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Calvino et Moctezuma : dialogue de fin des temps

En donnant la parole au dernier empereur aztèque, Moctezuma II, Italo Calvino livre une réflexion profonde, drôle et surprenante sur la concurrence des histoires et des temps. Une conversation impossible que nous vous offrons pour ce lundi de Pâques — à lire en attendant l’ère du serpent à plumes.

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Italo Calvino
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© Ulf Andersen/SIPA

Italo Calvino 

Votre Majesté, Votre Sainteté, Empereur, Général, excusez-moi mais je ne sais pas comment vous appeler. Je suis obligé de recourir à des termes qui ne rendent que partiellement les attributs de votre fonction. Des appellations qui, dans mon langage d’aujourd’hui, ont perdu beaucoup de leur autorité, qui sonnent comme des échos de pouvoirs disparus, tout comme votre trône, haut perché sur les hauts plateaux du Mexique, s’est évanoui. Le trône d’où vous régnâtes sur les Aztèques comme le plus auguste et le dernier de leurs souverains. 

Moctezuma, même vous appeler par votre nom m’est difficile : Motecuhzoma, c’est ainsi que votre nom semble avoir vraiment sonné, qui dans nos livres d’Européens apparaît diversement déformé en Moteczouma ou Mochtezuma. Un nom qui, selon certains auteurs, signifie « homme triste ». Vous auriez vraiment mérité ce nom, vous qui avez vu s’effondrer un empire aussi prospère et ordonné que celui des Aztèques, envahi par des êtres incompréhensibles armés d’instruments invisibles de mort.

C’est comme si, ici, des envahisseurs extraterrestres avaient soudainement débarqué dans nos villes. Mais nous, nous avons déjà imaginé ce moment de toutes les manières possibles — du moins nous le pensons. Et vous ? Quand avez-vous commencé à prendre conscience que c’était la fin d’un monde que vous étiez en train de vivre ?

Moctezuma

La fin : le jour roule vers le coucher du soleil, l’été pourrit en un automne boueux. Ainsi chaque jour, chaque été, il n’est pas certain qu’ils reviennent à chaque fois. C’est pour cela que l’homme doit s’acoquiner avec les dieux, pour que le soleil et les étoiles continuent à rouler sur les champs de maïs. Encore un jour, encore une année…

Italo Calvino

Ah ! Vous voulez dire que la fin du monde est toujours en suspens ? Que de tous les événements extraordinaires dont votre vie a été témoin, le plus extraordinaire était en fait que tout continuait — et non que tout s’effondrait ?

Moctezuma

Ce ne sont pas toujours les mêmes dieux qui règnent au ciel, ce ne sont pas toujours les mêmes empires qui perçoivent les impôts dans les villes et les campagnes. Tout au long de ma vie, j’ai honoré deux dieux, l’un présent, l’autre absent : le colibri bleu Huitzilopochtli, qui nous a menés à la guerre, nous les Aztèques, et le dieu rejeté, le serpent à plumes Quetzalcoatl, exilé au-delà de l’océan vers les terres inconnues de l’Ouest. Un jour, le dieu absent reviendrait au Mexique et se vengerait des autres dieux et des peuples qui leur étaient fidèles. Je craignais la menace qui pesait sur mon empire, le bouleversement à partir duquel s’ouvrirait l’ère du serpent à plumes. Mais en même temps, je l’attendais avec impatience, je guettais l’accomplissement de ce destin, sachant qu’il entraînerait la ruine des temples, le massacre des Aztèques. Ma mort.

Italo Calvino

Avez-vous vraiment cru que le dieu Quetzalcoatl avait débarqué à la tête des conquistadors espagnols ? Avez-vous reconnu le serpent à plumes sous le casque de fer et la barbe noire d’Hernán Cortès ?

Moctezuma

Hmm…

Italo Calvino

Pardonnez-moi Moctezuma, ce nom rouvre peut-être une blessure dans votre âme.

Moctezuma

Assez, cette histoire a été racontée trop souvent. Que ce dieu, dans notre tradition, soit représenté avec un visage pâle et barbu et qu’en voyant Cortès pâle et barbu, nous l’aurions reconnu comme le dieu… non, les choses ne sont pas si simples. Les correspondances entre les signes ne sont jamais certaines, tout doit être interprété. L’écriture transmise par nos prêtres n’est pas aussi simple que la vôtre, elle est chiffrée.

Italo Calvino

Vous voulez dire que votre écriture pictographique et la réalité pouvaient être lues de la même manière — au sens où les deux devaient être déchiffrés.

Moctezuma

Dans les figures, dans les livres sacrés, dans les bas-reliefs, dans les temples, dans les mosaïques de plumes, chaque ligne, chaque frise, chaque bande de couleur peut avoir un sens. Et dans les événements qui se déroulent, dans les faits qui se déploient sous nos yeux, chaque petit détail peut avoir un sens qui nous alerte sur les intentions des dieux. L’ondulation d’une robe, une ombre dessinée sur la poussière. Que pouvions-nous faire ? Que pouvais-je faire, moi qui avais tant étudié l’art d’interpréter les figures des temples anciens et les visions des rêves, sinon essayer d’interpréter ces nouvelles apparitions ? Non pas qu’elles leur ressemblassent, mais les questions que je pouvais me poser face à l’inexplicable que je vivais étaient les mêmes que celles que je me posais lorsque je regardais les dieux grinçant des dents sur des parchemins peints, ou gravés sur des blocs de cuivre recouverts de feuilles d’or incrustées d’émeraudes.

Italo Calvino

Mais quel était le fond de votre incertitude, ô roi Moctezuma ? Quand vous avez vu que les Espagnols ne cesseraient pas d’avancer, et que l’envoi d’ambassadeurs avec des cadeaux étincelants ne faisait qu’exciter leur avidité pour les métaux précieux. Quand vous avez vu Cortès se faire des alliés parmi les tribus qui s’impatientaient de vos tracasseries et les soulever contre vous ? Car il a massacré les tribus que vous aviez attisées et leur a tendu des embuscades.

À partir de ce moment, vous l’avez finalement accueilli comme invité dans la capitale avec tous ses soldats. Et vous l’avez laissé passer rapidement du statut d’invité à celui de maître. Vous avez accepté qu’il se proclame défenseur de votre périlleux trône et que, sous ce prétexte, il vous retienne prisonnier. Vous ne me direz pas que vous ne pouviez croire en Cortès ?

Moctezuma

Les Blancs n’étaient pas immortels, je le savais. Ils n’étaient certainement pas les dieux que nous attendions. Mais ils avaient des pouvoirs qui semblaient au-delà de l’humain, les flèches se pliaient contre leurs armures, leurs sarbacanes enflammées, ou je ne sais quelle autre diablerie, projetaient des fléchettes toujours mortelles, et pourtant, on ne pouvait pas exclure qu’il existât une supériorité de notre côté aussi, telle qu’elle aurait pu égaliser la balance. Lorsque je les ai emmenés visiter les merveilles de notre capitale, leur étonnement était si grand… Le vrai triomphe a été le nôtre ce jour-là, sur les grossiers conquérants d’outre-mer. L’un d’entre eux m’a dit qu’il n’avait jamais imaginé une telle splendeur, même en lisant ses livres d’aventures.

Cortès m’a ensuite pris en otage dans le palais où je l’avais accueilli. Non content de tous les cadeaux que je lui avais offerts, il a creusé un tunnel souterrain jusqu’aux salles du trésor et les a pillées.

Mon sort était aussi tordu et épineux qu’un cactus, mais ces mauvais soldats qui me gardaient passaient leurs journées à jouer aux dés et à tricher, à faire des bruits répugnants, à se disputer les objets en or que je leur donnais en pourboire. Je restais le roi, je le prouvais chaque jour. Je leur étais supérieur. C’est moi qui gagnais, pas eux.

Italo Calvino

Espériez-vous toujours renverser le destin ?

Moctezuma

Il y avait peut-être une bataille entre les dieux dans le ciel : entre nous une sorte d’équilibre s’était établi comme si les destins étaient suspendus. N’oubliez pas qu’à la tête des étrangers se trouvait une femme, une Mexicaine d’une tribu ennemie mais de notre propre race. Vous dites « Cortès, Cortès » et vous croyez que Malintzin Doña Marina, la Malinche, comme vous l’appelez, ne lui servait que d’interprète. Non, le cerveau, ou du moins la moitié du cerveau de Cortès, c’était elle. Il y avait deux têtes à la tête de l’expédition espagnole — le dessein de la conquête est né de l’union d’une majestueuse princesse de notre pays et d’un petit homme pâle et barbu. 

Peut-être était-ce possible, pour moi cela l’était : une nouvelle ère dans laquelle les qualités des envahisseurs me paraissaient divines et notre civilisation d’autant plus ordonnée et raffinée, peut-être serions-nous ceux qui les aspirerions avec toutes leurs armures, leurs chevaux et leurs éperons, qui s’approprierions leurs pouvoirs extraordinaires, qui ferions asseoir leurs dieux au banquet de nos dieux.

Italo Calvino

Vous vous êtes donc bercé d’illusions, Moctezuma, en refusant de voir les barreaux de votre prison. Pourtant, vous saviez qu’il existait une autre voie : le choix de résister, de combattre, de vaincre les Espagnols. C’est la voie choisie par votre neveu, qui avait ourdi un complot pour vous libérer, et que vous avez trahi. Vous avez prêté aux Espagnols ce qui restait de votre autorité pour écraser la rébellion. Or Cortès n’avait alors avec lui que quatre cents hommes isolés sur un continent inconnu, et de surcroît en conflit avec les autorités mêmes de son gouvernement d’outre-mer. C’est la flotte de l’armada espagnole, pour Cortès ou contre Cortès, se profile sur le Nouveau Continent. C’est leur intervention, l’intervention de l’Empire de Charles Quint que vous craigniez. Vous aviez déjà compris que l’équilibre des forces était écrasant. Le défi lancé à l’Europe était donc désespéré.

Moctezuma

Je savais que nous n’étions pas égaux, mais pas comme tu le dis, homme blanc. Ma diversité n’était pas mesurable. Ce n’était pas comme lorsqu’entre deux tribus sur le plateau, ou entre deux nations sur votre continent, l’une veut dominer l’autre et où c’est le courage ou la force dans le combat qui décide du sort. Pour se battre contre un ennemi, il faut se déplacer dans son propre espace, exister dans son propre temps. Nous nous scrutions dans des dimensions différentes sans nous toucher.

Lorsque je l’ai reçu pour la première fois, Cortès, violant les règles sacrées, m’a embrassé. Les prêtres et les dignitaires de ma cour se sont couverts de scandale. Mais à moi il ne m’avait pas semblé que nos corps se soient touchés. Non pas parce que ma fonction me mettait à l’abri de tout contact avec l’étranger, mais parce que nous appartenions à deux mondes qui ne s’étaient jamais rencontrés et qui ne pouvaient pas se rencontrer.

Italo Calvino

Voyez-vous, Moctezuma, c’était la première véritable rencontre de l’Europe avec les autres. Le Nouveau Monde avait été découvert par Christophe Colomb moins de trente ans auparavant. Jusqu’alors, il ne s’agissait que d’îles tropicales, de villages de huttes. Mais c’était la première expédition coloniale d’une armée de Blancs qui rencontre non pas les fameux sauvages survivants de l’âge d’or de la préhistoire, mais une civilisation complexe, riche et raffinée.

Et c’est lors de cette première rencontre que quelque chose d’irréparable s’est produit. Peut-être étiez-vous alors encore dans les temps pour extirper des têtes européennes la plante maligne qui était en train d’y germer : la croyance qu’on a le droit de détruire tout ce qui est différent, de détruire toutes les richesses du monde, de répandre sur les continents la tache uniforme d’une triste misère. Et peut-être qu’alors l’histoire du monde aurait pris un cours différent, comprenez-vous ô roi Moctezuma ? Comprenez-vous ce qu’un Européen d’aujourd’hui vous dit de Moctezuma ? Je suis venu vous interroger parce que nous vivons la fin d’une suprématie où tant d’énergies extraordinaires ont été tournées vers le mal. 

Nous savons que tout ce que nous avons pensé et fait en pensant que c’était un bien universel porte la marque d’une certaine limite. Répondez à ceux qui se sentent, comme vous, victimes, et comme vous, responsables.

Moctezuma

Vous aussi, vous parlez comme si vous lisiez un livre déjà écrit. Pour nous, au moment de l’écriture, il n’y avait que le livre de nos dieux, les prophéties qui pouvaient être lues de cent façons, tout était à déchiffrer. Chaque fait nouveau devait d’abord être inséré dans l’ordre qui soutient le monde et en dehors duquel rien n’existe. Chacun de nos gestes est une question qui attend une réponse. Et pour que chaque réponse ait une preuve contraire suffisamment sûre, j’ai dû formuler mes questions de deux manières : l’une dans un sens et l’autre dans l’autre. J’ai demandé la guerre et j’ai demandé la paix — c’est pourquoi j’étais à la tête du peuple qui résistait et qu’en même temps j’étais aux côtés de Cortès qui le soumettait cruellement.

Vous dites que nous n’avons pas combattu : mais la ville de Mexico s’est rebellée contre les Espagnols. Des pierres et des flèches pleuvaient de tous les toits. C’est alors que mes sujets m’ont tué à coups de pierres alors que Cortès m’avait envoyé pour les apaiser.

Les Espagnols reçurent des renforts, les insurgés furent massacrés, notre incomparable cité fut détruite. La réponse de ce livre que je déchiffrais était : non. C’est pourquoi, depuis, vous voyez mon ombre planer, courbée, sur ces ruines…

Italo Calvino

Mais même pour les Espagnols, vous étiez les autres, les différents, les incompréhensibles, les inimaginables. Même les Espagnols devaient vous déchiffrer.

Moctezuma

Vous vous appropriez les choses, l’ordre qui régit votre monde est celui de l’appropriation. Il vous suffisait de comprendre que nous possédions pour vous une chose digne d’appropriation plus que toute autre, et qu’elle n’était pour nous qu’une jolie matière à bijoux et à ornements : l’or. Vos yeux cherchaient l’or, l’or, toujours l’or. Vos pensées tournaient comme des vautours autour de cet unique objet de désir.

Pour nous, cependant, l’ordre du monde consistait à donner. Donner pour que les dons des dieux continuent à nous remplir, pour que le soleil continue à se lever chaque matin en s’abreuvant du sang qui coule.

Italo Calvino

Le sang, Moctezuma, je n’ai pas osé le mentionner et c’est vous qui le mentionnez, le sang des sacrifices humains…

Moctezuma

Encore, encore, pourquoi pas vous plutôt ? Comptons, faisons le compte des victimes de votre civilisation et de la nôtre.

Italo Calvino

Non, non, Moctezuma, cet argument ne tient pas la route. Vous savez que je ne suis pas ici pour justifier Cortès et les siens. Je ne vais certainement pas minimiser les crimes que notre civilisation a commis et continue de commettre. Mais c’est de votre civilisation que nous parlons maintenant. Ces jeunes hommes allongés sur l’autel, les couteaux de pierre écrasant leurs cœurs, le sang jaillissant tout autour…

Moctezuma

Et alors ? Et alors ? Les hommes de tous les temps et de tous les lieux travaillent dans un seul but : maintenir le monde ensemble pour qu’il ne s’écroule pas. Seule varie la manière. Dans nos villes, tous les lacs et les jardins, ce sacrifice de sang était aussi nécessaire que de biner la terre ou de canaliser l’eau des rivières. Dans vos villes toutes en roues et en cages, la vue du sang est horrible, je le sais, mais combien de vies supplémentaires vos engrenages écrasent-ils ?

Italo Calvino

D’accord, chaque culture doit être comprise de l’intérieur, j’ai compris Moctezuma, nous ne sommes plus à l’époque de la conquête qui a détruit vos temples et vos jardins. Je sais que votre culture était à bien des égards un modèle, mais j’aimerais également que vous reconnaissiez ses aspects monstrueux, et que les prisonniers de guerre aient dû suivre ce destin…

Moctezuma

Quel besoin aurions-nous eu, sinon, de faire la guerre ? Nos guerres étaient douces et festives — un jeu, comparées au vôtre. Mais un jeu avec un but nécessaire : déterminer à qui reviendrait le tour de s’allonger sur l’autel lors des fêtes du sacrifice et d’offrir sa poitrine au couteau d’obsidienne brandi par le grand sacrifiant. Chacun pouvait toucher ce destin pour le bien de tous. Pourquoi vos guerres ? Les raisons que vous évoquez à chaque fois sont des prétextes bassement banals : des conquêtes, de l’or…

Italo Calvino

Ou ne pas se laisser dominer par les autres, ne pas finir comme vous avec les Espagnols. Si vous aviez tué les hommes de Cortès… Je dirais même plus, écoutez bien ce que je vous dis Montezuma, si vous les aviez égorgés un par un sur l’autel du sacrifice, eh bien dans ce cas j’aurais compris. Parce que c’était votre survie en tant que peuple, en tant que continuité historique, qui était en question.

Moctezuma

Tu vois comme tu te contredis, homme blanc ? Les tuer… Je voulais faire quelque chose de plus important encore : les penser. Si je pouvais penser les Espagnols, les faire entrer dans l’ordre de mes pensées, être sûr de leur véritable essence, dieux ou démons maléfiques, peu importe, ou êtres comme nous soumis à des pouvoirs divins ou démoniaques. Bref, faire d’eux, d’inconcevables qu’ils étaient, quelque chose sur quoi la pensée pouvait s’arrêter et avoir prise. Alors, seulement, je pourrais m’en faire des alliés ou des ennemis, les reconnaître comme persécuteurs ou comme victimes.

Italo Calvino

Pour Cortès, en revanche, tout était clair, il n’avait pas ces problèmes. Il savait ce que l’Espagnol voulait…

Moctezuma

Pour lui, c’était comme pour moi — la vraie victoire qu’il cherchait à obtenir sur moi, c’était cela : me penser.

Italo Calvino

Et y est-il parvenu ?

Moctezuma

Non, il semble qu’il ait fait de moi ce qu’il voulait. Il m’a trompé plusieurs fois, il a pillé mes trésors, il s’est servi de mon testament comme d’un bouclier, il m’a envoyé à la lapidation par mes sujets. Mais il n’a pas pu m’avoir, ce que j’étais est resté hors de portée de ses pensées, inaccessible. Sa raison n’a pas réussi à envelopper ma raison dans son filet. C’est pourquoi vous revenez me trouver dans les ruines de mon empire, de vos empires. C’est pourquoi vous venez m’interroger plus de quatre siècles après ma défaite. Les vraies guerres et les vraies paix n’ont pas lieu sur terre, mais parmi les dieux.

Italo Calvino

Moctezuma, vous m’avez déjà expliqué pourquoi il vous était impossible de gagner. La guerre des dieux signifie que derrière les aventuriers de Cortès, il y avait l’idée de l’Occident, d’une histoire qui ne s’arrête pas, qui avance en englobant les autres civilisations — celles pour lesquelles l’histoire s’est arrêtée. 

Moctezuma

Toi aussi, on dirait, tu superposes tes dieux aux faits. Qu’est-ce que cette chose que tu appelles « l’histoire » ? Peut-être s’agit-il simplement d’un manque d’équilibre. Alors que là où la coexistence des hommes trouve un équilibre durable, là tu dis que l’histoire s’est arrêtée. Si avec votre histoire vous aviez réussi à vous rendre moins esclaves, vous ne viendriez pas maintenant me reprocher de ne pas vous avoir arrêté à temps. Qu’attendez-vous de moi ? Vous vous êtes rendus compte que vous ne savez plus quelle est votre histoire et vous vous demandez si elle n’aurait pas pu prendre un autre cours. Et à votre avis, aurais-je dû donner cet autre cours à l’histoire ? Comment ? En réfléchissant avec votre tête ? Vous aussi, vous avez besoin de classer sous le nom de vos dieux toutes les nouvelles choses qui troublent votre horizon et vous ne savez jamais si ce sont de vrais dieux ou des esprits maléfiques, et vous ne tardez pas à en être prisonniers. Les lois des forces matérielles vous paraissent claires, mais vous ne cessez d’attendre que se révèle derrière elles le dessein du destin du monde. Oui, c’est vrai, au début de votre XVIe siècle, le destin du monde n’était peut-être pas joué. Votre civilisation du mouvement perpétuel ne savait pas encore où elle allait — comme elle ne sait plus où elle va aujourd’hui — et nous, les civilisations de la permanence et de l’équilibre, nous pouvions encore l’intégrer dans notre harmonie. 

Italo Calvino

Il était trop tard ! C’est vous, les Aztèques, qui auriez dû débarquer près de Séville, envahir l’Estrémadure ! L’histoire a un sens qu’on ne peut pas changer ! 

Moctezuma

Un sens que tu veux lui imposer, homme blanc ! Sinon, le monde s’écroulera sous tes pieds. Moi aussi, j’avais un monde qui me retenait, un monde qui n’était pas le vôtre. Moi aussi, je voulais que le sens de tout ne soit pas perdu.

Italo Calvino

Je sais pourquoi vous vous en souciez. Parce que si le sens de votre monde était perdu, même les montagnes de crânes empilées dans les charniers des temples n’auraient plus de sens, et la pierre des autels deviendrait un banc de boucher maculé de sang humain innocent !

Moctezuma

C’est ainsi que tu regardes ton carnage aujourd’hui, homme blanc ?

Crédits
Cet entretien est la transcription de l'épisode de l'émission radiophonique Interviste impossibili diffusée sur la Rai le 6 septembre 1974.
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