Giscard : mort d’un géant

Il faut prendre au sérieux l'artiste Giscard d'Estaing pour écouter ses « pavés disjoints ». L'hommage d'un de ses commentateurs les plus fins.

Valéry Giscard d'Estaing, Le Passage, Paris, Robert Laffont, 1999, 232 pages, ISBN 9782221078525, URL https://www.babelio.com/livres/Giscard-dEstaing-Le-passage/652764

Très peu de gens ont remarqué que Valéry Giscard d’Estaing est mort le jour anniversaire de la bataille d’Austerlitz. C’était là, pour l’auteur de La Victoire de la Grande Armée un nouveau de coup de génie. Sa chaise planera désormais dans le soleil de l’histoire.

La presse, plus ou moins unanime, commémore un « rénovateur de la société », « un des libéraux avancés qui ont contribué à sa transformation ». On salue le démocrate, l’économiste, et même la succession de ses malheurs en politique. Ce sont là des éloges convenus, sans doute nécessaires, mais qui témoignent d’un aveuglement au fondamental : Giscard fut un grand artiste, un des plus grands artistes contemporains de tous les temps. Sa mort intervient, par effet Covid, juste après la publication de son dernier roman Loin du bruit du monde. Elle le propulse lui l’immortel, dans l’éternité.

Beaucoup se souviennent de la sidération qui saisit les français, juste après sa défaite en mai 1981, lorsqu’il fit paraître à la télévision, longuement, très longuement, après qu’il eut lancé un désormais fameux « Au Revoir », une chaise vide. « La chaise de Giscard », cette performance, fascina aussitôt. Elle fit rapidement comprendre que l’entrée de Mitterrand dans le Panthéon, une rose à la main, pour aller visiter des cercueils pleins serait vite oubliée. Oser la chaise vide tandis que résonnait La Marseillaise ralentie par ses soins relevait pour Giscard d’une invention radicale, quoique nourrie d’une profonde culture théologique, esthétique, poétique. Ce fut un coup de futur dans l’art contemporain. Les connaisseurs sentirent alors que l’homme politique, brillant, allait laisser place au créateur, nécessairement incompris.

Oser la chaise vide tandis que résonnait La Marseillaise ralentie par ses soins relevait pour Giscard d’une invention radicale, quoique nourrie d’une profonde culture théologique, esthétique, poétique. Ce fut un coup de futur dans l’art contemporain.

Yves Le Pestipon

On avait goûté les prémices de cette métamorphose, avec l’accordéon, le petit-déjeuner avec des éboueurs, l’épisode du « camion du laitier », diverses actions qui indiquaient que l’artiste déjà du front du grand génie perçait le masque étroit. 

Le Passage, en 1988, laissa presque sans voix. Ce roman, unanimement condamné par la critique, raillé par les folliculaires, mais qui n’empêcha pas Giscard d’entrer à l’Académie française, devint peu à peu un objet culte pour certains de ses admirateurs. On le lut et on le relut. On se le passa. On organisa « une nuit du Passage ». Chacune de ses phrases fut, et demeure commentée, par des exégètes précis, dont l’auteur de ces lignes. Ce roman, méthodiquement raté dans chacune de ses phrases, est magistral. Nul ne résiste à la scène des rillettes. Chacun entre dans une zone incertaine de sa psyché quand il rumine cette phrase : « Rien n’égale, je crois, la majesté d‘un cerf qui débouche de la forêt ».

Ce roman inaugura ce que l’on crut longtemps devoir rester la tétralogie romanesque de Giscard, qui comporte La Princesse et le Président, La Victoire de la Grande Armée, Mathilda, un roman érotico-politique européen, un roman russo-tolstoïen napoléonien, un roman africain qui renouvelle Au coeur des ténèbres. Autant d’échecs, dont celui, savamment installé, de La Princesse et du Président, lorsque Giscard annonça qu’il n’avait pas couché avec Lady Di. Cette récurrence dans le ratage fait série. C’est un signe, parmi les plus vifs, du génie d’un artiste contemporain qui croit, contrairement à Raphaël ou à Racine, aux vertus de la boiterie, du ratage, de la disjonction. La publication de Loin du bruit du monde, quelques semaines avant le soleil d’Austerlitz, métamorphose la Tétralogie en Pentateuque.

Le Passage, en 1988, laissa presque sans voix. On le lut et on le relut. On se le passa. On organisa « une nuit du Passage ». Chacune de ses phrases fut, et demeure commentée, par des exégètes précis, dont l’auteur de ces lignes.

Yves Le Pestipon

L’œuvre de Giscard n’est pas seulement romanesque. Citons par exemple Vulcania, magnifique ratage d’une installation volcanique1. Pensons au Musée du Septennat à Estaing, où l’on admire l’accordéon. Pensons à la tombe d’Authon, qui associe support-surface, land art, et Chateaubriand. Souvenons-nous de la performance dans la cage du Panda. Les plus introduits savent comment Giscard arrêta plusieurs mois le dictionnaire de l’Académie française devant « riz cantonnais »…

Nous invitons à relire toujours Le Passage, à méditer son dernier mot, « l’Étoile ». Nous rappelons que c’est le mot qui vient régulièrement à la dernière rime des trois derniers chants de La Divine comédie. Nous ne cesserons jamais de nous souvenir que Le Passage, roman de Pâques et de Noël, roman de Natalie sans h, commence par un « discret hommage » à Maupassant, à son enterrement sans même sa mère, « qui avait délégué sa femme de chambre, pendant que le cercueil roulait sur les pavés disjoints depuis les quais de la Seine jusqu’au cimetière de Montparnasse ». Il faut entendre toujours, avec Giscard, loin du bruit des scènes, ces « pavés disjoints ».

Sources
  1. Voir ici.
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