« Quale concetto di mondo si potevano mai fare col sentitodire ? Tiravano la riffa e basta, bevevano allo scuro. Il vistocogliocchi invece, eh, quello, quello era un altro paio di maniche ; con quello, un concetto, un conto, se lo potevano fare, un paro e disparo, senza sgarrare troppo, potevano tirarselo ; insomma, sul vistocogliocchi ci si poteva basare e fondare : anche se non ce n’erano miria in giro, verissimo questo, e quelli che c’erano, ci voleva bella costanza e bellezza di vista, per ignescarli. »1

Romaniser les barbares

Avec une certaine prudence, il est peut-être possible d’imaginer que la marée montante de ce qu’on appelle le populisme — qui avait atteint son zénith en 2016 avec le référendum sur le Brexit et l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche — ait enfin commencé à reculer avec la crise pandémique et l’extension des effets de la guerre en Ukraine.

La prudence est de mise pour au moins deux raisons. La première, d’ordre général, est que nous nous trouvons au milieu d’un processus de changement très confus du climat politique international, et quiconque s’aventure à faire des prédictions sur l’avenir le fait à ses risques et périls. Après un demi-millénaire, l’appel à la discrétion de Francesco Guicciardini est toujours d’actualité : « Si tu vois le déclin d’une ville, la mutation d’un gouvernement, l’accroissement d’un nouvel empire et d’autres choses semblables, garde-toi de te tromper sur les temps : car les mouvements des choses sont, par leur nature et en raison de divers empêchements, beaucoup plus tardifs que les hommes ne l’imaginent »2. La deuxième raison pour laquelle il faut rester prudent tient au fait que le soi-disant populisme découle de causes très profondes — qui ne semblent pas du tout avoir disparu.

Nous verrons prochainement quelles sont ces causes — et pourquoi nous parlons d’un « soi-disant populisme ». Pour l’instant, il faut immédiatement ajouter que la marée populiste ne recule pas parce qu’elle disparaît, mais parce qu’elle entre dans les institutions pour s’y installer. Elle devient chronique, en somme. Comme les « barbares » populistes n’ont pas la force de démolir l’ordre établi, mais qu’ils sont aussi trop nombreux et trop bruyants pour être ignorés, l’affaire n’a qu’une issue possible : que ces barbares soient « romanisés », c’est-à-dire ravalés et intégrés dans les mécanismes du pouvoir3.

Quiconque s’aventure à faire des prédictions sur l’avenir le fait à ses risques et périls.

Giovanni Orsina

Le Parti républicain américain pourrait ainsi présenter à la prochaine élection présidentielle un candidat différent de Donald Trump, mais largement inspiré du trumpisme4. En France, le Rassemblement national de Marine Le Pen est de plus en plus institutionnalisé et a obtenu une importante représentation parlementaire. En Espagne, une coalition de centre-droit entre le Partido Popular et Vox aurait pu arriver au pouvoir cet été ; et en Italie, pays où l’insurrection populiste a commencé plus tôt qu’ailleurs, la « romanisation » a désormais atteint un stade très avancé : le Mouvement 5 étoiles s’est bien installé au Palais, qui s’est à son tour modifié pour l’accueillir, tandis qu’à droite, la contestation a donné naissance à un gouvernement qui s’est rapidement accommodé des contraintes institutionnelles, européennes et internationales.

Si ces prémisses sont justes — que la dernière saison populiste touche à sa fin, mais sans que les raisons du populisme aient disparu et grâce non pas à l’amenuisement, mais à l’institutionnalisation de la protestation — il devient alors possible de commencer à raisonner sur ce que pourrait être une politique post-populiste. Mais pour que ce raisonnement puisse être correctement mis en place, il est d’abord nécessaire de comprendre ce qu’était le « soi-disant populisme ».

La dialectique du « ouï-dire » et du « touché du doigt »

Ce que nous observons depuis une quinzaine d’années — grosso modo à partir de la crise économique de 2008 — peut être décrit, à mon avis, comme la protestation d’une grande partie de l’opinion publique des démocraties avancées contre la perte de contrôle de leur contexte existentiel. C’est la rébellion de nombreux « individus ordinaires », en somme, contre le sentiment d’avoir perdu la maîtrise de leur destin et de se retrouver immergés, exposés et sans défense, dans un environnement protéiforme, impossible à déchiffrer et à comprendre — et donc de plus en plus menaçant. La montée de ce sentiment a une longue histoire. Il passe par l’épuisement progressif des pouvoirs et des fonctions des communautés politiques, auxquelles avaient été confiées, avant tout, la défense et la promotion de l’avenir des individus au cours du XXe siècle. Il passe par l’affirmation, en particulier depuis 1989, de la conviction que le monde global pouvait se doter d’un ordre progressif largement non-politique par la domination du droit, du marché et des technocraties ; que ce qui restait de la politique consistait en la production de processus horizontaux, égalitaires et multilatéraux de composition pacifique des intérêts ; que ces intérêts étaient appelés à se révéler modulaires grâce au développement technologique, et que le jeu était donc — invariablement — à somme positive. Le sentiment d’impuissance a finalement explosé lorsqu’à la fin de la première décennie du XXIe siècle, les événements historiques ont donné l’impression de falsifier les croyances optimistes qu’on vient d’énumérer5.

La marée populiste devient chronique. 

Giovanni Orsina

La protestation générée par la peur d’avoir perdu le contrôle de son propre environnement existentiel s’est transformée en une rébellion contre les classes dirigeantes, accusées en substance d’avoir trompé ceux qui leur avaient fait confiance, d’avoir monopolisé les outils nécessaires pour naviguer dans le monde globalisé et de les avoir détournés à leur profit exclusif, en s’isolant des classes dirigées et en les abandonnant à leur sort6. Cette contestation a donc revêtu un caractère que l’on peut qualifier de populiste, puisqu’elle s’articule autour de l’opposition entre un peuple sain et harassé et des élites auto-référencées et corrompues7. Toutefois, derrière cette opposition plutôt générique, la protestation s’est également manifestée sous une grande variété de formes politiques, parfois très différentes les unes des autres. Les sciences sociales se sont consacrées avec beaucoup d’enthousiasme à l’analyse de ces formes, les comparant les unes aux autres, essayant de comprendre ce qu’elles pouvaient avoir en commun et ce qui les différenciait, remplissant ainsi des centaines de milliers de pages de livres et de revues universitaires – vingt mille pages écrites rien qu’en 20208. Pour notre propos, cependant, la généalogie de la protestation importe plus que sa phénoménologie — les causes de la maladie, pour ainsi dire, sont plus importantes que les symptômes par lesquels elle s’est manifestée. L’intervention de la politique post-populiste, de même, doit atteindre les raisons profondes de l’insurrection.

The Journey of the Soul par Bill Viola, 2021. © Anton Novoderezhkin/TASS/Sipa US

La révolte a donc mis en évidence la présence d’une nouvelle division sociale, porteuse d’une nouvelle lutte des classes potentielle, entre ceux qui pensent pouvoir bénéficier des processus de mondialisation et ceux qui pensent en être pénalisés. Ce clivage s’explique par plusieurs raisons. Il a une composante socio-économique évidente, mais il est tout aussi évident qu’il ne peut être réduit à une simple question de revenus. Il a également un cadre géographique fort, puisqu’en vertu d’une « fracture de la densité » (density divide), il sépare les métropoles des petits et moyens centres, ces « endroits qui ne comptent pas » (places that don’t matter). Enfin, il repose sur deux anthropologies profondément différentes, qui donnent à leur tour naissance à deux identités opposées : celle du sujet global d’une part, celle du sujet contextuel d’autre part — anywheres et somewheres, pour reprendre la formulation efficace de David Goodhart9. En vertu de toutes ses dimensions, et en particulier de la dernière, la vague populiste peut finalement être décrite comme une rébellion du petit contre le grand, du concret contre l’abstrait, du proche contre le lointain, du présent contre le futur, du monde vécu contre le monde pensé10. Une rébellion du « touché du doigt » contre l’« ouï-dire », si l’on veut s’inspirer d’une métaphore littéraire tirée du monumental, intraduisible Horcynus Orca de Stefano D’Arrigo – le « vistocogliocchi » et le « sentitodire »11. Que les migrants paient les retraites des vieux Européens est un « ouï-dire » — que ces mêmes migrants soient rencontrés au seuil des supermarchés, chapeau à la main, cela relève de l’ordre du « touché du doigt ». Que l’Italie risque de faire défaut est un « ouï-dire » – un chômage et une pauvreté qu’un État-providence sous-financé ne peut plus atténuer, cela relève du « touché du doigt ». Même le fait que le vaccin prévienne le Covid-19 est un « ouï-dire » — l’inoculation de patients sains est du ressort du « touché du doigt ».

La vague populiste peut être décrite comme une rébellion du petit contre le grand, du concret contre l’abstrait, du proche contre le lointain, du présent contre le futur, du monde vécu contre le monde pensé.

Giovanni Orsina

Si elle veut renouer avec la partie très importante de l’opinion publique qui a nourri la contestation, la politique post-populiste devra prendre au sérieux le rejet du « ouï-dire » au nom du « touché du doigt ». Dans l’Italie de la dernière décennie, le Mouvement 5 Étoiles a exprimé la révolte populiste des petits contre les grands et du concret contre l’abstrait dans sa plus grande pureté. Les habitants du monde des idées, les observateurs de l’espace public italien ont eu du mal à s’en rendre compte, mais il faut reconnaître rétrospectivement que c’était une étape nécessaire, même si elle était chaotique et coûteuse. En dénonçant le fossé entre les institutions et la vie quotidienne des Italiens ordinaires et en essayant de le combler, le Mouvement a joué une fonction essentielle pour la démocratie de la péninsule. Ce n’est pas un hasard si son échec — inévitable au demeurant — a entraîné une abstention record de 36 % aux élections de 2022. À la différence des soi-disant populistes, qui s’arrêtent au « touché du doigt » et le « consomment » immédiatement afin de rassembler le consensus, le défi qui attend la politique post-populiste est plus ambitieux : utiliser le « touché du doigt » pour accumuler un petit capital de confiance politique qui lui permettra peut-être de revenir progressivement donner de l’espace, si nécessaire, au « ouï-dire ». Par métaphore : reconstruire un lien avec les électeurs en s’engageant à améliorer leurs conditions de vie tangibles, puis en essayant prudemment de ramener leur attention sur des questions plus générales et au long cours.

Les progressistes après le populisme

À l’ère du post-populisme, les progressistes partent d’une position désavantageuse, pour trois raisons. Depuis la Révolution française, tout d’abord, la culture progressiste est une culture de l’abstrait, du monde de la pensée et du « ouï-dire » — tandis que c’est avec le concret, le monde vécu et le « touché du doigt » que les conservateurs ont pris parti. Si on voulait aborder la question de manière semi-sérieuse en recourant à la première des trois « lois de la politique » de Robert Conquest — « chacun est conservateur sur ce qu’il connaît le mieux » —, il faudrait effectivement en conclure que les borgnes sont structurellement conservateurs. Si, en revanche, l’on préfère s’abreuver à une source plus classique, on peut se tourner vers Edmund Burke : « Ce sont les circonstances… qui donnent l’aspect distinctif et l’effet particulier à chaque principe politique. Ce sont les circonstances qui rendent les programmes civils et politiques bénéfiques ou nuisibles à l’humanité »12. Ou Michael Oakeshott : « Être conservateur, c’est donc préférer le familier à l’inconnu, l’éprouvé au non éprouvé, le fait au mystère, l’actuel au possible, le limité au non limité, le proche au lointain, le suffisant au surabondant, le commode au parfait, le rire présent à la félicité utopique »13. À cette aune, la rébellion populiste serait donc naturellement orientée vers le conservatisme, contre le progressisme. Et ce n’est pas un hasard si elle s’est exprimée principalement, mais pas exclusivement, par le biais de forces politiques situées à droite.

Deuxièmement, la culture progressiste contemporaine est incapable d’apprécier les raisons du populisme, condition préalable à tout dialogue avec les électeurs populistes. Cette culture repose sur la croyance en la valeur intrinsèquement positive du changement et la conviction qui en découle que, si les transformations devaient produire des effets négatifs, ceux-ci ne seraient pas corrigés en ralentissant le cours de l’histoire, encore moins en revenant en arrière, mais plutôt en accélérant le rythme14. Or c’est précisément cette confiance dans la capacité du changement à se prendre en charge que les populistes répudient à partir du « touché du doigt ». Il n’est pas déraisonnable que l’électeur populiste, qui subit ici et maintenant les effets négatifs du changement, refuse de voir une solution dans le nouveau changement qui lui est proposé. Au contraire, il y voit une source de nouvelles conséquences néfastes. Ce qui signifie, en substance, qu’il renie l’acte de foi fondateur du progressisme ; d’où l’attitude de rejet radical, voire de diabolisation ou de dérision que la culture progressiste adopte à l’égard des populistes. Sa seule stratégie, face aux infidèles, ne peut être que d’ériger un mur infranchissable les isolant jusqu’à ce que le cours bienfaisant de l’histoire leur ait montré qu’il ne les a pas rejeté, démontrant ainsi combien leur manque de foi était stupide et à courte vue.

C’est précisément cette confiance dans la capacité du changement à se prendre en charge que les populistes répudient à partir du « touché du doigt ».

Giovanni Orsina

Troisièmement, la gauche contemporaine trouve une base électorale solide dans les classes sociales du « ouï-dire », les travailleurs intellectuels des centres urbains qui pensent le monde pour vivre et pour qui le monde vécu coïncide avec le monde pensé15. Il s’agit d’un bloc social important qui, même à une époque de grande fluidité comme la nôtre, reste assez stable dans ses préférences politiques. Il ne s’agit toutefois pas d’une majorité ; et la gauche, si elle veut être politiquement compétitive, doit conserver cette base électorale « naturelle » tout en étant capable de puiser largement à l’extérieur. Ce qui signifie, en substance, qu’elle doit être à même de faire abstraction de la nouvelle division de classe mentionnée dans le deuxième paragraphe de cet essai, entre ceux qui pensent pouvoir bénéficier des processus de mondialisation et ceux qui sont convaincus d’être pénalisés — entre le groupe social central et les groupes sociaux périphériques.

Les deuxième et troisième handicaps de la gauche se renforcent mutuellement. Revenons un instant sur ce que nous avons dit précédemment, à savoir que le conflit politique contemporain voit s’opposer une identité mondialiste à des identités circonstancielles. Il est paradoxal de parler d’une identité mondialiste, étant donné que le mondialisme repose à bien des égards sur la déconstruction de l’idée même d’identité. Un signe non négligeable du besoin d’identité de l’être humain, me semble-t-il, est le processus par lequel l’anthropologie mondialiste du déracinement s’est elle-même enracinée : le rejet de toute identité comme une nouvelle identité, l’apatridie comme une nouvelle forme de citoyenneté, le rejet de toute patrie comme un nouveau patriotisme. Cette identité s’est construite à partir de la différence et de l’opposition aux identités circonstancielles et est devenue constitutive des classes sociales du « ouï-dire ». Le dégoût progressif pour le populisme n’est donc pas seulement théorique, mais — précisément — identitaire, existentiel : le globalisme inclusif qui refuse théoriquement de se constituer par la différence par rapport à un « autre » a en fait besoin d’un « autre » — et le trouve précisément dans le populiste. Celui qui écrit ces lignes, après tout, n’a eu besoin que de quelques bons dîners dans les appartements d’époque de la bourgeoisie intellectuelle romaine pour s’attaquer à la question16. Quoi qu’il en soit, la construction d’une alliance politique entre deux couches sociales dont l’une fonde son identité sur l’opposition à l’autre est très compliquée17.

The Journey of the Soul par Bill Viola, 2021. © Anton Novoderezhkin/TASS/Sipa US

Comme il est dans sa nature, la culture progressiste compte sur la capacité du changement historique à finir par corriger la peur du changement historique : les jeunes générations étant de plus en plus mondialistes, il suffira d’attendre que les anciennes générations — porteuses d’identités circonstancielles — disparaissent pour que la question soit résolue. « À long terme, le clivage culturel de l’électorat est susceptible de s’estomper grâce aux tendances démographiques et aux processus d’urbanisation », écrivaient Inglehart et Norris en 2019, « à mesure que les cohortes de l’entre-deux-guerres sans formation universitaire, qui vivent souvent dans des communautés rurales blanches relativement isolées, sont progressivement remplacées dans la population par des millennials ayant fait des études universitaires et vivant et travaillant dans les villes métropolitaines ethniquement diversifiées, qui ont tendance à être plus ouverts aux valeurs du multiculturalisme, du cosmopolitisme et du libéralisme social »18. Norris avait déjà exprimé la même thèse en 200019. Et si l’on veut élargir notre regard, la question est encore plus ancienne : pour les « plus avertis des jeunes marxistes », écrivait Eugenio Montale en 1963, le caractère non naturel (innaturalità) est « le destin de l’homme, qui est sorti de l’état de nature pour entrer dans sa phase artificielle. En l’homme sage, il y avait encore quelque chose de naturel, de simiesque, qui doit maintenant s’éteindre en vue d’une autre épiphanie. Nous aurons un jour l’homme totalement selfmade, construit par lui-même, le forgeron de ses propres destinées, le maître, sinon de l’univers, du moins de son monde. Certes, le travail prendra des siècles, mais cela vaut la peine d’essayer »20. La thèse de « l’ouverture » des nouvelles générations a été contestée sur le plan empirique21. Mais surtout — si l’on accepte l’hypothèse de base de cet article, à savoir que le soi-disant populisme naît principalement d’une révolte contre l’anthropologie mondialiste — ce sont précisément les vagues populistes qui mettent en doute cette thèse, se présentant l’une après l’autre de plus en plus haut, jusqu’à ce que la dernière finisse par envahir la Maison Blanche. Enfin, la confiance dans le cours nécessaire et bénéfique de l’histoire est tellement constitutive d’une forma mentis progressiste que qui veut analyser cette forma mentis depuis l’extérieur ne peut que la prendre immédiatement en suspicion : elle a trop l’air d’un Deus ex machina22.

La construction de l’avenir conservateur

Si les progressistes sont les outsiders de l’ère post-populiste, les conservateurs ne peuvent que partir avec un avantage. Le fait que le camp conservateur soit plus « contemporain » que le camp progressiste ne signifie pas pour autant qu’il ne soit pas obligé de se repenser en profondeur. Il doit y avoir une raison, après tout, si la rébellion du « touché du doigt » s’est exprimée par le vote pour des forces politiques nouvelles ou renouvelées plutôt que pour les partis modérés traditionnels, qui en auraient été les destinataires naturels.

Au XXIe siècle, il n’y a plus grand-chose à conserver : c’est tout le problème de la droite contemporaine. La modernité des deux cents dernières années et, de manière encore plus accélérée et radicale, la modernité tardive des cinquante dernières années ont irrémédiablement corrodé les valeurs sur lesquelles le conservatisme s’appuyait normalement. Il suffit de penser à la plus évidente des triades conservatrices — Dieu, patrie, famille — pour mesurer ce qu’il en est resté en aval des processus de sécularisation, de déconstruction des identités collectives, de globalisation, de liquéfaction des liens sociaux et de sanctification de l’autonomie individuelle : des églises de plus en plus vides, une souveraineté de plus en plus précaire, des vies sentimentales de plus en plus syncopées.

Les forces politiques de la droite modérée ont très tôt pris conscience de cette dérive. Dès les années 1980, elles ont commencé à modifier leur profil idéologique, atténuant l’appel aux valeurs traditionnelles et misant résolument sur le marché — directement dans le cas de la droite anglo-saxonne, par le biais de l’intégration européenne dans le cas de la droite continentale. Lorsqu’ils ont compris qu’il était impossible d’arrêter la marche de la modernité, et encore moins d’en inverser le cours, les conservateurs, avec le pragmatisme qui les a toujours caractérisés, se sont jetés sur son dos, convaincus qu’ils pouvaient la gouverner de l’intérieur en attribuant aux lois d’airain de l’économie capitaliste et à la croissance de la richesse matérielle que le marché produirait la tâche « conservatrice » de légitimer l’ordre social et les hiérarchies et de discipliner les individus. L’opération a fonctionné, mais elle a eu un coût : le marché — outil révolutionnaire s’il en est — a fini par détruire le peu qui restait des structures sociales et culturelles traditionnelles23.

Lorsqu’ils ont compris qu’il était impossible d’arrêter la marche de la modernité, et encore moins d’en inverser le cours, les conservateurs, avec le pragmatisme qui les a toujours caractérisés, se sont jetés sur son dos. 

Giovanni Orsina

Ainsi, lorsqu’ils se sont finalement rebellés contre les abstractions de la modernité tardive et la dureté d’un capitalisme qui ne semblait plus remplir sa promesse de prospérité universelle, les électeurs n’ont plus pu se tourner vers les partis de droite modérés, qui avaient fini par accepter et même par se plier à ces abstractions et à ce capitalisme. Ils ont donc commencé à voter pour les forces politiques dites populistes. Celles-ci, pour leur part, ont été très efficaces pour représenter la révolte, mais ont ensuite eu beaucoup de mal à la canaliser dans une direction politiquement constructive. C’est ainsi qu’est née la situation où nous nous trouvons aujourd’hui, dans laquelle la droite est confrontée à l’extraordinaire opportunité mais aussi au défi de devoir mettre sur pied un nouveau conservatisme capable de comprendre les raisons de la protestation et de s’en inspirer.

La tentation première et la plus immédiate à ce stade serait de revenir aux valeurs du conservatisme classique – Dieu, patrie et famille, pour être précis. C’est une tentation dont il y a des signes forts en Italie aujourd’hui. C’est certainement la voie la plus facile et celle qui demande le moins de réflexion, mais c’est précisément pour cette raison qu’elle est, selon toute probabilité, erronée. Parce que, tout simplement, dans la modernité tardive, Dieu, la patrie et la famille n’appartiennent plus à l’ordre du « touché du doigt ». Nous avons déjà noté comment le conservatisme a toujours été hostile aux abstractions, aux « mots qui peuvent ouvrir des mondes », aux principes adaptés à chaque temps et à chaque lieu, et a plutôt valorisé les contingences, les données empiriques, les injonctions de l’ici et du maintenant. Pendant des décennies, ces contingences comprenaient « naturellement » la mémoire historique, les identités territoriales, les croyances religieuses, les coutumes traditionnelles. Dieu, la patrie et la famille étaient, pour les hommes ordinaires, des mondes vécus. Aujourd’hui, cependant, après avoir été déchiquetés en théorie et en pratique, pendant des décennies, par la modernité tardive, pour la plupart de ces hommes ils ne le sont plus : ce sont des principes abstraits, vestiges d’un XXe — pour ne pas dire XIXe — siècle de plus en plus lointain. Un conservatisme qui prétendrait aujourd’hui repartir des traditions trouverait donc devant lui des êtres humains pour lesquels ces traditions sont désormais, dans une large mesure, de l’ordre du « ouï-dire ». Et, contre lui-même, il serait obligé de travailler sur une abstraction.

Dans la modernité tardive, Dieu, la patrie et la famille n’appartiennent plus à l’ordre du « touché du doigt ».

Giovanni Orsina

En même temps, cependant, ces mêmes êtres humains sont malheureux, effrayés et déconcertés parce que, ayant désintégré leur monde vécu, la modernité tardive s’avère inhabitable pour eux. Et ce malheur, cette perplexité et cette peur ont été, pour ainsi dire, « certifiés » par l’insurrection populiste, qui a démontré en substance à quel point l’anthropologie mondialiste est inhumaine — à quel point elle est unilatérale, centrée exclusivement sur l’autonomie individuelle aux dépens de tous les autres « besoins vitaux »24, multiples et contradictoires, de l’âme humaine. Le conservatisme a maintenant l’occasion de s’imposer face à la réalité que cette révolte a révélée. Si l’on peut souhaiter aujourd’hui un mouvement post-populiste, ce dernier ne s’appellerait pas ainsi simplement parce qu’il vient après l’insurrection populiste, mais surtout parce qu’il s’appuie sur elle, parce qu’il l’utilise comme une démonstration historique de l’insuffisance de l’anthropologie du citoyen global et, par conséquent, de la possibilité d’une anthropologie alternative qui sache limiter et contrebalancer le potentiel destructeur des processus d’intégration planétaire. Instrumentaliser le populisme, d’autre part, ne signifie en aucun cas que les raisons du populisme ne doivent pas être prises au sérieux. Au contraire : un conservatisme post-populiste devra être capable de les comprendre en profondeur et d’y apporter des réponses politiquement plus structurées, réalistes et durables que celles fournies jusqu’à présent par les partis et mouvements protestataires.

L’adoption d’un point de départ au sens anthropologique, c’est-à-dire le choix de fonder tout un édifice idéologique sur la base d’une certaine conception de l’être humain, n’est nullement étrangère à la tradition conservatrice25. L’adoption d’une posture opportuniste et pragmatique, la capacité d’exploiter de temps à autre les instruments que présentent les contingences pour ralentir le cours de l’histoire, n’est pas non plus étrangère à cette tradition. Michael Freeden a d’ailleurs souligné la capacité du conservatisme à se refléter dans son antagoniste du moment, à se donner une forme idéologique calquée sur celle de son adversaire et donc particulièrement apte à s’y opposer, à lui répondre coup sur coup26. C’est précisément en vertu de cette capacité mimétique que le conservatisme a aujourd’hui la possibilité de s’adapter au contexte de la modernité tardive en s’appuyant sur une anthropologie qui se reflète dans celle du mondialisme à travers le prisme de la contestation soi-disant populiste.

The Journey of the Soul par Bill Viola, 2021. © Anton Novoderezhkin/TASS/Sipa US

Par ailleurs, comme nous l’avons déjà noté, le choix des forces politiques de droite de se concentrer sur le marché il y a quarante ans, était déjà une première réponse aux processus de dissolution sociale et culturelle qui avaient commencé dans les années 1960. Les forces politiques de gauche, à leur tour, ont réagi dans les années 1990 en relançant, c’est-à-dire en acceptant le processus d’intégration économique de la planète, mais en imaginant qu’il puisse être accompagné, tempéré et régi par une accélération parallèle du cosmopolitisme sur le terrain juridique, politique et moral. La dialectique politique des trente dernières années s’est donc développée sur un terrain d’individualisme et de globalisme commun aux deux camps, la droite étant plus axée sur l’économie et la gauche sur le droit. L’insurrection populiste a assailli ce terrain commun, le remettant en question, l’érodant et forçant les partis traditionnels à se repositionner ou à perdre leur pertinence. À droite comme à gauche, le repositionnement a d’abord consisté à prendre les « barbares » populistes comme cible polémique. Mais au fur et à mesure que les attitudes électorales des barbares se sont développées, cette stratégie s’est avérée de plus en plus fragile. La seule solution à ce stade de la partie d’échecs est qu’un nouveau cycle politique commence. Et, de la même manière qu’à la fin des années 1970, c’est aux Noirs de jouer.

De la même manière qu’à la fin des années 1970 — et bien plus encore, étant donné l’ampleur des processus de déconstruction des traditions au cours des cinquante dernières années — à droite, la liquéfaction sociale et culturelle de la modernité tardive a atteint un stade si avancé qu’elle ne peut être contrée qu’en travaillant de l’intérieur, en imposant ses propres contradictions — ou plutôt son inhumanité. Travailler sur la modernité de l’intérieur signifie essentiellement accepter son point de vue individualiste, le seul possible dans une société liquide. Travailler sur ses propres contradictions implique de constater comment une société hyper-individualiste s’est révélée invivable pour les individus, au point de les inciter à se rebeller, et donc de repartir de ces mêmes individus non pas tels que l’anthropologie mondialiste les a imaginés ou espéré les créer, mais tels qu’ils sont réellement, ici et maintenant : des hommes ordinaires en chair et en os. L’anthropologie d’un conservatisme adapté au XXIe siècle doit se demander ce qu’est, très concrètement, une bonne vie, une vie complète, et comment la politique peut aider les gens à la construire27.

Précisément parce qu’elle s’articule autour du sujet individuel et de ses besoins, cette approche peut plus facilement s’hybrider avec le libéralisme dans ses incarnations les plus anti-jacobines, c’est-à-dire celles qui sont plus enclines à travailler avec les êtres humains tels qu’ils sont dans la réalité, que prétendre les conformer à un modèle abstrait. Le rejet de l’anthropologie mondialiste — qui devra rester absolu en ce qu’il constitue le point de départ du conservatisme post-populiste — ne doit cependant pas se traduire par une opposition a priori aux processus d’intégration mondiale qui, à leur manière, peuvent également satisfaire certains besoins fondamentaux de l’âme humaine. 

Le problème n’est pas la mondialisation en soi, mais la croyance panglossienne selon laquelle elle est naturellement et nécessairement au service de l’être humain, sic et simpliciter, et qu’il ne faut donc pas s’adapter à ce que sont les êtres humains — mais, au contraire, que les êtres humains doivent être adaptés à ce que vous êtes. Cette approche n’exclut pas non plus la récupération des valeurs traditionnelles. Mais cette récupération doit se faire en aval du processus de reconnaissance des besoins de l’être humain en chair et en os, immergé dans ses contingences historiques. Ces valeurs ne peuvent pas être représentées « à froid ». Elles doivent s’avérer capables de satisfaire concrètement ces besoins – pour descendre du « ouï-dire » au « touché du doigt ».Le conservatisme « touché du doigt » semble particulièrement adapté à l’Europe occidentale : un espace hétérogène, peuplé d’innombrables petites et moyennes communautés très jalouses de leurs particularités et de leur qualité de vie ; un territoire dont les macro-narratifs ont toujours été fragiles et se sont encore affaiblis au cours des trente dernières années ; un espace, enfin, de plus en plus provincialisé face aux grandes transformations géopolitiques et dont les institutions et les classes dirigeantes ne bénéficient plus d’une solide légitimité.

Sources
  1. Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Mondadori, Milan 1975, p. 120.
  2. Francesco Guicciardini, Ricordi, Rizzoli, Milan 1997, série C. n° 71.
  3. Valerio Valentini, « Romaniser les barbares, dit Orsina sur la Ligue et les M5 », Il Foglio, 24 août 2018.
  4. Cf. Franck H. Buckley, Progressive Conservatism. How Republicans Will Become America’s Natural Governing Party, Encounter Books, New York et Londres 2022.
  5. Giovanni Orsina, La democrazia del narcisismo, Marsilio, Venise 2018 ; idem, « Pandémie et conflit politique : la catastrophe qui n’a pas eu lieu », le Grand Continent, 19 janvier 2022.
  6. Sur ce point, la lecture essentielle reste celle de Christopher Lasch, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, W.W. Norton, New York 1996.
  7. Je suis la définition du populisme de Marco Tarchi, Italia populista. Dal qualunquismo a Beppe Grillo, il Mulino, Bologne 2015, p. 77.
  8. Michael Oswald (ed.), The Palgrave Handbook of Populism, Palgrave Macmillan, Cham 2022, p. 3.
  9. David Goodhart, The Road to Somewhere : The Populist Revolt and the Future of Politics, Hurst & Company, Londres 2017 ; Andres Rodríguez-Pose, « The revenge of the places that don’t matter (and what to do about it) », in Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, 11 (1), 2017, pp. 189-209 ; Will Wilkinson, « The Density Divide : Urbanization, Polarization, and Populist Backlash », Niskanen Center research Paper, juin 2019 ; Victor D. Hanson, The Case for Trump, Basic Books, New York 2019 ; Michael Lind, The New Class War. Saving Democracy from the Managerial Elite, Portfolio/Penguin, New York 2020 ; Hans-Georg. Betz, Michael Oswald, Emotional Mobilization : The Affective Underpinnings of Right-Wing Populist Party Support, in M. Oswald (ed.), op. cit. pp. 115-43.
  10. « L’attrait du populisme, selon nous, est sa simplicité, un récit simple qui parle aux expériences vécues actuelles » ; Daren. Lilleker, Nathalie Weidhase, The Psychology of Populism, in ivi, pp. 103-14, p. 104.
  11. Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Mondadori, Milano 1975, p. 120.
  12. Edmund Burke, Réflexions sur la révolution en France, Ideazione editrice, Rome 1998, p. 31. Mais il faut aussi relire, au moins, les pages mémorables que Burke consacre aux droits de l’homme : ibid, pp. 81-85.
  13. « To be conservative, then, is to prefer the familiar to the unknown, to prefer the tried to the untried, fact to mystery, the actual to the possible, the limited to the unbounded, the near to the distant, the sufficient to the superabundant, the convenient to the perfect, present laughter to utopian bliss » in Michael Oakeshott, On Being Conservative (1956), in id., Rationalism in Politics and Other Essays, Methuen, London 1962, pp. 168-196, p. 169.
  14. C’est ce qu’a noté récemment Luca Ricolfi dans La mutazione. Come le idee di sinistra sono migrate a destra, Rizzoli, Milan 2022. Mais sur ce point, les observations d’Augusto Del Noce restent fondamentales : voir, par exemple, Augusto Del Noce, La morale comune dell’Ottocento e la morale di oggi (1968), maintenant dans id., L’epoca della secolarizzazione, Aragno, Torino 2015, p. 210 : « Quand tout ordre objectif est nié, en quoi la volonté peut-elle trouver un contenu autre que dans l’idée de la destruction de cet ordre ? ».
  15. Sur l’évolution sociologique et culturelle de la gauche, voir par exemple : Luca Ricolfi, Sinistra e popolo. Il conflitto politico nell’era dei populismi, Longanesi, Milan 2017 ; Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’agonie ? 1968-2017, Perrin, Paris 2017 ; Michael Holmes, Knut Roder (eds.), The European Left and the Financial Crisis, Manchester University Press, Manchester 2019 ;James L. Newell (eds.), Europe and the Left. Resisting the Populist Tide, Palgrave Macmillan, Cham 2021 ; Georg Menz (ed.), The Resistible Corrosion of Europe’s Centre-Left After 2008, Routledge, Abingdon, 2023.
  16. Dans le contexte américain, Bret Easton Ellis, White, Knopf, New York 2019, l’a très bien compris.
  17. « Sur le plan électoral, il s’agit d’une stratégie risquée car l’acrobatie consistant à plaire à la fois à une foule cosmopolite urbaine tout en essayant de rester attrayant pour les électeurs des cols bleus et des classes moyennes inférieures en dehors des agglomérations urbaines ne peut réussir. En fait, il existe un risque réel d’aliéner les deux groupes » : Georg Menz (ed.), op. cit. p. 10.
  18. « In the long-term, the culture cleavage in the electorate is likely to fade over time through demographic trends and processes of urbanization […] as Interwar cohorts without college education, often living in relatively isolated white rural communities, are gradually replaced in the population by college educated Millennials living and working in the ethnically diverse metropolitan cities, who tend to be more open to the values of multiculturalism, cosmopolitanism, and social liberalism », in Ronald Inglehart, Pippa Norris, Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge University Press, Cambridge et New York 2019, pp. 16-17. Voir aussi, du même milieu intellectuel, Christian Welzel, Freedom Rising : Human Empowerment and the Quest for Emancipation, Cambridge University Press, Cambridge et New York, 2013.
  19. Pippa Norris, « Global Governance and Cosmopolitan Citizens », in Joseph S. Nye et John .D. Donahue (eds.), Governance in a Globalizing World, Brookings Institution Press, Washington DC 2000, pp. 155-177.
  20. Eugenio Montale, Sul filo della corrente, 19 février 1963, in id., Auto da fé, Mondadori, Milan 1995, pp. 248-252, p. 250.
  21. Voir les essais de Roberto S. Foa et Yascha Mounk, contestés entre autres par Inglehart et Norris : « The Democratic Disconnect » Journal of Democracy, 27 (2016), pp. 5-17 ; « The Signs of Deconsolidation », Journal of Democracy, 28 (2017), pp. 5-15.
  22. Les difficultés du progressisme post-populiste que j’ai décrites jusqu’ici en termes généraux se présentent sous une forme très concrète dans le contexte italien. Le « premier » Mouvement 5 étoiles, comme nous l’avons mentionné, a échoué. Mais de ses cendres est né un M5S de deuxième génération, le parti de Giuseppe Conte qui, contrairement au « premier » M5S, s’est fermement positionné à gauche tout en héritant de son prédécesseur la capacité de représenter la révolte populiste. Quoi de plus tangible, de plus immédiat, de plus visible que le revenu de citoyenneté – après tout, la mesure phare du Mouvement pour les élections de 2022 ? Ainsi, aujourd’hui, le M5S propose de manière crédible de représenter un progressisme post-populiste pour les classes sociales périphériques. Le « troisième pôle » de Matteo Renzi et Carlo Calenda incarne un progressisme post-populiste qui, pour l’instant, séduit surtout les classes sociales du centre. Ce troisième pôle est progressiste dans la mesure où il se situe résolument dans le camp des mondialistes, mais il est aussi post-populiste parce qu’il maintient une faible intensité idéologique et une forte intensité programmatique. Il évite les abstractions et les généralités et s’efforce de montrer comment les processus de transformation du monde global, s’ils sont administrés intelligemment, peuvent avoir un impact positif sur le monde vécu des gens ordinaires et peuvent leur apporter des améliorations tangibles. Entre Conte d’un côté et Renzi et Calenda de l’autre, armés l’un contre l’autre, le Parti démocrate est très mal à l’aise. Et ce malaise tient sur la base d’une intuition qui, comme nous l’avons vu, est correcte : la nécessité, pour le bien du camp progressiste, de construire une alliance vitale à gauche qui inclut à la fois le groupe social central et certains des groupes périphériques. Cependant, l’opération reste très difficile, précisément parce que, comme nous l’avons dit, il s’agit de transcender la nouvelle guerre de classe du XXIème siècle. De fait, pour l’instant, plutôt que de réussir à recomposer cette division, le Parti démocrate en subit les effets néfastes.
  23. Sur l’hétérogénéité des fins du thatchérisme, John Gray reste fondamental : voir les essais republiés dans Gray’s Anatomy. Selected Writings, Allen Lane, Londres 2009. Pour un récent résumé rapide et efficace sur le thatchérisme, voir Domenico M. Bruni, « Il thatcherismo », in Ricerche di storia politica, 3/2020 , pp. 301-308. Sur la relation entre l’intégration européenne et le marché dans les années 1980, voir John Gillingham, European Integration, 1950-2003. Superstate or New Market Economy ?, Cambridge University Press, Cambridge 2003. Sur la mutation des forces politiques de la droite modérée au cours des cinquante dernières années, voir Edmund Fawcett, Conservatism. The Fight for a Tradition, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2020, partie VI : « La quatrième phase du conservatisme (de 1980 à aujourd’hui). L’hyper-libéralisme et la droite dure ».
  24. « Besoins vitaux de l’âme humaine » est une expression qui revient fréquemment dans Simone Weil, L’Enracinement : Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, Paris, 1964. Récemment, Yoram Hazony a souligné l’impossibilité de réduire le conservatisme à un seul principe, la liberté individuelle : Yoram Hazony, Conservatism. A Rediscovery, Regnery Gateway, Washington D.C. 2022.
  25. Voir, pour ne prendre qu’un exemple, Roger Scruton, How to Be a Conservative, Bloomsbury, Londres 2019, p. 119 : « Mon point de départ [du conservatisme] est la psychologie profonde de la personne humaine ».
  26. Michael Freeden, Ideologies and Political Theory. A Conceptual Approach, Clarendon, Oxford 1996, pp. 332 et suivantes.
  27. Selon Simone Weil (op. cit.), par exemple, les « Besoins vitaux de l’âme humaine » sont l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, la punition, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité. Et, bien sûr, l’enracinement.