Les dernières semaines en Pologne ont mis à l’épreuve tout à la fois le gouvernement Tusk, les opposants membres du parti Droit et justice (PiS) et la Constitution polonaise. Jeudi soir, le 11 janvier, une manifestation massive à l’initiative du PiS a marqué les esprits à Varsovie. Deux grandes décisions du nouveau gouvernement créent la controverse.

D’abord, la réforme des médias publics s’est affirmée comme le cheval de bataille du nouveau gouvernement de Donald Tusk issu des élections du 15 octobre dernier.

  • Les principaux médias en cause sont TVP, groupe public de chaînes télévisées, Polskie Radio, le groupe radiophonique, et PAP, l’agence de presse nationale. Ces médias ont largement contribué à la propagande au profit du PiS, refusant de couvrir sérieusement les manifestations de l’opposition ou associant les membres de la Coalition civique aux Allemands. 
  • L’avantage donné par les médias publics au PiS a été reconnu par tous les membres de l’opposition, par de nombreuses organisations internationales (comme l’OSCE) et même par certains députés du PiS.
  • Le PiS considère que tous les médias privés en Pologne sont favorables au gouvernement, et de fait ceux-ci sont relativement libéraux. Le PiS lui-même a longtemps bataillé contre la première chaîne privée TVN et envisageait même en 2021 de ne pas renouveler sa licence. Depuis la victoire de Tusk, le PiS revendique un statut de défenseur de la liberté d’expression et considère que, sans TVP ou Polskie Radio, le pluralisme médiatique disparaîtrait en Pologne.

Cette bataille s’est concrétisée depuis le mois de décembre, lorsque le gouvernement Tusk a engagé des procédures contre les médias publics. Le personnage principal de cette lutte est Bartłomiej Sienkiewicz, nouveau ministre de la Culture.

  • Le gouvernement a d’abord renvoyé les directeurs et conseils d’administration des médias publics, en les remplaçant par de nouveaux, plus proches du pouvoir. Cette décision a eu de graves conséquences, lorsque les députés PiS (dont l’ancien Premier ministre Morawiecki ou le président du PiS Kaczyński) ont envahi les locaux de TVP pour soutenir les journalistes et administrateurs en place, entraînant des échauffourées avec la police.
  • Sienkiewicz a déclaré qu’il avait pris ces décisions au nom du droit commercial : l’État étant le seul propriétaire de ces médias, et le droit de propriété autorisant la nomination des gestionnaires de ladite propriété, il était dans son bon droit de nommer de nouveaux gestionnaires.
  • Pour autant, cet usage du droit commercial est relativement controversé, même selon certains juristes libéraux1. Les médias publics, quand bien même ils sont la propriété de l’État, sont de fait régis par d’autres textes juridiques. Le problème est que ces textes ont eux-mêmes été modifiés par le PiS au pouvoir… 
  • De fait, un tribunal de Varsovie a jugé début janvier qu’en l’état actuel du droit, les nominations de Sienkiewicz ne sont pas valides et que c’est le Conseil national des médias qui doit les réaliser. Or ce Conseil a été créé par le PiS, et son directoire a une majorité pro-PiS. Il a récemment proposé de nouveaux dirigeants, proches du PiS.
  • Par ailleurs, outre la nomination de leurs dirigeants, se pose la question de la survie et du financement de ces médias. Dès le 20 décembre dernier, la chaîne TVP Info (sorte d’équivalent de France Info), jugée comme la plus pro-PiS par le gouvernement, a été mise hors service.
  • À la toute fin décembre, un autre conflit s’est développé entre le gouvernement et le président Duda, indépendant mais proche du PiS. Dans une série de développements au cours duquel, par exemple, le gouvernement a proposé 0 zlotys pour financer les médias publics en 2024, et où Duda a refusé d’approuver le budget du gouvernement en raison notamment des conflits liés aux médias, le ministre Sienkiewicz a annoncé la liquidation de ces médias. Cela leur permet de fonctionner jusqu’à ce que l’avenir des médias polonais soit vraiment statué.

Au fond, la controverse sur les médias publics est forte de nombreuses contradictions. 

  • Le gouvernement semblait décidé à les réformer, cependant aucun réel plan de transformation ne semble émerger au-delà de ces nouvelles nominations. Le gouvernement voulait « dépolitiser » les médias publics, mais y a nommé avec hâte des proches quitte à demander à la police d’évacuer certaines personnes des locaux. 
  • Le PiS, de son côté, se positionne comme défenseur de la démocratie et de la liberté d’expression, après avoir pris plusieurs mesures pour les limiter pendant ses années au pouvoir. Les députés PiS, au nom de l’indépendance des médias, sont allés faire un sitting dans les locaux des médias publics, prenant des photos avec leurs proches journalistes. Les médias ont actuellement deux dirigeants, ceux nommés par Sienkiewicz et ceux nommés par les proches du PiS. Chaque jour un nouveau développement fait pencher la balance d’un côté ou d’un autre.

À cette querelle sur les médias se superpose une autre, au sujet de la condamnation de deux députés du PiS anciennement membres du gouvernement Morawiecki, qui donne à voir en quelque sorte deux systèmes juridiques et idéologiques qui coexistent en Pologne. L’histoire est assez ancienne, mais a connu des développements majeurs récemment.

  • Dans les années 2000, lors du premier mandat du PiS (2005-2007), Mariusz Kamiński et Maciej Wąsik étaient respectivement directeur et directeur adjoint du Bureau central anticorruption. En 2015, alors devenus députés, ils ont été condamnés pour abus de pouvoir lors d’une enquête anti-corruption qui avait fini par entraîner la chute du vice-Premier ministre Andrzej Lepper. La position du PiS a toujours été de dire que les deux hommes ont joué un grand rôle dans la lutte contre la corruption dans le pays (peu importe les moyens, donc).
  • Alors que les deux députés faisaient appel de leur condamnation, ils ont reçu le pardon présidentiel de Duda. Or ce pardon est très controversé : selon les principes de base de la séparation des pouvoirs, le pardon du président (garanti par la Constitution) ne peut être accordé que lorsque les procédures juridiques sont achevées et lorsque la condamnation est définitive. Ce qui n’était pas le cas en 2015, puisque l’appel était en cours. La très grande majorité des juristes sont d’accord sur ce point. Sinon, l’exécutif influence le judiciaire.
  • Alors que l’affaire était plus ou moins restée en suspens, le duo Kamiński-Wąsik a été nommé ministre et vice-ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Morawiecki. En 2023, ils ont été réélus députés PiS, dans l’opposition au gouvernement Tusk.
  • Or en décembre 2023, la Cour suprême polonaise a finalement conclu que le pardon de Duda en 2015 était bien invalide. Les deux députés et ex-ministres sont bel et bien condamnés à deux années d’emprisonnement. Le président de la Diète a de ce fait conclu qu’ils ne pouvaient plus être députés et les a privés d’accès au Parlement.

Le conflit a explosé début janvier. 

  • Duda soutient que son pardon est valide et que les juges en question sont proches du gouvernement Tusk. Il a été conforté par des jugements Tribunal constitutionnel et une chambre concurrente de la Cour suprême — tous deux peuplés de juges, appelés « néo-juges », récemment nommés par le PiS dans sa croisade contre l’indépendance de la justice en Pologne.
  • Ces deux jugements ont encore été démentis par de nouveaux jugements de la Cour suprême, cette fois-ci pris par d’anciens juges non-proches du PiS.
  • Dès lors, dans une scène rare, Duda a convié Kamiński et Wąsik au palais présidentiel pour, en quelque sorte, les protéger. La police a fini par entrer dans le palais et a bien logé les deux députés en prison. Ils y sont toujours.
  • La scène a suscité de vives réactions au sein du PiS. Toutes les grandes figures du parti parlent de « prisonniers politiques », jamais vus en Pologne depuis le communisme. Jeudi, Duda affichait sur le palais présidentiel la photo des deux députés avec le terme « Solidaires », dans la fameuse police de Solidarność. Depuis, les deux députés ont annoncé qu’ils entamaient une grève de la faim en prison.
  • Jeudi 11 janvier, le président Duda a organisé une conférence de presse inattendue déclarant qu’il lançait de son côté une nouvelle fois les mesures pour accorder le pardon des deux députés, qui sont de fait définitivement condamnés.
  • Cette procédure a des chances d’aboutir — cependant, elle est en grande contradiction avec toute la posture du PiS et de Duda lui-même depuis le début de l’affaire… Le pardon de 2015 était-il donc invalide aux yeux de celui qui l’a émis ? Duda a lui-même réaffirmé dans la conférence de presse qu’il était légitime en 2015.

Dans ce maëlstrom politico-juridique, le PiS a donc organisé sa grande manifestation jeudi dernier, 11 janvier, la « protestation des Polonais libres », au nom de la liberté d’expression : 300 000 participants selon le PiS, 35 000 selon la mairie de Varsovie dirigée par la Plateforme civique. 

  • Le discours des dirigeants du PiS n’a au fond pas beaucoup changé depuis la campagne. Kaczyński, président du PiS et leader de facto de la Pologne de 2015 à 2023, a déclaré : « Nous défendons la Pologne contre le retour de l’impérialisme allemand et contre cette misère idéologique ». 
  • Morawiecki, ancien Premier ministre, a ajouté : « Il devait y avoir un État de droit, et il y a une absence de lois […] Il devait y avoir l’Europe, et il y a le Bélarus ».

Sans tomber dans le cliché des deux Pologne irréconciliables, il y a bien en Pologne actuellement une bipolarisation croissante de la société, ainsi que des systèmes juridiques concurrents qui laissent peu de place à la recherche d’un compromis institutionnel et à un retour consensuel à l’État de droit dans le pays. Encore dernièrement, le Tribunal constitutionnel, proche du PiS, a rendu quasi impossible le retrait du gouverneur de la Banque centrale polonaise, considéré également proche du PiS. Le gouvernement souhaite aussi déchoir de ses fonctions le procureur national, mais le PiS et Duda viennent de condamner « une autre violation flagrante du droit »2. Comme l’indiquait Jarosław Kuisz dans nos colonnes, « ces échanges préliminaires sont d’autant plus nécessaires que la coalition pourrait assez vite se heurter à une opposition institutionnelle de taille : Andrzej Duda, le président de la République, est un ancien membre du PiS dont il reste un proche allié ; depuis la réforme judiciaire de 2015, le Tribunal constitutionnel est complètement  aux mains du PiS ».

Sources
  1. Un résumé de trois interprétations juridiques divergentes a été publié, en anglais, par Notes from Poland ici.
  2. Wiadomosci.