La Befana arrive la nuit du 5 au 6 janvier. Elle clôt le cycle des festivités de fin d’année en Italie au moment de l’épiphanie. Les mages ne sont pas célébrés en Italie. Si leur présence est figurée dans la crèche, il n’y a pas de galette1. La Befana est campée par une vieille dame dont la laideur est une caractéristique importante. Avec ses souliers troués, ses vêtements déchirés et pourvue d’un balai pour destrier, elle évoque la sorcière. Cependant cette vieille femme apporte des cadeaux aux enfants. Elle les glisse, comme Santa, dans des chaussettes suspendues autrefois à la cheminée, aujourd’hui au sapin, au radiateur ou à la commode.

Naguère, la Befana apportait des fruits secs, des oranges aux enfants sages et des bonbons aux plus nantis d’entre eux. Les garnements étaient sanctionnés par un don de cendre et de charbon. Aujourd’hui, la Befana apporte des jouets et des friandises dont certaines ont l’apparence du charbon. Les folkloristes italiens associent la Befana à la vecchia di natale, laquelle visitait les maisonnées la nuit de Noël et non de l’épiphanie ainsi que le rappelle A. Bellio. Elle était attendue dans un vacarme de casseroles même si elle demeurait invisible. Elle pouvait se transformer en oiseau pour apporter les dons aux enfants. Cette nuit de la Befana reste une nuit exceptionnelle : les animaux parlent, dans les fleuves coulent du lait et du miel. J. G. Frazer rapporte les mêmes informations à propos de la période des feux de Noël ailleurs en Europe. Quant au déplacement des dates d’apparition du personnage, le débat entre folkloristes ou culturalistes continue de faire rage. Il poursuit ainsi la polémique non trachée qui oppose toujours les tenants d’une interprétation frazerienne du « cycle des 12 jours » et les partisans de A. van Genepp. Tous deux s’accordent sur l’origine préchrétienne des festivités de fin d’année qu’elles soient associées aux Calendes, aux Saturnales ou encore au Sol invictus. Cependant, le décalage de 4 jours entre les fêtes dédiées au solstice et le 25/12 reste inexpliquée pour van Genepp tandis qu’il s’agirait d’une simple erreur pour Frazer. Quoiqu’il en soit, ces auteurs soulignent que cette période est celle de tous les dangers car les mondes des vivants et des morts se côtoient durant cette béance de 12 jours représentatif des 12 mois de l’année. Cette transition entre la fin et le renouveau est risquée. L’étanchéité des mondes se fait alors poreuse durant « les rites de régénération du temps » ainsi que les dénomme Mircea Eliade (1949). Le Père Noël tel que analysé par Lévi-Strauss (1952) et ses successeurs, tout comme la Befana sont des figures incarnant l’autre monde. Leur arrivée signe ce passage et le favorise tout en domestiquant les dangers inhérents à cette période. Par les dons de nourriture dont ils sont les véhicules, ils favorisent les cycles spatio-temporels. La fête fait entrer dans un monde autre que celui du quotidien. Il laisse place à un monde rendant possible la rencontre entre les humains et les non-humains sans dangers, sans risquer il ritorno irelato degli fundi. La Befana incarne un lien zoomorphe entre le monde anthropisé et le monde non humain invisible mais non nécessairement fictif dans les croyances populaires. La nuit de la Befana, en parlant, les animaux peuvent révéler l’emplacement secret de trésors. Selon les interprétations folkloristes ou néo-frazerienne, un lien est à tisser entre cette fête et les légendes plutoniennes : il s’agit de franchir des étapes initiatiques pour découvrir des trésors ancestraux ensevelis. Elle figure donc également le rêve d’abondance alimentaire caractéristique de sociétés rurales passées souvent confrontées à la privation.

À table avec la Befana : la fonction du don

En Calabre, la nuit de l’épiphanie, la préparation de nourriture est abondante. Il s’agissait de préparer, autrefois, 13 plats aujourd’hui réduits à 13 mets différents. Outre la symbolique des nombres, il était important de respecter une autre règle : rassasier enfants et animaux au risque de leur malédiction adressée à la maitresse de maison et à son foyer. La bénédiction des enfants rassasiés est indispensable car synonyme de continuité de l’abondance. La distance entre les mondes visibles et invisibles est réduite, des portes s’ouvrent et l’altérité incarnée par les figures du froid se fait plus proche. Les enfants en deviennent les passeurs, les médiateurs.

Aujourd’hui, l’insertion massive et plus récente de la figure du père Noël en Italie est soupçonnée d’être trop liée au conglomérat commercial de soda, accusé de néo-colonialisme culturel américain. Le persistance de la Befana résulterait partiellement de cette « incursion ». Traditionnellement, dans le monde rural italien, les dons aux enfants sont fournis par la Befana et les morts (et non par Santa Claus). Le 02 novembre ouvre l’hiver et les morts font leur office tandis qu’au carême et à Pâques, s’ouvre le cycle printanier. En Calabre, le jour de l’épiphanie, à la sortie de la messe, les gens se souhaitent, par exemple, une bonne Pâques. Une continuité entre l’hiver et le printemps est ainsi soulignée grâce à cette figure clé de la Befana qui fait la jonction entre ces saisons. Les seuils des saisons sont incarnés par ces figures que sont les morts, la Befana et Carême. En Italie Carême (La Quaresima/Corajsima) est aussi un personnage féminin.

« Aujourd’hui, l’insertion massive et plus récente de la figure du père Noël en Italie est soupçonnée d’être trop liée au conglomérat commercial de soda, accusé de néo-colonialisme culturel américain. »

sÉverine lagneaux

La Befana et les offrandes de nourriture qui lui sont adressées en transitant par les enfants de même que les dons offerts par cette figure représentative de l’autre monde, celui des morts, assure une fonction de continuité, de liaison temporelle et spatiale. Une continuité maitrisée entre deux mondes humain et non-humain et entre les âges de la vie et les cycles saisonniers est assurée. Pour comprendre la conception ancienne de cette figure de la Befana, il faut saisir le lien établi entre le plus jeune âge, la Befana et les morts, ces figures de l’hiver. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue le pendant établi, dans le calendrier, entre ces festivités du froid lors de la nativité et les festivités pascales. Si les petits enfants faisant liens avec l’autre monde sont le centre des attentions en hiver, ce sont la jeunesse, l’âge des fiançailles et de la préparation au mariage, qui forment le noyau des fêtes printanières.

La Befana est liée aux figures chtoniennes archaïques et ce lien se maintient par le médium alimentaire. Lors des fêtes des morts, la communauté se concentre sur la préparation de gâteaux à destination des enfants2. En Calabre, Sicile, Sardaigne, les morts donnent ces gâteaux aux enfants. Les enfants quêtent dans les villages. Ils formulent leurs demandes selon des expressions locales codifiées en échange de friandises. En Calabre, relate A. Bellio, les enfants disaient mi faciti i mùarti  ?, c’est-à-dire « est-ce que vous me faites les morts ? ». « Faire les morts » signifie que les habitants de la maison se substituent momentanément aux morts pour faire des cadeaux alimentaires ou donner un peu d’argent aux enfants. En Sardaigne, pour la fête is animaddas ou is mortus (des âmes ou des morts), les enfants frappaient aux portes en demandant : carchi cosa po sas animas (quelque chose pour les âmes) et recevaient des gâteaux faits maison et des fruits, surtout des grenades. N. Diasio établit un rapport étroit entre l’enfant, les morts et le sucre dans les traditions catholiques du Sud de l’Italie. L’offrande d’aliments sucré est un gage de transmission intergénérationnelle et un régulateur des relations entre les vivants et les morts. Les morts viennent offrir aux enfants le pouvoir de la vie.

« La centralité de la nourriture dans les formes de socialisation et d’acquisition d’une appartenance même symbolique est universellement reconnue. »

sÉverine lagneaux

La centralité de la nourriture dans les formes de socialisation et d’acquisition d’une appartenance même symbolique est universellement reconnue. L’offrande de figurines sucrées lors des fêtes du froid par la Befana et ses acolytes européens peut être analysée selon différents points de vue. Il peut s’agir d’un acte symbolique d’ingestion des morts représentés par les gâteaux anthropomorphes. Dans le bassin méditerranéen, des pains sucrés, des pâtisseries rappellent par leur formes et leur nom le lien avec les morts. On mangera les « os des morts », ou les « fèves des morts » en Calabre. De la Sicile à Lyon, on mange des minnuzze (seins) de Sainte Agathe, ou bien des mani (mains) de Sainte Febronia, des varve (barbes) de Saint Joseph, des yeux de Sainte Lucie. En Belgique, on grignote des spéculoos en forme de Saint Nicolas. Le Saint est un « mort particulier », il représente, d’une certaine manière, l’ancêtre d’une communauté́ entière, l’âme bienveillante qui garantit le salut collectif. Pour ce faire, des règles doivent être respectées. Cela passe, encore, par l’offrande et le partage alimentaire. Ainsi, la veille du 6 décembre, en Belgique, les enfants dressent la table et y place des mets à destination de Saint Nicolas, du père fouettard et de l’âne. En échange, friandises et cadeaux leurs seront apportés. Un autre lien avec les morts est établis par les pasta dei morti, habituellement des pâtes au ragoût avec des boulettes de viande hachée parfumées à l’ail et au persil, des pâtes au four. Il s’agit de cuisiner le met favori d’un défunt ainsi honoré et avec lequel un lien se perpétue. Tous ces plats sont préparés avec un sentiment ambigu mêlant mélancolie et reconnaissance. Ils sont envoyés encore fumants aux voisins et aux amis. Les personnages comestibles permettent également une invention culturelle du monde. En adoptant des formes contemporaines comme des super héros, des personnages de BD, des poupées, … ils matérialisent un monde imaginaire enfantin et populaire. En Sicile, les pipiddi, des gâteaux très artistiques en forme de poupée sont offerts aux enfants le jour des morts. Grignotée, consommée, émiettée, mutilée la figure comestible, se plie à un travail de figuration, défiguration et ré-figuration : si la structure du rite se fonde sur le processus de distinction et de différenciation (M. Douglas, 1971, F. Faeta, 2000), la consommation de figurines fait allusion à la phase, fondante, mais souvent moins visible et confinée dans les « dérives » de la fête, de la destruction, du mélange illicite, de l’indifférencié. Précisément parce qu’il met en scène la fragilité du monde tout en évoquant la possibilité de sa refondation, l’éphémère – dans ce cas sous forme de poupée en sucre – est un élément constitutif du rituel. Il permet le jeu allusif entre destructibilité des formes et indestructibilité d’un univers contenant toutes les formes possibles (Diasio, 2006). La circulation et le partage de biens alimentaires assure, donc, le lien et en même temps la séparation entre les mondes contigus des humains et des êtres invisibles. Les dieux façonnent les hommes qui pétrissent divinités, saints et défunts : ils se rapproche par l’intermédiaire de la nourriture préparée et ingérée par des médiateurs. En mangeant certains plats, les pauvres, les étrangers, les enfants, les mendiants sont des figures vicariantes des morts étant donné leur statut instable dans l’ordre social ainsi que l’avait démontré C. Lévi-Strauss (1952). Ce sont donc des figures liminales qui incarnent les marges, les seuils entre l’ordre de la communauté d’un côté et le chaos de l’autre. Tout ce qui en-deçà et en delà de l’humanisé est lié à ces marges. C’est par ces dernières et les figures vicariantes que la communication entre le visible et le non visible peut s’opérer sans risque, de façon culturellement maitrisée. Le partage rituel est la réalisation d’une communion identitaire qui règle les rapports entre les classes d’âge, mais aussi entre amis, voisins, proches, et en même temps réunit la famille métahistorique, c’est à̀ dire les vivants, les morts, les saints, les figures angéliques et divines. En partagent la nourriture dans une réciprocité mise en scène par l’offrande, tout seuil de séparation entre les sphères de l’existence est franchi (Bellio, 2016)

« La Befana est à rapprocher des ancêtres féminines présentes un peu partout dans cet espace culturel méditerranéen. Elle renvoie à l’imaginaire d’un monde non anthropisé mais aussi un monde féminin ambivalent, ambigu référant à des divinités féminines préchrétiennes en lien avec les mondes des animaux et infernaux ou sous-terrain. »

sÉverine lagneaux

Féminité

La Befana est à rapprocher des ancêtres féminines présentes un peu partout dans cet espace culturel méditerranéen. Elle renvoie à l’imaginaire d’un monde non anthropisé mais aussi un monde féminin ambivalent, ambigu référant à des divinités féminines préchrétiennes en lien avec les mondes des animaux et infernaux ou sous-terrain. Perséphone est ainsi, par exemple, encore aujourd’hui, une figure largement mobilisée dans les discours de patrimonialisation et « cultivé » en Italie. La Befana condense également avec ses rides, ses atours, son balais toutes les caractéristiques de la sorcière. Le seuil du passage au printemps est aussi incarné par des figures féminines telle Carême. En Calabre, Corajsima est une poupée réalisée à partir de tissus et de fruits ou légumes. Elle incarne aussi une vieille femme laide et effrayante. Cette poupée est suspendue au balcon ou porte le jour des cendres. Autrefois, l’effroi provoqué par ces figures de vieilles dames est décrit par les plus anciens comme intense. Corajsima punissait ceux qui durant le carême mangeaient de la viande. Elle porte 7 plumes dans sa robe. Chaque semaine, une plume est retirée pour souligner le passage vers le printemps. Le jour des rameaux dans la Calabre grecque, des pupatse (des statues anthropomorphes féminines végétales avec des branches d’olivier et les fleurs de saison) sont portées dans les rues. Autrefois elles étaient préparées par le fiancé qui offrait la pupatsa à sa promise. Celle-ci offrait à son tour, à son futur époux, un gâteau en forme de couronne avec des œufs durs3.

Aujourd’hui la Befana est une expression pour signifier à une femme sa laideur. Sur YouTube, des chants contemporains illustrent cet usage : des hommes y clament la grosseur de leur femme moche. Associer une personne à la Befana est donc loin d’être actuellement un compliment. Le personnage est également utilisé hors du contexte des fêtes comme fétiche à destination des touristes en quête de souvenirs « traditionnant ». Ce consumérisme touristique a certes une fonction patrimoniale mais il s’accompagne aussi d’une érotisation de la figure féminine et d’une « halloweenisation » de l’imaginaire. En retour, des mouvements féministes, s’emparent aussi de la Befana.

« Le personnage est également utilisé hors du contexte des fêtes comme fétiche à destination des touristes en quête de souvenirs traditionnant. Ce consumérisme touristique a certes une fonction patrimoniale mais il s’accompagne aussi d’une érotisation de la figure féminine et d’une halloweenisation de l’imaginaire. En retour, des mouvements féministes, s’emparent aussi de la Befana. »

sÉverine lagneaux

Ce patrimoine commun européen des figures du froid, en dehors de son appréciation et du cadrage folkloriste qui en a été et en est fait, semble glisser massivement de ce sens de transmission intergénérationnelle et de passage des cycles saisonnier et de la vie vers un espace marchand. La Befana est un instrument de « glocalisation » pour diverses firmes agro-industrielle par exemple. Elle est un support considéré comme un outil culturel alors figé et instrumentalisé hors de son cadre de signification symbolique, social et culturel. Des mouvements de contestation vont également mobilisé ces figures pour s’élever contre « cette hégémonie capitaliste, cette néo-colonisation, cette perte de la culture ».

« Des dénominateurs communs européens peuvent être dégagés grâce aux autres figures du froid en étudiant leurs invariants et variations. Ces figures sont l’objet d’un façonnement pluriséculaire. Multiples dans leurs formes et leurs inscriptions rituelles, elles révèlent malgré tout une grammaire commune aux espaces investigués. »

sÉverine lagneaux

Pistes conclusives

Des dénominateurs communs européens peuvent être dégagés grâce aux autres figures du froid en étudiant leurs invariants et variations. Ces figures sont l’objet d’un façonnement pluriséculaire. Multiples dans leurs formes et leurs inscriptions rituelles, elles révèlent malgré tout une grammaire commune aux espaces investigués. En effet, toutes sont enrôlées dans des polémiques politiques identitaires. Loin de correspondre à l’affirmation durkheimienne d’une nécessaire transmission d’harmonie et d’unité dans les rituels, la conflictualité sourd des figures de l’hiver. Certes, avec son esthétique un peu mièvre, Noël s’accompagne d’une idéologie de la réconciliation, de la solidarité et de l’entre-soi, de la famille et de l’enfance sur fond de paillette et de chansons patriotiques, de bons sentiments. Mais cette image de la célébration contemporaine de la famille autour d’un repas et des enfants-rois remonte seulement à l’ère victorienne. L. Kurti se souvient avec nostalgie des Noëls passés dans la chaude atmosphère du giron familial. Il se revoit attablé devant la traditionnelle buche quand bien même il s’agirait d’une Vienetta et non plus d’un gâteau couvert de crème au beurre rappelant cette bûche aux pouvoirs prophylactiques et apotropaïques brûlée l’année durant. Ce temps de retour sur sa propre enfance et de l’attendrissement est aussi, a contrario, un temps de rejet de cette démonstration de la réussite matérielle et de l’hypocrisie d’un certain « esprit de Noël », du mensonge de la magie d’un « panopticlaus » (qui voit et entend tout partout et gare aux enfants turbulents) reposant sur la mystification d’une tranche de la population. Ces festivités prennent aussi des formes d’expression violente en public et cristallisent des oppositions.

Qu’elles portent sur le genre, l’identité culturelle, nationale, régionale ou religieuse, ces polémiques adoptent la forme d’une opposition fractale. En effet, elles opposent les tenants de la continuité arguant de la « perte de la culture » et/ou de la nécessité de la « sauver », de la « préserver » dans son « authenticité » et les défenseurs de la part inventée des traditions, du progrès, du cosmopolitisme (de l’ouverture et de l’accueil à la diversité). Que la continuité soit associée au monde antique ou chrétien, à une organisation familiale rurale ou antérieure aux mouvements d’émancipation féminin ou de globalisation, c’est un registre nostalgique et de menace identitaire qui mobilise les figures du froid européennes. Ces traditions bien que pratiquées dans le présent sont perçues comme des survivances du passé de la société dès lors enracinée, circonscrite dans ces valeurs réifiées. Le fait traditionnel actuel se rapporte à ce qu’il est censé avoir été à son origine et constitue en quelque sorte la preuve vivante de la continuité, de la permanence culturelle justifiant le maintien des valeurs et la fermeture de la communauté qui les partage. A contrario, inventée, ces traditions seraient factices et leur signification modelable et modelée à souhait pour une ouverture généralisée au risque d’une perte de signification noyée dans un grand tout.

À cette dichotomie se superpose une autre division spatiale, cette fois, entre monde rural garant des traditions et ville globalisée. La pauvreté des analyses s’attachant à la modernisation des traditions folkloriques ne concerne pas l’unique Krampus. La Befana, Santa Klaus, Saint Nicolas, le Père Fouettard, … sont ainsi, tour à tour, enfermés dans leurs dites origines associées à l’authenticité d’une culture située menacée de s’altérer sous diverses pressions : le tourisme, la marchandisation, le cosmopolitisme face auquel il conviendrait de préserver ce patrimoine incarnant l’identité locale. Dans le même temps, ces figures connaissent un succès croissant : leurs apparitions se multiplient, elles s’exportent et se transforment, attirent les foules et forment un nouveau support d’expression collective de groupes de jeunes. Par ailleurs, ces changements sont également un outil de mise en exergue de l’aspect rustre et frustre des villageois et lieux non urbanisés, non centraux où elles s’exprime dans des formes « sauvages » tandis qu’elles seraient apprivoisées dans l’ordre publique urbain. Au village, les habitants brandissent pour leur part l’argument d’être les défenseurs d’une coutume « vraie » et certifiée scientifiquement tandis que les autres événements sont réduits à des pâles copies mercantilistes.

Les figures du froid font lien avec les trois grands systèmes de classification de l’Autre tel qu’ opérés en anthropologie :

  • le sauvage ordonnant une disposition de nature entre lieux civilisés de la domestication et espaces faiblement anthropisés laissés à la nature ;
  • le primitif ordonnant le temps de l’évolution vers la civilisation ;
  • l’autochtone regroupant spatialement les spécificités locales par régions, aires culturelles.

En raison de cette parenté, l’étude des figures du froid se doit de s’étendre à la construction européenne de la figure du sauvage dans ses formes variées : celle du primitif, de l’exotique mais aussi des figures sylvestres (Wilder man et bêtes humaines). En effet, la forêt constitue l’espace sauvage européen distingué de l’espace domestiqué du village.

Par ailleurs, il semble que poursuivre l’étude de ces figures nécessite d’en tracer la généalogie et non d’en rechercher les racines. Outre le fait qu’il s’agirait alors non plus de chercher dans les figures contemporaines les traces de leur ancestralité toute authentique, cette démarche permettrait de mettre en exergue les usages qui sont faits des études folkloristes et culturalistes dans des reformulations politiques actuelles. Ainsi, il ne s’agit nullement de trancher, de juger tel ou tel aspect de la polémique mais de dépasser cette opposition entre continuité et changement pour faire émerger une compréhension d’un « éternel provisoire ». Il permettrait de raconter une communauté de dissemblables à la fois des dissemblables humains et des dissemblables non-humains, c’est-à-dire d’approcher une proposition cosmopolitique (Stengers, 2007) afin de réfléchir à un nouveau projet humaniste européen subissant aujourd’hui de multiples pressions. Les figures du froid en sont un des avatars.

Sources
  1. La crèche traditionnellement se prépare avec une mangeoire vide. En Italie, elle est confectionnée le jour de l’immaculée conception, jour saint et férié. Les mages sont alors en marge de la crèche et se rapprochent au fil des jours jusqu’à leur entrée lors de l’épiphanie.
  2. Il en va de même en Irlande avec les fêtes de Samhain, par exemple.
  3. L’oeuf est un symbole puissant lors des festivités pascales en Roumanie ou en Pologne, par exemple.
Crédits
Merci à l'Université Catholique de Louvain, à la Chaire Pascal Lamy, au Fonds Baillet-Latour et à l'autrice du rapport Séverine Lagneaux.

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