Comment comprendre la percée de l’extrême droite en Europe ? Comment comprendre les mutations du centre libéral et de la droite populaire ? Après les pièces de doctrine de Giovanni Orsina, Klaus Welle, Hans Kundnani et une série d’études quantitatives sur les dynamiques électorales de la droite européenne et sur le clivage écologique, nous continuons à alimenter notre dossier d’articles qui explorent la grande transformation en cours. Pour suivre cette série et accompagner notre travail, n’hésitez pas à vous abonner.
De l’Europe chrétienne à l’Europe des Lumières
L’Europe a été culturelle avant d’être politique. Au Moyen-Âge, à partir du XIe siècle, c’est l’Église de la réforme grégorienne qui fit l’unité spirituelle et savante de l’Europe. Elle réunissait des clercs partageant la même langue écrite, ayant le quasi-monopole de l’enseignement dans des universités, voyageant d’un pays ou d’une institution à l’autre. Mais l’Église échoua dans sa tentative de s’imposer en politique au-dessus des souverains et la Réforme protestante cassa ensuite cette unité religieuse. L’État westphalien qui surgit de la crise des guerres de religion nationalisa peu à peu les institutions d’éducation et de culture. Finalement, l’Europe des nations s’imposa. Mais un nouvel espace européen de culture se solidifia alors, relativement autonome par rapport à l’histoire de la fixation des territoires et des frontières. La philosophie des Lumières prit le relais du christianisme : à la suite de la Renaissance, elle remit à l’honneur la culture gréco-romaine, inventa un nouveau classicisme et surtout une nouvelle universalité, celle de la raison et de la philosophie ; les intellectuels et artistes circulaient, mais dans un espace purement européen ; le déclin du latin fit du français et dans une moindre mesure de l’allemand les langues dominantes de la communication entre élites. Ce fut le triomphe des romanciers, lus et traduits dans toutes les langues. Mais l’universalisme s’arrêta à la frontière coloniale : celle-ci contribua à forger et à figer une identité européenne — que l’on pense à l’Algérie française qui opposait les « Européens » aux « musulmans ».
La fougue romantique du début du XIXe siècle avait certes fait passer dans le « peuple » (Volk) le souffle du sentiment et de l’émotion contre cette raison trop abstraite, offrant ainsi aux nationalismes du XIXe la culture qui leur manquait. Mais la grande culture européenne qui s’épanouit dans l’Europe des romans fut bien une culture humaniste, voire même la culture humaniste par excellence. Elle fut avant tout une haute culture, une culture des élites, que l’école obligatoire contribua à disséminer dans toutes les classes sociales.
Pourtant cette culture humaniste non seulement n’a pas empêché la barbarie de s’imposer, de la Grande Guerre au nazisme, mais elle a même accompagné cette barbarie et le triomphe du nazisme finira de l’entériner. Walter Benjamin et Stefan Zweig se suicident, Bernanos s’exile, Paul Valéry déclare la civilisation mortelle. Et Hannah Arendt peut s’interroger sur cette crise de la culture européenne, qui non seulement n’a pas su empêcher le nazisme, mais s’en est parfois amouraché : l’université allemande n’a pas été un bastion de la résistance au nazisme, elle lui a au contraire fourni cadres et penseurs. En Italie, Espagne et France, le fascisme a séduit bien des intellectuels. Après la Seconde Guerre mondiale, la construction européenne apparaît donc comme le seul remède possible à la barbarie, mais ce ne seront pas les intellectuels et les artistes qui la feront. L’Europe se construira en dehors de sa propre culture : elle sera technicienne, bureaucratique et juridique.
L’Europe des droits humains et de la norme juridique
Lorsque l’Europe passe à partir des années 1950 d’une simple union économique à une communauté politique, elle se définit essentiellement comme une communauté de valeurs : droits humains, État de droit, démocratie. Elle s’appuie alors sur une alliance de fait entre démocrates-chrétiens et socio-démocrates, qui ont en commun la défense de la démocratie et la promotion d’un État providence. Les textes sont explicites. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne indique dans son préambule :
« Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice.
L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples d’Europe ».
Le Préambule du projet de Constitution européenne reprend le même thème :
« S’INSPIRANT des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit ; RAPPELANT l’importance historique de la fin de la division du continent européen et la nécessité d’établir des bases solides pour l’architecture de l’Europe future, CONFIRMANT leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit… »
Ces textes établissent un découplage explicite entre valeurs et culture : les valeurs seraient universelles, les cultures, nationales. Ces cultures ne sauraient donc produire des valeurs alternatives à celles qui fondent l’Europe. Mais sur quoi sont fondées les valeurs de l’Europe ? Si les valeurs sont universelles, alors l’Europe n’a pas de frontières et peut s’élargir à l’infini. Le seul moyen de penser une culture commune serait en référence à un héritage fourre-tout qui mettrait ensemble christianisme et humanisme. Or l’humanisme s’est construit contre l’hégémonie du religieux. S’il s’agit d’un héritage, c’est bien qu’il y a eu un décès : celui du christianisme. La sécularisation, c’est-à-dire ici l’autonomie de la raison, est bien au cœur de la représentation que l’Europe a d’elle-même. Bien sûr, on peut faire de l’humanisme un avatar du christianisme, comme on peut faire du christianisme un avatar du judaïsme, mais la différenciation est plus fondatrice que la simple généalogie. Ce hiatus entre culture et valeurs explique largement la montée des populismes et des souverainismes.
En attendant, les « valeurs de l’Europe » sont présentées comme un absolu autonome par rapport aux cultures. Elles sont supposées être partagées par tous les États membres et avoir une évidence en soi, car elles furent la seule manière de sortir des guerres qui menèrent l’Europe au bord du gouffre : il serait dès lors « raisonnable » de construire l’Europe sur de nouvelles valeurs pour s’épargner les malheurs du passé. Il s’agit bien d’un contrat social, fondé non sur le silence des passions — comme pour Rousseau — mais sur une passion négative : la peur. C’est en fait une Europe plus hobbesienne que lockéenne qui se construirait malgré les références explicites au libéralisme politique. Tout se passe comme si l’Europe qui fut fondée sur la peur — celle des guerres inter-européennes puis de la menace soviétique — se donnait désormais une légitimité libérale : celle des droits humains et de la liberté. Cela fonctionne tant que l’ennemi est extérieur (le totalitarisme) ou bien démonisé et rendu impensable (le nazisme, le fascisme). Mais le souvenir des temps de la résistance s’estompe.
Or si les valeurs ne sont pas fondées sur un imaginaire partagée, sur une culture commune, au sens très large du mot culture — gramscien comme au sens de haute culture —, alors comment peut-on les mettre en œuvre ? La seule manière de faire exister ces valeurs est donc de les inscrire sous la forme de normes politiques et juridiques : constitution, chartes, déclarations, traités, cours et tribunaux etc. Cette normativité axiologique est doublée d’une normativité technocratique : les institutions européennes se développent comme bureaucratie normative.
Cette structuration bureaucratique se justifie bien sûr par la nécessité de faire exister un espace commun européen en homogénéisant les pratiques et les réglementations. Le problème est que, la politique restant nationale, l’Europe se construit par délégation autour d’une administration sans aucun doute compétente, dotée d’une permanence de long terme qui la libère du poids des contingences politiques — élections, changement de majorité, mouvements sociaux etc. — mais qui semble planer au-dessus de l’espace politique. Dans ce contexte, la technicité et le recours au droit se justifient par leur soumission aux valeurs fondatrices : elles n’ont pas besoin de se chercher une légitimité démocratique.
Dès lors que les valeurs n’existent dès que par la norme, le cercle européen n’est vertueux que dans la mesure où les partis politiques qui dominent les espaces nationaux adhèrent à ces valeurs. Car si l’européanisation du politique est de plus en plus patente, il n’y a pas d’espace politique proprement européen — une carence perçue au premier chef par les élites bruxelloises. Cependant les États sont évidemment réticents à déléguer leur autonomie politique ; le développement du rôle et de la légitimité du Parlement européen — élu depuis 1979 et non plus coopté — se fait en parallèle au développement d’une bureaucratie qu’il contrôle d’autant moins qu’il n’est lui-même qu’un reflet des rapports de force politiques dans les États nationaux. Or depuis la quasi disparition de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie, les partis politiques d’aujourd’hui soit se désintéressent des valeurs, soit n’associent plus à l’Europe les valeurs qu’ils défendent désormais.
La conséquence de ce double mouvement de déculturation et de normativité est que la construction européenne se fait en dehors de tout « imaginaire » politique ou culturel — ou plus exactement qu’il n’y pas d’imaginaire culturel pour animer un projet politique européen.
Les efforts de la Commission pour susciter une telle culture accentue en fait la déculturation de l’espace social et politique. La création d’une direction de la Commission européenne pour le « mode de vie européen » ignore la haute culture et ramène la culture anthropologique à une série de traits et pratiques isolés qui ne font ni consensus ni système. Les instructions concernant l’usage des langues dans les institutions européennes insistent sur la nécessité de les ramener à un codage univoque en rejetant tout ce qui suppose une connaissance préalable de la culture d’un groupe linguistique — rejet de l’humour, du double sens, de la référence littéraire, de l’allusion et du jeu de mot. Le libéralisme affirmé dans la pratique juridique — en particulier la CEDH de Strasbourg — insiste sur les droits de l’individu.
La mise en avant de l’inclusion et de la diversité vise moins la liberté d’une communauté que la reconnaissance du droit de chacun à définir individuellement sa propre identité sexuelle ou raciale : cette insistance sur « la petite différence » casse tout esprit communautaire. Il ne faut pas se tromper ici sur le pseudo communautarisme que la pensée conservatrice associe à un prétendu « wokisme » européen : le multiculturalisme est en fait une vaste entreprise de déculturation et de dissolution du lien social (de toute façon déjà bien abîmé) au profit d’une série limitée de marqueurs identitaires gérés par des entrepreneurs socio-culturels : le voile est le plus bel exemple de cette réduction identitaire, qui fonctionne d’ailleurs dans les deux sens, intégration pour les progressistes, exclusion pour les conservateurs et les ultra-laïques. De part et d’autre, on suppose que le voile est par définition l’affirmation identitaire d’un groupe, alors qu’il est toujours une pratique individuelle. Les voilées ne s’y trompent pas qui parlent toujours en termes de droits individuels : c’est mon choix, c’est mon corps, c’est mon droit, c’est mon identité.
Au fond, cette « culture » de la normativité abstraite fondée sur une codification des comportements s’est imposée aux sociétés elles-mêmes. On la retrouve à gauche mais aussi à droite où la notion d’identité a pris la place de la culture, réduite à des marqueurs abstraits voire folkloriques.
La guerre des marqueurs identitaires — crèches, voiles, abaya, hallal, corrida, fêtes de Noël —, loin d’opposer des communautés défendant leur culture, contribue à la déculturation générale, ou plutôt l’accompagne. Les identités imaginaires, menacées et à défendre, sont désormais au cœur des mobilisations politiques.
On retrouve ici la peur sur laquelle les mouvements populistes recrutent. Immigration, déclassement, dégradation des services publics, peur de l’islam sont désormais au fondement d’une nouvelle mobilisation.
Comment alors penser la mue politique actuelle de l’Europe ? Va-t-elle éclater sous les populismes souverainistes ou bien va-t-on voir émerger une nouvelle coalition des valeurs conservatrices propre à refonder une Europe identitaire, « blanche » et chrétienne ? Quelles conséquences alors sur les réalignements politiques ?
Une Europe des valeurs illibérales et conservatrices ?
À quelques semaines des élections européennes, on parle beaucoup d’une droitisation des sociétés qui préfigurerait un changement de majorité politique dans l’Union européenne, au profit des populistes de droite.
Si l’on se réfère aux élections, cela peut se défendre. Mais si l’on s’intéresse à la question des valeurs, c’est beaucoup plus compliqué. Le populisme n’est pas nécessairement le retour aux valeurs traditionnelles, tout comme le libéralisme n’est pas forcément garant du droit. Quelle identité défendent donc les populistes ? Oppose-t-on à l’islam le christianisme — même purement culturel, à la Maurras — ou au contraire la liberté des mœurs ? La Pologne du PiS ou la Hollande de Geert Wilders, Marine Le Pen ou Marion Maréchal ?
Car les mouvements populistes ont un rapport schizophrène aux valeurs, ou, plutôt, ce qu’ils ont en commun n’est en rien un système de valeurs, mais un refus du migrant/musulman et la crainte du « grand remplacement ». Les populistes mettent dans le même sac Islam et migrants ; ils leur opposent les « valeurs européennes », mais celles-ci sont déclinées selon deux registres contradictoires. L’un s’appuie sur la tradition chrétienne — et donc suppose l’hostilité à la liberté sexuelle et au mariage pour tous —, l’autre au contraire met en avant la liberté des mœurs européennes opposée à l’intolérance supposée des musulmans : on défend le féminisme contre le voile et le droit des LGBT contre l’homophobie religieuse.
Dans le premier cas, le paradoxe est que l’islam est plus proche des valeurs chrétiennes traditionnelles que ces dernières ne le sont de la société libérale contemporaine. Patrick Buisson, penseur on ne peut plus réactionnaire, l’avait bien vu : « Ce ne sont pas les musulmans qui ont vidé les églises » ; « J’ai plus de respect pour une femme voilée que pour une Lolita en string ». Pourtant, parmi les catholiques traditionalistes qui ne cessent de vilipender le sécularisme et les Francs Maçons, c’est bien l’islamophobie qui domine : Charles Martel et la bataille de Lépante sont les topoi dominants incarnant l’Europe chrétienne repoussant l’invasion musulmane.
Dans le deuxième cas, la frontière entre populistes et libéraux en tout genre s’efface. En France par exemple la défense d’une laïcité qui s’attaque surtout à l’Islam unit une gauche laïque dogmatique, un centre droit libéral et le Rassemblement National.
Les milieux chrétiens traditionnels tentent bien d’infiltrer et d’influencer les partis populistes. Mais cette volonté de « reconquête » bute sur un phénomène de fond : loin de décliner, la déchristianisation s’étend en Europe. Le dernier exemple en date est la Pologne où, en huit ans de pouvoir populiste chrétien, la participation régulière à la messe dominicale est passée de plus de 60 % des Polonais à moins de 30 % — un chiffre encore plus bas chez les moins de 25 ans. Le retour du religieux n’est pas le retour de la messe mais d’abord la folklorisation de ce même religieux, à travers les crèches et le Puy du Fou. Depuis Houellebecq (Soumission) on sait que la capacité maximum des nouveaux maurassiens à pouvoir fréquenter un lieu sacré chrétien est de trois jours. Du coup l’abbaye intégriste de Lagrasse a inventé le speed dating chrétien, ou plutôt le speed praying : elle demande à des écrivains renommés d’écrire un livre à partir d’une retraite spirituelle de… trois jours — équivalent de trois minutes dans la temporalité séculière.
Les catholiques traditionalistes sont pris en tenaille entre la montée des valeurs séculières libérales qu’ils honnissent et un Pape — qu’ils honnissent aussi — universaliste, tiers-mondiste et qui ne s’intéresse ni à l’Europe, ni à l’identité, mais au monde entier et à la foi. La reconquête catholique s’achève là où elle a commencé : un repli sur soi et un quasi schisme dans le catholicisme.
Si les sociétés européennes votent de plus en plus à droite, elles sont aussi de plus en plus tolérantes sur le plan des mœurs, et surtout « pratiquent » de plus en plus ouvertement la liberté : mariage pour tous, procréation assistée, familles recomposées, libertinage ouvert. Les nouveaux droits — avortement, mariage pour tous — s’inscrivent dans les législations, votés tant par la droite que la gauche. Après trente ans d’avancée, il ne semble pas y avoir de régression aujourd’hui : les partis populistes qui mettent en avant un programme de retour aux normes religieuses échouent aux élections. En Pologne le PiS a perdu en 2023 surtout sur la question de l’avortement. En Espagne, la même année, le parti populiste Vox qui a fait campagne contre l’avortement, contre le mariage gay et contre le durcissement des lois anti- féminicide a, dans un contexte de montée de la droite, perdu 2,7 % des voix, alors que le PP, son allié de droite — qui avait voté le droit au mariage homosexuel — a gagné 13 %.
Le populisme qui gagne est un populisme libertaire qui entérine les nouvelles valeurs sociétales mais ne les inscrit pas dans un système de démocratie parlementaire. Marine Le Pen l’a bien compris, qui définissait l’identité de la France par la laïcité et pas par le christianisme dans son programme de la campagne présidentielle de 2017. Elle ne remet en cause ni le droit à l’avortement, ni le mariage pour tous. Elle monte dans les sondages tandis que Marion Maréchal ne décolle pas. Geert Wilders, vainqueur des élections hollandaises de décembre 2023, a un programme résolument libéral sur la question des mœurs — alors même que les évêques catholiques hollandais s’opposent à la décision du Pape d’autoriser la bénédiction de couples homosexuels. Giorgia Meloni, quant à elle, a bien compris cette dynamique et se contente, dans une société vieillissante et conservatrice, de criminaliser la GPA, qui de toute façon, est loin d’être consensuelle y compris à gauche, tandis que son beau-frère Lollobrigida, ministre de la « souveraineté culinaire » — intitulé qui en dit long sur le rétrécissement de la souveraineté — défend la pizza, c’est-à-dire le folklore.
Enfin, remarquons qu’un peu partout, les dirigeants et dirigeantes populistes incarnent bien moins dans leur vie privée les valeurs de la famille chrétienne que ne le faisaient les dirigeants communistes européens de la seconde moitié du XIXe siècle par exemple.
Les sociétés européennes, supposées se droitiser, semblent en fait de plus en plus libérales sur la question des mœurs, tout en votant de plus en plus à droite sur la question identitaire. Avant l’élection européenne de juin, explorer ce paradoxe est sans doute un point de départ utile.
Alors proposons une autre approche : l’illibéralisme politique qui se développe aujourd’hui correspond à une extension du libéralisme sociétal qui légitime son hostilité au migrant / musulman précisément par ce libéralisme. Bref les meilleurs agents de la défense identitaire sont des libéraux, parce que les valeurs « européennes » opposées aux musulmans/ migrants sont précisément des valeurs libérales en termes de morale et de mœurs. Mais cela suppose bien sûr une mutation autoritaire du libéralisme politique qui n’a rien à voir avec le retour d’un ordre moral.
Le cas le plus typique de ce mouvement se trouve au Danemark, où le parti social démocrate a mis sur pied la politique la plus restrictive d’exclusion et d’assimilation forcée de toute l’Europe, au nom précisément du modèle social et des valeurs libérales. En France, on inscrit l’avortement dans la constitution au moment même où on vote la loi la plus stricte sur le plan de l’immigration. Certes ce double mouvement peut se cacher derrière un discours de droite : rétablir l’autorité, la famille, la natalité, discours que l’on retrouvait jusqu’ici plutôt dans les franges les plus extrêmes du catholicisme des mouvements populistes. Mais cette rhétorique n’a aucun impact sur l’évolution des mœurs et n’annonce pas un retour à l’ordre moral. Elle signifie d’abord que le libéralisme politique est passé à une position autoritaire mais défend un « mode de vie » libéral, tant que l’on est du bon côté de la barrière.
Il ne faut donc pas s’indigner d’une « dérive » du centre vers le populisme. Ce centre se recentre et sait très bien ce qu’il fait. C’est en fait une façon de retrouver un consensus sur les « valeurs européennes » libérales, en les ancrant cette fois dans la peur de l’autre, seul moyen de susciter un « nous ». La politique européenne a bien retrouvé un imaginaire, mais pas une culture : le tournant autoritaire relève toujours de l’extension de l’empire des normes et du codage des conduites.