2024 est l’année des grandes élections — plus de la moitié de la population mondiale est appelée aux urnes. Pour accompagner cette actualité intense, le Grand Continent publie quotidiennement des cartes et analyses. Si vous trouvez ce travail important et estimez qu’il doit être soutenu et poursuivi, nous vous demandons de penser à vous abonner.
L’AfD a un peu plus de dix ans. Comment comprendre son ascension, d’où vient-il et où se situe-t-il comme plus grand parti d’extrême droite allemand depuis 1945 ?
À ses débuts, les cadres de l’AfD étaient principalement des universitaires — économistes, juristes — qui étaient fermement opposés à l’euro. Leur position était ancrée dans le traumatisme historique de l’hyperinflation de 1923 et elle mettait en avant des préoccupations liées à la souveraineté monétaire allemande, dans le contexte de la crise des dettes souveraines en Europe du Sud. Pour une partie de la population allemande, la solidité monétaire est considérée comme sacrée, car la monnaie allemande née en 1948, préexiste de fait et en droit, à la Loi fondamentale de 1949. La sacralisation s’est accentuée avec la loi constitutionnelle de 1957, qui consacre l’indépendance de la Bundesbank par rapport au pouvoir politique, législatif ou exécutif.
La réaction de l’AfD s’est notamment cristallisée contre le mandat de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne (BCE). Le mécontentement était double : d’abord, après Jean-Claude Trichet (un Français), la monnaie allemande était sous la gouverne d’un Italien. Ensuite, Draghi, avec sa politique du « Whatever it takes », a renforcé le sentiment de trahison. Par la suite, cette vocation initiale de l’AfD a été transformée par le mouvement PEGIDA (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident ; en allemand Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes), avec lequel elle est entrée en synergie. Ce mouvement, fondamentalement xénophobe, prétend s’inscrire dans la continuité des manifestations de la période 1989-1990, qui ont marqué la fin de la RDA. L’AfD est ainsi passée d’une approche centrée sur des enjeux monétaires à une position populiste plus prononcée.
Cette transition s’est manifestement confirmée lors du dernier congrès de l’AfD, en juillet 2023, à Magdebourg, où les ethno-nationalistes ont définitivement pris le contrôle — je pense à Björn Höcke (chef de l’AfD en Thuringe) et à Maximilian Krah, tête de liste aux européennes de 2024 — un docteur en droit, avocat, père catholique de 8 enfants et ouvertement néo-nazi, comme il le démontre dans son essai-manifeste Pour une politique de droite (Politik von rechts). Les profils universitaires du début, dont le Pr. Jörg Meuthen, tête de liste européenne en 2019, était le dernier représentant, ont déserté le parti, comme Meuthen, lui-même, en 2022.
Aujourd’hui, l’AfD se situe toujours en deuxième position dans les sondages, à 18 %, derrière la CDU/CSU à 29 %. Comment expliquer l’impressionnante ascension du parti au cours des deux dernières années ? Est-il seulement porté par le mécontentement d’une partie de la population devant une situation économique dégradée ?
La montée de l’AfD peut s’expliquer par une combinaison de facteurs économiques, sociaux et politiques. D’une part, l’économie allemande a été confrontée à une crise de ses secteurs fondamentaux, comme la production de machines et l’industrie automobile. Ce déclin économique a ravivé les souvenirs du début des années 2000, période où l’Allemagne était qualifiée d’« homme malade de l’Europe » et où la toute jeune « République de Berlin » était comparée à longueur d’éditoriaux à la « République de Weimar ».
En outre, il y a eu une résurgence du mouvement PEGIDA à partir de 2020, principalement en réaction aux politiques sanitaires liées à la pandémie de Covid-19. La politique sanitaire est souvent interprétée à l’Est comme un retour aux jours sombres de la RDA : les mesures de restriction sanitaire sont comparées à l’emprise de la dictature sur les Est-Allemands. Dans le sillage de ce discours, l’AfD, comme beaucoup de partis d’extrême droite, propose un discours populiste promettant de redonner le pouvoir au peuple face à une élite censément prompte à l’opprimer.
L’Allemagne connaît aujourd’hui une récession économique et des doutes sur sa capacité de production. Ces inquiétudes s’étendent même au domaine sportif, par exemple au football, où l’équipe nationale a connu deux éliminations successives au premier tour de la Coupe du monde et de véritables déroutes dans les compétitions intermédiaires. S’impose le sentiment que le pays est en déclin. Les infrastructures, telles que les ponts, les routes et les écoles, souffrent. Cette dégradation est due à une politique d’austérité rigide et à l’obsession du déficit zéro, principalement portée par Wolfgang Schäuble et Angela Merkel puis, désormais, par le FDP — le parti libéral, qui gouverne en coalition avec les verts et le SPD depuis 2021. Dans ces conditions, la situation actuelle est propice à l’émergence de partis comme l’AfD, qui promettent un avenir meilleur.
Quelle est la géographie électorale de l’AfD ? Fait-elle écho à celle du parti nazi ou d’autres organisations d’extrême droite de l’entre-deux-guerres ?
Cela me semble assez clair. Pour saisir la manière dont ce parallélisme se révèle, on peut regarder deux Länder : la Bavière et la Thuringe.
En Bavière, pendant l’époque du nazisme, il existait une forme de résistance, non pas active, mais plutôt une forme d’immunité culturelle et sociale face à l’influence nazie. Ce phénomène que les historiens appellent Resistenz — au sens de la résistance des matériaux — était en grande partie dû à la forte présence du catholicisme social et à une culture locale profondément enracinée. Le fait que cette culture politique soit intrinsèquement nationaliste (avec un particularisme bavarois qui rendit, à partir de 1933, tout ce qui venait de Berlin suspect), conservatrice, misogyne, antisémite et raciste, rendait elle-même l’offre nazie superflue. Aujourd’hui encore, alors que la CSU et ses alliés dominent politiquement avec plus de 50 %, l’AfD parvient difficilement à atteindre environ 15 % en Bavière. Le fort sentiment de particularisme bavarois semble limiter sa progression dans une région où la domination d’une droite assez radicale (CSU et Freie Wähler) est tellement écrasante que l’AfD n’y trouve aucun espace, ou presque.
À l’inverse, la Thuringe, qui est le Land limitrophe de la Bavière au Nord, présente un paysage différent. Historiquement, dès les années 1920, cette région a montré une inclinaison notable vers le nazisme, et des villes comme Weimar se distinguèrent tôt, dès les années 1920, par leur soutien au mouvement. Dès 1930, la Thuringe est dirigée par un premier gouvernement de coalition entre la droite et l’extrême droite nazie, et devient un laboratoire de la crédibilité du NSDAP, qui prouve ainsi qu’il est bel et bien un parti de gouvernement. Après la Seconde Guerre mondiale, ce territoire a fait partie de la RDA pendant quatre décennies. Cette période a apporté ses propres dynamiques culturelles et politiques qui ont sans doute également pesé sur les tendances électorales actuelles. Bien qu’il soit difficile d’établir une continuité directe entre les penchants électoraux de la période d’entre-deux-guerres et aujourd’hui, il me semble néanmoins évident qu’une certaine inclinaison, à la fois nationaliste et conservatrice, persiste.
En parlant de la RDA, les nouveaux Länder issus d’Allemagne de l’Est sont bien plus favorables à l’AfD que ceux de l’Ouest. Ces dynamiques peuvent-elles être reliées aux politiques de dénazification post-guerre ou au renouveau nationaliste de la réunification ?
La RDA a longtemps promu un discours mémoriel mélioratif, et se présentait comme un État fondé sur des valeurs antifascistes. Le fascisme et le nazisme étaient vus comme les maux d’élites corrompues et bourgeoises, tandis que le peuple, composé d’ouvriers et de paysans, était considéré comme intrinsèquement sain et globalement exempt de ces idéologies. Cette vision est conforme à la thèse de Georgi Dimitrov qui, en 1935, définit le fascisme comme le dernier recours d’une bourgeoisie en déroute depuis 1929. Cette approche a conduit à une purge radicale des élites — celle-là même qui n’a jamais eu lieu à l’ouest — alors que la masse ouvrière et paysanne était considérée comme unbelastet — non affectée par le nazisme.
Le récit éducatif en RDA était axé sur la résistance du peuple contre le fascisme, où presque tout le monde était perçu comme résistant et héroïque. Cet antifascisme affirmé contrastait fortement avec l’insuffisante dénazification à l’Ouest, qui fut souvent et à juste titre critiquée par les dirigeants d’Allemagne de l’Est pour son manque de sérieux. Mais à partir des années 1970, lorsque la génération des enfants de la Seconde Guerre mondiale est arrivée à l’âge adulte, l’Ouest a enfin entamé un travail mémoriel et éducatif sur le nazisme, qui a été gelé à l’Est — puisque le pays était officiellement purgé du fascisme.
Après la réunification en 1990, l’Est n’était peut-être pas préparé à affronter une montée de l’extrême droite, d’autant plus que celle qui émergeait était violente. De fait, cette période a vu des jeunes de l’Est se tourner vers le nationalisme, en réponse à ce qui était perçu comme un vol d’identité après la chute de la RDA, et face à la domination de l’Ouest. Alors que les anciens Länder de RDA ont vu leur monde s’effondrer — et ont parfois eu l’impression d’être colonisés par l’Allemagne de l’Ouest — la réappropriation de l’idée ethnonationaliste de « Volk », qui n’existait pas dans une RDA qui avait une conception politique et universaliste du peuple, a joué un rôle crucial. Ce regain d’intérêt pour le nationalisme a coïncidé avec la quête d’une virilité de réassurance, une tendance observée dans d’autres régions post-communistes, comme l’illustre la montée d’une figure comme Poutine en Russie. Plus concrètement encore, les taux de chômage de 30 %, la liquidation de l’industrie et de l’artisanat est-allemand, la violence de la « prise de possession » (Übernahme) voire de l’annexion (Anschluss) par les entreprises ouest-allemandes — à qui Kohl et Schäuble avaient permis de déroger au droit du travail en échange de leur installation à l’est, devenu un laboratoire de politiques « sociales » imposées ensuite à l’ouest par Schröder et Peter Hartz — ont été un traumatisme social doublé d’une rupture anthropologique dont on peine à mesurer l’intensité et dont les séquelles culturelles et politiques sont encore bien vivaces 35 ans après.
Le discours de l’AfD, typique de l’extrême-droite, est empreint d’empowerment — un discours d’habilitation —, affirmant au nom d’un peuple sur un fondement ethno-nationaliste que « c’est nous qui décidons », et non pas les élites. Ce message, visant à redonner le pouvoir à la base, est une constante chez Björn Höcke, figure de proue de l’AfD. En tant qu’ancien professeur d’histoire de lycée (Studienrat), Höcke est reconnu pour ses compétences pédagogiques et oratoires, ainsi que pour sa culture. Il a par ailleurs su adopter une posture parfaitement opportuniste, en se présentant comme profondément attaché à la Thuringe, alors même qu’il est issu d’Allemagne de l’Ouest.
Quelles sont les relations de l’AfD avec les groupes d’extrême droite plus radicaux ?
La force principale de l’AfD réside dans sa capacité agrégative, une aptitude à fédérer et à intégrer au sein de sa structure des éléments plus radicaux. Cette stratégie a permis à l’AfD de transformer des individus aux profils extrémistes, parfois violents, en représentants politiques respectables grâce à leurs succès électoraux : des individus naguère identifiés comme militants radicaux violents — crânes rasés et battes de baseball — sont devenus des députés dans les parlements régionaux de Brandebourg, de Saxe, Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, de Saxe-Anhalt et de Thuringe : les cinq Länder de l’Est. Ce phénomène a créé un effet de capillarité, une pompe aspirante pour des profils radicaux en quête de statut social et de prébendes. Cette transformation honorabilitaire contribue par la suite à attirer d’autres éléments radicaux : l’AfD leur apparaît, à juste titre, comme le seul débouché politique et comme l’unique vecteur de carrière, au rebours des organisations demeurées groupusculaires comme le NPD.
Cette démarche est particulièrement manifeste au niveau des leaders locaux de l’AfD, qui recrutent activement des individus au passé extrémiste, profitant de leur crédibilité de rue tout en s’assurant de leur docilité et les domestiquant par des mandats et tous les avantages qui y sont liés. L’idée sous-jacente est qu’il vaut mieux intégrer ces éléments au sein du parti, leur offrant une indemnité parlementaire, une immunité et des frais de mandats, plutôt que de les laisser à l’extérieur où ils pourraient critiquer le « système » et fragiliser le parti sur sa droite. Cette stratégie diffère de celle du Rassemblement national (RN) en France, où la volonté affirmée, depuis une décennie, de normalisation et de dédiabolisation conduit à l’exclusion des membres trop radicaux sur la base de leur activité sur les réseaux sociaux, même si les trous dans la raquette sont béants.
En Allemagne, cette intégration est facilitée par une grande tolérance à l’égard de certaines expressions radicales, considérées comme du folklore. Cela permet à l’AfD de maintenir en son sein des individus aux idées radicales qui, une fois encadrés, peuvent se révéler utiles au parti. Cette ligne s’est affirmée au cours des dernières années : elle est notamment fermement promue par Bjorn Höcke, tandis que ceux qui s’y sont opposés, comme Frauke Petry, ont été éliminés du parti.
Percevez-vous une évolution dans les discours historiques et mémoriels sur le nazisme en Allemagne ?
L’analyse du discours historique et mémoriel sur le nazisme en Allemagne révèle une évolution significative. Initialement, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970, prévalait un certain scepticisme quant à la capacité des Allemands à avoir commis de tels actes. Dominait l’idée qu’ils étaient victimes d’une justice des vainqueurs. On minimisait les crimes et on se glorifiait de la bravoure allemande sur le front de l’Est où l’on avait, disait-on, sauvé l’Europe du « communisme ».
Cette perspective commence à changer radicalement dans les années 1970, avec la montée d’une génération de baby-boomers en conflit ouvert, parfois armé, avec celle de leurs parents. Cette rupture est symbolisée par des figures de la Fraction armée rouge qui, tous, rapportent qu’ils ont découvert des reliques nazies dans les greniers familiaux, ce qui a provoqué chez eux une remise en question radicale du discours officiel sur l’État ouest-allemand, perçu comme intrinsèquement fasciste.
Cette période de remise en question a été amplifiée par un renouveau mémoriel international, avec des œuvres comme la série Holocaust (1979) qui, malgré ses libertés narratives, a touché des dizaines de millions de spectateurs en Allemagne, et contribué à un changement de perspective.
Vers la fin des années 1990, un contre-mouvement s’observe avec le discours de Martin Walser, qui a critiqué l’utilisation morale d’Auschwitz. Des figures politiques comme Helmut Kohl et Gerhard Schröder ont également contribué à ce débat, cherchant à relativiser la responsabilité de leurs générations, nées juste avant ou après la guerre. Dans le cas de Schröder, cette rhétorique lui a permis de justifier la première intervention militaire extérieure de l’Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale, dans les Balkans : un homme qui, comme lui, était né en 1944, ne pouvait être suspecté de rien…
La question de la mémoire du nazisme reste néanmoins centrale dans les débats allemands, notamment autour du Holocaust-Mahnmal à Berlin, où la culpabilité est métaphoriquement inscrite au cœur de la ville dans une nécropole de béton. Cependant, l’avènement d’Internet et, surtout, des réseaux sociaux et la montée de théories conspirationnistes, y compris en réaction à la pandémie de Covid-19, ont ouvert la voie à un spectre plus large de négationnisme et de révisionnisme, allant de la minimisation de la période nazie par des figures comme Alexander Gauland, de l’AfD, à des amalgames complotistes impliquant des personnalités comme Bill Gates et George Soros. S’est notamment développé un discours de minimisation résumé par Gauland il y a quelques années lorsqu’il a dit qu’au regard d’un millénaire allemand glorieux — le choix du nombre est en lui-même parlant lorsque l’on pense au « Reich de mille ans » —, les douze ans de nazisme constituaient une « fiente d’oiseau »… Plus généralement, les leaders de l’AfD ont réintroduit l’idée que l’immense majorité des combattants allemands de la Seconde Guerre mondiale — de la Wehrmacht et de la SS — s’était conduite honorablement et, derechef, avaient bel et bien protégé l’Europe (blanche et chrétienne) contre l’arriération steppique du « bolchevisme ».
Aujourd’hui, la tolérance envers certaines positions qui auraient été politiquement fatales il y a quinze ans a progressé. Cela illustre un déplacement des lignes de ce qui est socialement et politiquement acceptable en Allemagne, notamment en comparaison avec d’autres fautes, par exemple académiques. Pour le dire simplement, je pense que pour une partie importante de l’opinion publique allemande, il est plus grave d’avoir plagié sa thèse de doctorat que d’avoir distribué des tracts antisémites et négationnistes dans sa jeunesse, comme l’illustrent les cas de deux hommes politiques bavarois, Karl-Theodor von und zu Guttenberg (CSU) et Hubert Aiwanger (Freie Wähler).
Depuis une dizaine d’années, l’européanisation des luttes nationalistes est devenue de plus en plus visible. Comment se positionne l’AfD à l’échelle européenne ?
L’AfD manifeste une prédilection marquée pour la Hongrie de Viktor Orban, régulièrement cité comme modèle, et évoque moins le PiS polonais, car le racisme et le ressentiment anti-polonais sont vifs dans l’extrême-droite allemande — volontiers irrédentiste au sujet de la Silésie et de la Poméranie, provinces prussiennes attribuées à la Pologne en 1945. Concernant le Rassemblement national en France, toute progression de ce parti est perçue comme un signe avant-coureur significatif, même si Krah lui préfère Zemmour et Reconquête. Néanmoins, l’ethno-nationalisme allemand cultive un particularisme et une paranoïa qui rendent difficile une collaboration étroite avec d’autres mouvements nationalistes. L’idée d’une coalition internationale pour la défense de la civilisation européenne est envisagée, mais sous des conditions strictement allemandes, ce qui trahit une certaine réticence face à une coopération véritable. Cela marque une rupture avec la période pendant laquelle Frauke Petry a dirigé le parti, entre 2015 et 2017 : elle était connue pour ses tentatives d’ouverture vers d’autres partis nationalistes européens.
À l’heure actuelle, l’AfD s’inscrit dans une phase de réaffirmation identitaire, en refusant les excuses pour le passé et en revendiquant la grandeur culturelle de l’Allemagne. Cette attitude illustre un durcissement du discours qui souligne un éloignement des efforts de « dédiabolisation » observés ailleurs en Europe, en France ou en Italie par exemple. C’est en phase avec le discours historique du parti, qui se raidit de plus en plus ouvertement. De plus en plus de leaders de l’AfD revendiquent et « assument », selon le vocable à la mode, la totalité de l’histoire allemande : la Seconde Guerre mondiale est par exemple ramenée à un conflit contre le stalinisme tandis que les quelques débordements regrettables du nazisme ne saurait interdire d’être « fier » de l’Allemagne et de ses réalisations. Ce nationalisme exacerbé pourrait compliquer les relations avec ses potentiels partenaires européens — c’est du reste déjà le cas au sein du groupe parlementaire européen.
En janvier a été révélée l’existence d’une réunion secrète consacrée à la remigration en novembre 2023, impliquant des membres de groupuscules d’extrême droite et néonazis et plusieurs cadres de l’AfD. Cela marque-t-il un tournant dans l’histoire récente du parti ?
Cette réunion, caractéristique de l’hégémonie d’une ligne d’extrême droite dure au sein de l’Alternative für Deutschland (AfD) ne constitue pas une rupture, mais l’expression d’un courant qui s’est renforcé et imposé au fil du temps, jusqu’à prendre le contrôle du parti.
Maximilian Krah, qui a des ambitions théoriques, joue un rôle prépondérant dans cette dynamique. Son manifeste déjà cité, Politik von rechts. Ein Manifest (Verlag Antaios, 2023), présente comme absolument véridique la théorie du « grand remplacement », concept qui trouve ses origines dans certains discours ethno-nationalistes européens de la fin du XIXe siècle. D’abord élaborée contre la population juive européenne, qu’il aurait fallu forcer à la migration, ou déporter, vers des lieux comme la Palestine, l’Éthiopie, l’Ouganda, ou Madagascar, cette théorie est aujourd’hui réinterprétée pour s’appliquer à d’autres groupes perçus comme étrangers, notamment les populations d’origine africaine — les Juifs, rappelons-le, sont toujours perçus par les radicaux comme une population racialement allogène, issue d’Afrique ou/et d’Asie mineure. La réunion du mois de novembre, dont les conclusions font écho à la politique antisémite des nazis qui, entre 1933 et 1941, visait à faire partir les Juifs du « biotope » (Lebensraum) germanique, témoigne en quelque sorte d’une volonté d’aligner les propositions politiques avec l’armature théorique profonde du parti.
Les échos avec le nazisme sont nombreux dans cette séquence. Cela dit-il quelque chose de la culture politique de l’AfD ?
Je pense qu’en interne les références au nazisme font sourire. Il existe, au sein de l’extrême droite allemande, une forme de « jeu » référentiel avec les années 1933-1945, qui va du salut bras tendu entre amis aux allusions à peine codées dans les discours de Höcke, en passant par la raie capillaire et la mèche assez explicites de Krah. Le choix délibéré du lieu de réunion, à proximité du lac de Wannsee, n’est pas anodin. Il révèle une fascination morbide pour cette période, et l’effroi qu’elle suscite. Cette attitude suggère que les cadres de l’AfD appréhendent de moins en moins les références ouvertes à cette époque, ou qu’ils trouvent une forme de satisfaction perverse à les manipuler : il y a clairement une forme de jouissance à transgresser les tabous fondamentaux qui constituent la politique allemande depuis les années 1970.
Parallèlement, cette stratégie a une dimension publique calculée. En jouant des références au nazisme, ils exploitent une lassitude générale vis-à-vis de la constante évocation de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Ce faisant, ils tentent de renverser les critiques en se présentant comme les victimes d’une assimilation jugée excessive à ces périodes historiques et en revendiquant une forme de libération envers ce qu’ils considèrent comme une culpabilité imposée.
La réunion était censée être secrète. Sa révélation a suscité un tollé, poussant notamment les leaders de la CDU à condamner l’AfD. Cette affaire pourrait-elle isoler de nouveau l’AfD ?
La réaction de la CDU reflète simplement une contrainte politique face à des faits particulièrement lourds : la réunion de néo-nazis avec le principal parti d’extrême droite mais aussi avec des membres de l’aile droite de la CDU, la Werte-Union, pour promouvoir ensemble un agenda radical. Ce moment force la CDU à prendre position, malgré une stratégie politique qui, jusqu’à présent, ne montre pas de rupture significative avec les thèmes de l’extrême droite, notamment en matière de politique migratoire et de droit à la nationalité. Bien au contraire, la dynamique de la CDU est inverse : l’alignement sur l’AfD est stupéfiant, un peu comme celui de LR sur le RN en France.
Pour moi, l’aspect le plus remarquable de cette affaire est la réponse de la population allemande. La diffusion de l’enquête a engendré des manifestations dans toute l’Allemagne, une mobilisation sans précédent de la société civile contre l’AfD. Ces manifestations, observées dans des villes de toutes tailles, y compris dans de toutes petites localités, révèlent un rejet profond des idées promues par l’AfD et marquent un point de bascule potentiel dans l’opinion publique.
La question demeure de savoir si cet incident renforcera la coalition au pouvoir en Allemagne, par un rejet accru de l’AfD. En effet, les divisions internes au sein de la coalition, entre les libéraux, les écologistes et le SPD, rendent ce scénario très incertain : alors que certains Verts poussent à un rapprochement avec la CDU, que les libéraux sont dans une logique de plus en plus outrancière, et que le SPD paraît incapable de définir une ligne, il est de plus en plus probable que la coalition disparaisse. Au passage, on remarque que les positions des libéraux (FDP) accréditent systématiquement les propositions les plus dures de l’AfD : comme l’extrême droite, le FDP est anti-écologiste, pro-business, anti-fiscalité, anti-normes… Les prises de position des ministres FDP — Lindner aux finances, Wissing aux transports — sont catastrophique sur le plan interne — refus de limiter la vitesse sur autoroute, refus de revenir sur le Dienstwagenprivileg, qui coûte une fortune aux finances publiques, opposition à la sortie du thermique, sous pression du lobby automobile allemand, mantra de la « baisse des impôts » qui a pour corollaire la destruction des services publics et la déshérence des infrastructures, etc. — comme sur le plan européen, car le gouvernement allemand s’est aligné sur la position libérale de s’opposer à la fin du moteur thermique et aux principales dispositions du Green Deal européen — idem pour les pesticides. Le parallélisme avec le gouvernement français, qui s’aligne sur le RN sur certains sujets et pratique une course préoccupante au moins-disant environnemental, fiscal et judiciaire — dérégulation de tous les contrôles des « affaires » — est frappant.
En Allemagne, la révélation de cette réunion peut isoler l’AfD, mais il n’est pas impossible qu’à moyen terme, elle renforce sa position auprès de ses partisans — et surtout de ses sympathisants potentiels — en jouant sur la victimisation et en exploitant les fractures politiques existantes.