durs à Pâques. Dans la semaine qui précède Pâques, beaucoup de Roumains peignent et décorent des œufs durs. Pendant que les deux œufs sont frappés l’un contre l’autre, une personne dit « le Christ est ressuscité » (Hristos a Înviat !), ce à quoi l’autre personne répond « en effet, il est ressuscité » (Adevarat a Înviat !). La personne qui réussit à casser l’œuf de l’autre personne des deux côtés est considérée comme gagnante.
Le choc des protéines ne doit pas être sous-estimé. Après avoir jeûné pendant six semaines, il ne peut y avoir de Pâques orthodoxe en Roumanie sans avaler des dizaines, parfois des centaines d’œufs en seulement quelques jours.
Andrea Marcolongo, Les trois Pâques et la première baignade de l’année
Pasqua, Pâques, Semana Santa : trois pays, trois langues et trois traditions qui m’accompagnent dans cette fête de la renaissance.
De l’Italie, mon pays natal, je me souviens des cloches festives des dimanches de printemps, d’une beauté qui semblait exagérée lorsque j’y vivais et qui, maintenant que je suis loin, me semble touchante.
Je me souviens de la première baignade de l’année, le lundi de Pâques, du vent et de la pluie, conformément au dicton selon lequel il pleut toujours à Pâques en Italie.
Je me souviens surtout de mon enfance, des pique-niques improvisés avec mes parents, de la colombe sur la table et des œufs durs peints à la main dans une fête qui ressemblait à une promesse tenue — celle de l’été à venir.
Pour les Pâques françaises, dans mon pays d’élection, je célèbre d’abord le ciel de Paris — enfin bleu ou presque après des mois de froid et de grisaille.
Si par le passé la Bretagne était la région dont je choyais et choisissais les horizons, depuis cette année, cette fête, la première avec ma fille, est à réinventer. Je n’ai préparé qu’un œuf en chocolat à cacher, une colombe italienne, la madeleine de mes origines, un livre (La Langue Maternelle de Vassilis Alexakis) à relire pour ce que j’espère être avant tout un jour de paix et de silence dans la ville.
Enfin, la Semana Santa, ce paroxysme de couleurs, de fleurs, de foi et de passions propre au pays de mon mari, l’Espagne. Bien que je sois moi aussi originaire d’un pays catholique, les processions espagnoles m’ont surprise par leur intensité, leur affluence et la présence du passé en leur sein. À Paris, la Pâque espagnole aura pour nous la saveur des torrijas, un gâteau typique de la Semaine sainte semblable au pain perdu, que nous préparerons à la maison avec une baguette qui aura le goût de l’Andalousie.
Cristina Narbona, Torrijas
En Espagne, Pâques n’est célébré que dans certaines régions méditerranéennes (Catalogne, Valence, Baléares…), où les traditions culinaires sont nombreuses et où, contrairement au reste du pays, le lundi de Pâques est un jour férié.
De mon enfance à Madrid, je me souviens donc des processions de Pâques (au cours desquelles il était de coutume de manger du chocolat avec des churros)… mais rien qui ne soit lié à Pâques.
À partir de l’âge de douze ans, j’ai vécu en Italie, où j’ai découvert que Pâques était une fête importante, où l’on s’envoyait des vœux comme à Noël, où l’on mangeait de gros œufs en chocolat avec des surprises à l’intérieur, et la délicieuse « colombe »…
Aujourd’hui, la coutume (d’origine andalouse) de manger des torrijas pendant toute la semaine sainte, y compris le lundi de Pâques, s’est répandue dans toute l’Espagne. La torrija est une tranche de pain trempée pendant plusieurs heures dans du lait (ou du vin blanc), puis trempée dans un œuf et frite dans de l’huile d’olive très chaude ; on y ajoute du sucre ou du miel, et c’est délicieux !
Tomasz Rozycki (lauréat du Prix Grand Continent 2023), En Pologne, l’œuf règne en maître
J’ai grandi en ville, dans une famille qui n’est pas fidèle aux coutumes catholiques. Mais plusieurs traditions de Pâques restent importantes et donnent à cette période son caractère festif. La fête est célébrée à la maison, autour d’une table familiale partagée — la vaisselle y a donc naturellement son importance. On prépare d’abord un panier festif en osier, qui doit être consacré à l’église le samedi de Pâques. Il est décoré de branches vertes de myrte ou de buis, garni d’une serviette en lin, sur laquelle sont placés un agneau en sucre, un gâteau de fête à la levure, du sel, du raifort, des saucisses et des œufs, qu’on a peint spécialement pour l’occasion.
Le repas le plus important est le petit-déjeuner du dimanche de Pâques, qui commence par le partage d’un œuf à la coque avec tous les membres de la famille en disant « Christ est ressuscité » (Chrystus zmartwychwstał) et en se souhaitant bonne chance. Les plats sont peu nombreux, l’œuf règne en maître avec la salade de légumes à la mayonnaise, que nous préparons tous la veille dans la cuisine. J’attends avec impatience les bettes à carde au raifort et les harengs variés — je me souviens aussi de la gelée de pattes de mon enfance, mais ce plat n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Les enfants aiment les gâteaux et les desserts : mazurka (gâteau de Pâques) et gâteau au fromage froid. Pour être honnête, ce sont les harengs et ce dernier dessert que j’attends avec le plus d’impatience.
Le lundi de Pâques, la coutume veut qu’on se jette de l’eau les uns sur les autres (« Śmigus- dyngus »). Lorsque j’étais enfant, tout le quartier me semblait dans un état de pure folie. Aujourd’hui généralement, c’est l’occasion de faire une farce à ses proches.
Yves Le Pestipon, À Toulouse, la Pâques des Passages
Pâques, pour moi, n’est guère. Ce n’est pas que je ne sache, depuis mon enfance, son importance, mais j’ignorais jusqu’à hier que Pâques tombait ce dimanche, et je découvre que son lundi tombe cette année, un 1er avril, ce qui m’amuse tant les œufs, les cloches, les omelettes, et l’agneau font farce avec les poissons. Certes, j’ai sur mon bureau, comme à l’ordinaire, un exemplaire du premier roman de Giscard : Le Passage. J’en ai encore lu quelques lignes de ce livre essentiel que je relis et étudie sans cesse…
Je n’ignore pas que Pâques, par Pessa’h, signifie « Passage », que les Hébreux ont traversé la Mer Rouge. J’ai vu, à ma supérette, des monceaux de chocolats. Le temps passe. Mes mémoires sont de plus en plus pleines et trouées. Les vacances de Pâques d’autrefois sont remplacées par celles de Printemps, avec tant de « Printemps », des poètes, de la danse, du rire, tandis que tombent des bombes en maints lieux, ainsi que les chiffres de déficits, et des masques.
Ce vendredi, une fois de plus, le Christ est mort. Par milliers, des internautes posteront des poèmes. Des gens likeront. On likera surtout des plats, des filles, des bons mots, des chats, des chiens — mais moins.
Ma mère qui a 95 ans, et pas Facebook, voudrait que nous fassions un repas de Pâques, mais elle ne souvient plus de la date. C’est pour cela que je l’ai cherchée hier matin sur mon téléphone. Ma mère tient à ce repas pour la famille, et les formes, mais je n’ai pas envie d’agneau. Je veux marcher loin des murs. J’ai dû m’introduire, hier soir, vers vingt heures, parce qu’il faisait froid, dans l’église de la Daurade, au bord de la Garonne, qui était ouverte. Il y avait des centaines de jeunes étudiants dedans. Les garçons avaient les cheveux courts. Les filles, les cheveux beaucoup plus longs. Seul le prêtre, me semble-t-il, était noir. Je n’ai pas deviné ce qu’ils faisaient là, si nombreux. J’ai compris plus tard en retrouvant des amis de gauche après un documentaire — Homo animalis — à la Cinémathèque. Je n’avais pas vu le film. J’en parlais quand même. Une Ukrainienne me raconta les bombardements du jour sur Kiev. « Joyeuses Pâques » me dit-elle. Passons.
Máriam Martínez-Bascuñán, La soupe à l’ail du carême
Peu de fêtes religieuses — si tant est qu’il y en ait qui ne le soient pas — sont aussi associées à la nourriture que Pâques.
Ma mère n’aimait pas Noël, mais elle célébrait Pâques avec ardeur dans la cuisine, entraînant le reste d’entre nous, même si nous ne partagions pas cette ardeur. Peut-être que son caractère de la Mancha s’accordait mieux avec une fête comme Pâques, moins encline aux excès et aux extravagances de Noël. En grandissant, j’ai construit ma propre fête de Noël, tandis que j’ai intégré Pâques automatiquement, par héritage maternel. Par fête, j’entends la nourriture, bien sûr.
Les plats de Pâques sont également plus classiques et tournent bien sûr autour de la morue. Ma mère avait l’habitude de préparer un ragoût de morue le vendredi saint, parce qu’on ne pouvait pas manger de viande — ce qui m’horripilait. Je le vivais comme une imposition religieuse absurde alors que personne à la maison n’était pratiquant. Ma mère avait l’habitude de dire qu’elle était une croyante non pratiquante, et je pensais qu’avec ce régime, elle forçait le reste d’entre nous à être des non-croyants pratiquants. Avec le temps, j’ai appris à l’apprécier, même si j’avoue que je ne sais pas bien le préparer. Je l’aime parce que c’est un plat humble — poireaux, tomates, oignons, poivrons, épinards, œufs, pois chiches et, bien sûr, morue. Au moins, avec le potage, on sortait de la soupe à l’ail du carême, un délicieux bouillon préparé avec du pain, de l’œuf, du paprika, de l’huile d’olive et du sel. Si la Castille était un plat, ce serait sans doute la soupe à l’ail. Mais ces quelques paragraphes sont trop peu pour m’étendre sur le sujet.
Ce qui est amusant, c’est que, bien que le jour où l’on mange vraiment beaucoup soit le dimanche de Pâques, avec un bel agneau rôti qui rompt définitivement le jeûne du carême, je préfère maintenant ce régime de carême si essentiel — si peu extravagant, si simple et basique. Peut-être ai-je vieilli — ou peut-être suis-je simplement devenue plus castillane.
Jaroslaw Kuisz, Pâques, la modernité, l’écologie : la fête des expérimentations
En 2024, c’est toute une époque de changements politiques qui se reflète sur l’assiette de Pâques en Pologne. Pendant mon enfance à l’époque communiste, la famille catholique était une source de résistance politique à l’URSS. En même temps, c’était une forme d’expérience du monde. Les fêtes de famille étaient donc incroyablement intenses. Malgré les difficultés économiques des années 1980, on se procurait de la nourriture, en particulier de la viande rationnée. Des repas abondants étaient préparés, presque comme une forme de défense nationale. On allait à l’église ensemble.
Et voilà, après 30 ans d’indépendance, les produits végétariens sont dans l’assiette. De nombreux membres de la nouvelle génération, qui ne se souviennent pas de l’époque communiste et de la pénurie de viande, ne veulent plus en manger du tout. Ils préfèrent les plats sains et bios. Ils n’hésitent pas à proposer de nouveaux plats.
Au XXIe siècle, la Pologne est l’une des sociétés qui se sécularisent le plus rapidement au monde. La plupart des jeunes ne se retrouvent pas dans les cérémonies religieuses. Ils n’ont pas envie de se marier à l’église. Dans le même temps, les jeunes Polonais ne veulent pas renoncer à leurs vacances en famille. Les athées et les personnes profondément religieuses se côtoient. Comment concilier tout cela ?
Du coup, depuis plusieurs années, la fête de Pâques est pleine de surprises. On cherche de nouvelles formes de convivialité : plus individualisées, moins religieuses, tenant compte de l’écologie et d’un mode de vie sain. Cette expérimentation sociale dans les foyers a fait des fêtes un terrain de surprises. En 2024, on attend avec impatience les fêtes de Pâques en famille, mais d’une manière totalement différente d’il y a 35 ans. Pâques se poursuit — comme un moment unique d’expérimentation dans les foyers…
Sources
- En ce cœur fut la gloire, les orées, le sable noir
En ce cœur le silence : affres délires bêtes sourdes.
- L’élan d’évangélisation des Français se plaisait à faire contraste à l’insouciance des Anglais et des Hollandais, leurs voisins, qui à l’ordinaire ne faisaient pas baptiser leurs esclaves. Ils paraissent avoir été assez nombreux, à la Martinique et à la Guadeloupe à pratiquer la confession et la communion, au moins à Pâques. Rochefort dit avoir vu des Noirs faire rigoureusement le carême et les autres jours de prescription. Cf. C. de Rochefort, Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique, Rotterdam, 1665.
- Ce crabe se « chasse » un mois plus tôt à l’aide d’une boîte à crabe. Pour attirer le crabe dans le piège on se sert de coco ou de mangue suspendu à un fil, des morceaux d’agrumes et/ou de sucre de canne. Les crabes sont alors nourris de pommes de terre, de carottes, de tomates et de piments avant d’être dégustés le jour de Pâques.
- Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen, DLO/PIE BWA/EN-VILLE, Collection Espaces humains, PULIM, (Presses Universitaires de Université de Limoges).
- Les orthodoxes sont particulièrement fiers de l’origine du feu. Le Saint Feu (Lumina Sfântă) qui éclaire les églises roumaines provient de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Bien entendu, la modernité est passée par là : comme pour les Jeux Olympiques, la flamme est transportée en avion jusqu’à Bucarest où elle est offerte aux représentants du Patriarcat roumain, puis aux délégués des métropolies, archevêchés et épiscopats, pour atteindre enfin les cathédrales et les églises du pays.