Après Timothy Garton Ash, Olena Stiazhkina, Andreï Kourkov et Constantin Sigov, nous poursuivons notre série sur la guerre d’Ukraine et ses conséquences pour l’Europe en publiant un texte de l’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen. Abonnez-vous pour recevoir chaque jour nos textes, cartes et analyses.
Quand la violence sexuelle devient une arme
Ma grand-tante n’était pas muette de naissance 1. Au début de la seconde occupation soviétique de l’Estonie, elle fut emmenée pour subir toute une nuit d’interrogatoires, après quoi elle cessa définitivement de parler. En rentrant à la maison le matin, elle paraissait à peu près en forme, mais elle ne dit plus jamais rien d’autre que : « Jah, ärä1. » On pouvait lui demander n’importe quoi, sa réponse était toujours : « Jah, ärä. » Elle ne se maria pas, n’eut pas d’enfants, ne fréquenta personne. Elle passa le restant de ses jours seule avec sa mère.
J’ai entendu l’histoire de ma grand-tante dans mon enfance ; les adultes n’entraient pas dans le détail, mais tous comprenaient sûrement ce qui s’était passé au cours de ces interrogatoires. Moi aussi, je comprenais.
Des années plus tard, j’ai écrit mon roman Purge1, précédé par la pièce de théâtre homonyme, tout en suivant les procès sur les crimes de guerre commis dans les Balkans. Je n’en revenais pas que des camps de viol aient pu voir le jour dans l’Europe contemporaine. L’histoire de ma grand-tante m’a fourni le point de départ de Purge. Ce qui lui était arrivé avait recommencé. Et recommence, en plein cœur de l’Europe.
Ma grand-tante n’obtint jamais justice, ni personne d’autre dans ma famille. Les terres étaient perdues, beaucoup de parents étaient morts, certains déportés. Deux avaient pu s’échapper à bord de navires pour l’Ouest. Évidemment, nul ne s’attendait à obtenir justice sous l’occupation.
Mais l’effondrement de l’Union soviétique changea la donne : les États baltes recouvrèrent leur indépendance et lancèrent un processus de décolonisation, comme le font les anciennes dépendances de puissances coloniales. Là où la recherche historique était en URSS une discipline strictement politique vouée à relayer la propagande, la fin de l’occupation permit à la recherche, à la science, à la culture et à la presse de s’affranchir du joug totalitaire ; le langage public devint celui d’un État indépendant. On pouvait enfin parler du passé à voix haute, sans détour. On pouvait l’étudier, en discuter, à la lumière du jour. Les mots reprenaient des sens conformes au vécu : les déportations étaient des déportations, les occupations des occupations. Les violations des droits humains à l’époque soviétique firent l’objet d’enquêtes, mais le successeur juridique de l’URSS, la fédération de Russie, ne fut d’aucune aide sur la question, sans parler de demander pardon. Les pays occidentaux ne l’y incitaient pas spécialement comme ils l’avaient fait vis-à-vis de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. Peut-être ne trouvaient-ils pas cela nécessaire parce que les crimes de cette époque-là n’étaient pas assez importants — en tout cas, moins importants que de serrer la main à Poutine et blanchir l’argent taché de sang volé au peuple par les oligarques. Comme ils avaient fermé les yeux sur ces anciens crimes, l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022 les a pris au dépourvu.
Du point de vue estonien, la guerre en Ukraine donne l’impression de revivre les événements des années 1940, comme si on appuyait tout le temps sur le bouton replay, car la Russie utilise la même feuille de route que dans ses précédentes guerres de conquête. Nous avons connu les mêmes pratiques : terreur visant les civils, déportations, torture, russification, propagande, simulacres de procès, élections truquées, culpabilisation des victimes, flots d’exilés, destruction de la culture. Toutefois, la réaction des Occidentaux a révélé que cette feuille de route de l’impérialisme russe était méconnue. Voilà pourquoi il est nécessaire de parler des crimes de guerre antérieurs, pourquoi il faut les juger, les inscrire durablement dans notre mémoire culturelle. Sans conscience des crimes passés, nous sommes incapables de détecter les prochains signes avant-coureurs. L’histoire des autres anciennes puissances coloniales a beau figurer dans nos programmes scolaires, la Russie n’a pas été étudiée sous l’angle du colonialisme, même à l’école. Les pays de l’ex-bloc de l’Est représentent la moitié de l’Europe, et ils ont subi deux systèmes totalitaires différents. Malgré cela, leur expérience n’a pas été intégrée à la mémoire occidentale de notre continent, elle n’est pas entrée dans la mémoire historique globale de l’Europe.
Cela aussi serait une façon de rendre justice.
Après la Deuxième Guerre mondiale, quand l’Ouest répétait en boucle l’expression « plus jamais ça », elle sonnait faux aux oreilles de tous ceux qui avaient connu la politique oppressive de la Russie. Les crimes contre les droits humains et le pouvoir d’occupation soviétique n’ont pas cessé après la chute de l’Allemagne hitlérienne. « Plus jamais ça » donnait l’impression que notre expérience n’avait aucune importance. Elle n’était pas cartographiée dans la conscience culturelle occidentale.
Une photo
On détruit un peuple en détruisant la mémoire
Au mur de mon bureau, il y a une photo noir et blanc de ma grand-tante à l’époque où elle parlait encore. La mère de famille pose au milieu d’une ribambelle d’enfants, un bébé dans les bras. Ma grand-tante regarde timidement l’objectif, ma grand-mère a deux ans, tout le monde porte des souliers de cuir fabriqués par le père. À l’arrière-plan, on aperçoit la cour de la maison en été, avec des pivoines en fleur. Personne n’y fait vraiment attention en entrant dans mon bureau, et pour cause : c’est un portrait de famille du siècle dernier, tout ce qu’il y a de plus banal. On n’y voit pas de drapeau estonien ou d’autres symboles de l’Estonie indépendante interdits à l’époque soviétique, mais c’est une photo prise au temps d’un « État liquidé ». Cela suffisait à la rendre suspecte.
Pour l’emporter en Finlande, nous avons dû attendre le début des années 1990, lorsque l’Estonie a recouvré son indépendance. À l’époque soviétique, nous n’aurions pas osé la transporter — clandestinement — en Finlande, de peur qu’elle soit trouvée lors des contrôles à la frontière. Les photographies anciennes faisaient partie de la longue liste des affaires qu’on ne pouvait ni faire entrer en Union soviétique ni en faire sortir ; sa présence dans nos bagages aurait donné lieu à une flopée de questions : pourquoi nous étions en sa possession, ce qu’elle signifiait pour nous… Quelles que fussent nos réponses, le résultat aurait été le même : on nous l’aurait confisquée. Sous l’occupation soviétique, les Estoniens décollaient de leurs albums ces images dangereuses. Elles disparaissaient, enterrées, cachées derrière le papier peint, comme chez nous, pour ne ressortir qu’en présence de personnes de confiance. En Union soviétique, entretenir la mémoire familiale, celle des proches et des morts, était une affaire strictement privée. Pour ma part, c’est grâce à ces images que j’ai pu connaître ma famille. Les gens existaient sur les photos cachées et dans les histoires associées. C’est ainsi qu’ils ont pris des visages.
Rien à voir avec la Finlande, pays de ma naissance et de ma scolarité. Là, à l’occasion de la fête des Morts, de Noël et du jour de l’Indépendance, on a coutume d’allumer des bougies au cimetière. Mon grand-père était un vétéran finlandais et son frère jumeau était mort en héros. Ces guerres faisaient donc partie de mon histoire familiale ; mais les bougies funéraires allumées lors de ces commémorations publiques me rappelaient aussi ceux que nous ne pouvions évoquer qu’en pensée, ou entre personnes de confiance. Le jour de l’Indépendance, les drapeaux finlandais hissés sur les mâts me rappelaient le tricolore estonien qui était interdit au même titre que les autres symboles nationaux de l’« État liquidé » — y compris la simple utilisation de ses couleurs bleu-noir-blanc, même dans l’art abstrait. Quand j’ai appris par cœur l’hymne du serment d’allégeance au drapeau à l’instar des autres écoliers finlandais, cela m’a troublée parce qu’une chose pareille n’était pas possible en Estonie sous occupation soviétique. Mes camarades apprenaient les paroles à l’école comme si cela allait de soi. Nous autres ne pouvions pas exhiber les symboles de l’Estonie indépendante, même en Finlande, qui vivait à l’heure de la finlandisation : l’Estonie indépendante n’existait pas, puisque la Finlande devait publiquement se conformer à la ligne soviétique à l’égard des territoires occupés. L’URSS tenait à l’œil les Estoniens expatriés. Un comportement antisoviétique à l’étranger aurait mis en danger nos proches restés dans le pays. Je comprenais que des mots ou des actes inappropriés auraient eu pour conséquence de nous priver d’accès à l’URSS. Je n’aurais plus jamais revu ma grand-mère qui habitait là-bas.
L’Union soviétique cherchait alors à détruire mon souvenir des territoires qu’elle occupait, y compris ma mémoire visuelle ; à présent, la Russie fait de même dans les régions qu’elle a conquises en Ukraine. En plus de remplacer l’ensemble du corps enseignant et de russifier le programme scolaire, il s’agit de détruire la conscience du patrimoine culturel en pillant les lieux publics dédiés à la conservation de la mémoire, tels que les musées, mais aussi les lieux privés : les domiciles. Aux informations, le monde entier a pu voir les troupes russes raser des villes. Les villes sont pleines de domiciles, les domiciles sont pleins de mémoire et de souvenirs. Aucun souvenir n’est trop petit pour l’occupant. Parfois, une seule photo, un seul récit peut conserver l’histoire de toute une famille. C’est pourquoi la Russie ne cherche pas à piller que les collections d’art. Les photos privées sont tout aussi dangereuses. Elles conservent des souvenirs à éradiquer. Elles conservent le souvenir des crimes russes et de l’Ukraine en tant que nation indépendante.
Au début de la vaste offensive russe, Illia, vingt-deux ans, était chez lui à Kramatorsk. Il a voulu évacuer en train avec sa mère et sa sœur. Ils étaient là le 8 avril, lorsque la Russie a bombardé la gare pleine de civils. Les frappes ont fait soixante morts et cent dix blessés. La famille d’Illia s’en est sortie. Les trois fugitifs ont tenté de partir en voiture, mais leur voyage a pris fin au point de contrôle russe. Les soldats ont trouvé sur le téléphone d’Illia une photo où il tenait un drapeau ukrainien à l’occasion de l’anniversaire de l’Indépendance. De plus, il avait installé une application de rencontres destinée aux minorités sexuelles.
Illia a subi des violences sexuelles de la part de huit soldats de l’armée russe, qui ont filmé leurs actes. Il n’a été libéré qu’après des semaines de torture, avec l’aide de l’armée ukrainienne. Son seul « crime » était d’avoir conservé un souvenir sur son téléphone.
Aujourd’hui, on n’élimine pas les photos de la même façon qu’à l’époque soviétique. Mais la possession d’images jugées dangereuses représente toujours un risque, une menace, un danger pour les proches ; détenir des souvenirs devient alors néfaste, les photos sont stigmatisées. Cela suffit à endommager la mémoire visuelle, facteur essentiel dans la construction de l’identité. La seule peur de représailles incite à effacer les données — donc la mémoire — de son téléphone. J’ai un ami qui a quitté Kiev dix jours après la grande offensive, devinant qu’il devrait sinon franchir un barrage russe, ce qu’il craignait encore plus que les bombardements. Mais il ne pouvait pas se résigner à effacer les données de son téléphone par avance ; et même s’il l’avait fait, on pouvait toujours trouver en ligne des preuves de ses affinités. Beaucoup sont restés en territoire occupé pour cette raison. Ils n’ont pas osé se présenter aux points de contrôle russes comme l’ont fait Illia de Kramatorsk et sa famille.
La Russie avait déjà façonné le comportement des gens et leur mémoire visuelle. Et elle le refait maintenant. L’occupation va toujours de pair avec un changement de paradigme moral : ce qui était juste et respectable devient mauvais et dangereux.
Illia de Kramatorsk est issu d’un monde complètement différent de celui de ma grand-tante, fille de cultivateur élevée au début du siècle dernier en Estonie occidentale ; ils ne sont pas de même sexe.
Pourtant, ils ont en commun une expérience qui a transformé leur vie. Tous deux sont des civils. Tous deux ont subi des violences de la part de personnes mandatées par la Russie.
Dans le débat public relatif aux violences sexuelles, on entend toujours l’écho de vieilles idées selon lesquelles l’acte serait lié aux pulsions masculines, donc incontrôlable. Ce n’est pas le cas. Ces violences sont commises lorsque le coupable se sait à l’abri de poursuites pénales.
Les expériences d’Illia et de ma grand-tante ont également en commun les mobiles de leurs agresseurs, qui n’ont pas changé au fil des décennies. La Russie utilise la même arme de génération en génération, et pour les mêmes raisons : déshonorer la victime, écraser la résistance et asseoir sa position dominante, chaque cas étant un avertissement pour les autres.
Illia de Kramatorsk vit maintenant en Ukraine indépendante et bénéficie d’un suivi thérapeutique. Ses agresseurs ne seront peut-être jamais poursuivis, mais le fait qu’il se soit ouvert publiquement sur ses expériences encourage d’autres victimes à prendre la parole. Dans le monde de ma grand-tante, c’était impossible. Elle ne pouvait pas regarder la télévision ou Internet pour trouver un témoignage relatant une épreuve similaire à la sienne. Voilà au moins un progrès pour les victimes. Savoir qu’elles ne sont pas seules atténue leur sentiment de culpabilité : si tant d’autres ont connu le même sort, aujourd’hui et dans les générations précédentes, ce n’est donc pas la victime qui a provoqué la situation.
Une plante viciée
Documenter les crimes sexuels
Mikhaïl Romanov, trente-deux ans, est père, époux et soldat dans l’armée russe. Au printemps 2022, il s’est introduit dans une maison de Bohdanivka, dans la région de Kiev ; il a tué le propriétaire et aussitôt violé sa veuve. Le crime a duré des heures. L’enfant de Romanov avait le même âge que le fils des victimes, qui pleurait dans la pièce voisine pendant que le soldat commettait son forfait.
En mai 2022, en Ukraine, Romanov a été poursuivi par contumace. Ce procès pour viol était le premier pour les atrocités russes, et ce n’est qu’un début. Les troupes qui ont attaqué l’Ukraine se sont systématiquement rendues coupables de violences sexuelles à l’encontre de civils de tout âge, indépendamment du sexe.
Les preuves amassées par les observateurs et chercheurs étrangers révèlent des actes encore jamais vus, même dans toute l’horreur des guerres de Bosnie ou du Rwanda. Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s’y livrent en pleine rue ou forcent d’autres membres de la communauté à y assister. Des parents ont dû regarder le viol de leurs enfants, les enfants celui de leurs parents. Certaines victimes ont été violées à mort.
La violence sexuelle traumatise, brise des familles et des communautés entières pour des générations, elle bouleverse la structure démographique. Voilà pourquoi c’est un instrument de conquête tellement prisé, voilà pourquoi la Russie utilise toujours cette arme ancestrale. Dans le cas de l’Ukraine, il y a lieu de se demander si ce ne serait pas aussi un instrument de génocide.
Avocat juif polonais diplômé de l’université de Lviv, Raphael Lemkin développa sa théorie du génocide dès les années 1930, en fuyant les pogroms. Il employa le mot génocide pour la première fois en 1943. Le concept allait jouer un rôle majeur dans le procès de Nuremberg et dans l’élaboration de la convention de l’ONU adoptée en 1948. Selon Lemkin, un génocide n’est pas un acte isolé, c’est un processus planifié qui prend pour cible un mode de vie indispensable à une certaine partie de la population, visant à en saper les bases dans le but d’éradiquer les groupes humains en question. Le meurtre n’est pas indispensable : il y a diverses façons d’éradiquer. Si les autres mesures ne fonctionnent pas, « on peut utiliser la mitrailleuse en dernier recours ». Mais auparavant, on cherche à éradiquer la culture, la langue, le sentiment national, la religion, les institutions et la santé, les notions de sécurité, de liberté et de dignité, pour que la population visée « s’étiole et meure comme une plante viciée ».
Le viol peut être qualifié de génocidaire en fonction des intentions, et cette qualification dépend de différents cas de figure. En Ukraine, la violence sexuelle exercée par les soldats russes fait partie d’un ensemble plus vaste, on ne peut pas en parler sans tenir compte du contexte. L’histoire de l’Ukraine et de la Russie, la promotion de l’égalité entre hommes et femmes dans ces deux pays, l’impérialisme russe et sa mise en œuvre, tous ces paramètres forment un tout.
En ce qui concerne la Russie, l’intention génocidaire se manifeste déjà dans les discours étatiques et dans les médias, qui ne cessent de répéter que l’Ukraine n’est pas un État et que les Ukrainiens n’existent pas. De même, dans les propos des soldats coupables de violences sexuelles, on retrouve souvent les figures rhétoriques appartenant au champ sémantique du génocide. Par exemple, ils ont dit qu’ils violaient leurs victimes jusqu’à leur faire passer l’envie de coucher avec des Ukrainiens. En castrant des prisonniers de guerre, les auteurs se sont justifiés en disant qu’ainsi ils ne pourraient pas avoir d’enfants.
En 2022, de nombreux experts soulignaient la difficulté d’établir les viols génocidaires, d’en prononcer le verdict, de qualifier le crime comme faisant partie d’un génocide. Je le comprends, et je sais bien que les procès coûtent cher, qu’ils exigent de nombreuses heures de travail ; mais je m’étonne que ce soit là quasiment le seul argument dans le débat public occidental. Il existe pourtant diverses formes de justice. Donner la parole en public, c’est aussi une façon de rendre justice. Faire preuve de soutien, c’est aussi rendre justice. Condamner les menaces et la culpabilisation des victimes, c’est aussi rendre justice. Si l’on se focalise sur la difficulté qu’a le système judiciaire à définir un viol génocidaire ou à poursuivre les coupables, quel est le message adressé aux victimes ? Quel est le message adressé à la Russie ? Quel est le message adressé aux témoins ? Qu’ils sont… difficiles ? Des cas difficiles ? Si difficiles qu’il vaut mieux ne pas parler du crime ? Si tel est le point de vue dominant, cela culpabilise indirectement les victimes, comme si on leur imputait la charge de la preuve. Non, ce ne sont pas des cas difficiles.
C’est la Russie qui est un cas difficile.
Ma grand-tante n’a pas eu d’enfant. Ce qu’elle a subi ne serait peut-être pas qualifié de viol génocidaire aujourd’hui, mais le fait est qu’elle n’a jamais eu de relation de couple et ne s’est jamais mariée. Sa mère, elle, avait eu huit enfants. Un frère de ma grand-tante perdit la raison en voyant ses amis se noyer dans un marais, traqués par le NKVD (le commissariat du peuple aux affaires intérieures de l’URSS), et mourut peu après. Un seul des frères survécut aux premières années d’occupation soviétique, et sa fille unique parvint à fuir le pays. Ainsi, parmi huit frères et sœurs, seuls quelques-uns eurent des enfants. C’est la conséquence du pouvoir soviétique. Le taux de natalité en Estonie occupée était parmi les plus bas d’URSS.
De nombreuses Ukrainiennes, même celles qui habitent à présent hors d’Ukraine, ont le sentiment que la violence sexuelle exercée par l’armée russe a bouleversé leur rapport à leur féminité. Voici ce que m’a confié l’une d’elles :
« Tous les contacts physiques sont douloureux, même les embrassades. Ma vie sexuelle est au point mort. Ma libido a disparu. J’ai essayé plusieurs fois mais j’ai juste fini en pleurs. Je ne peux pas oublier que le sexe est devenu un instrument de violence. C’est affreux. C’est affreux d’être au lit, d’essayer d’embrasser mon chéri que je ne reverrai peut-être plus jamais, et de me demander quel souvenir j’en garderais s’il ne revenait pas.
Un ennemi sournoisement faufilé dans mon lit ? Non, je ne veux pas penser à ça. Je ne veux pas me sentir impuissante. Non, notre ennemi, c’est l’ordure qui veut détruire ce que nous avons de plus intime dans la vie. Il se dit : ‘Nous ne pouvons pas vous conquérir ? Alors nous allons vous empêcher d’avoir des enfants, nous vous empêcherons de créer la génération suivante, nous vous empêcherons de perpétuer votre lignée.’ »
La violence sexuelle en zone de conflit revêt bien d’autres formes que le viol : les menaces de viol, les coups et blessures sur femme enceinte, l’obligation de s’accroupir et de se déshabiller, les cheveux coupés, les violences sur les organes génitaux. Tout cela concerne aussi les hommes. Ces expériences sont impossibles à oublier, même pour les témoins oculaires ou les gens qui suivent la situation à distance. J’ai une amie de plus de soixante-dix ans qui était enfant quand un soldat russe viola sa mère, chez elle, dans la pièce voisine. Elle est toujours incapable d’entendre parler russe sans frémir de peur.
La Russie se sert de la violence sexuelle comme d’une arme, elle en a fait un outil d’intimidation supragénérationnel et supranational. Depuis la guerre froide, on connaît bien l’expression d’« équilibre de la terreur ». Mais la violence sexuelle n’offre pas le même équilibre, c’est pourquoi la Russie y a pris goût. Cet outil d’intimidation, l’Occident ne peut pas y répondre dans la même mesure. Cependant, cela ne veut pas dire que nous devions nous résigner au silence ou à l’indifférence, attitudes qui serviraient les intérêts de la Russie — en même temps que les dictateurs et chefs militaires des autres pays qui guettent attentivement nos réactions. Dans Titus Andronicus, l’une des premières tragédies de Shakespeare, la fille du roi, Lavinia, est violée. Pour l’empêcher de les dénoncer, les coupables lui coupent la langue et, par sécurité, ils lui amputent aussi les mains pour qu’elle ne puisse pas les montrer du doigt. De même, la fédération de Russie cherche à réduire au silence les victimes de sa terreur, en usant à cet effet d’une vaste palette de moyens, dont l’un consiste à culpabiliser les victimes. C’est efficace, car cela entre en résonance avec la honte et la stigmatisation qui accompagnent universellement les violences sexuelles.
Certains estiment que parler des viols encourage à l’escalade ; par conséquent, ne pas en parler permettrait d’en prévenir d’autres. Ma grand-tante n’a jamais raconté ce qui lui était arrivé. Beaucoup taisaient les crimes de l’Armée rouge pendant la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup se taisaient à l’époque des guerres en Tchétchénie et en Syrie. Beaucoup se sont tus en Crimée et dans les États fantoches d’Ukraine orientale contrôlés par la Russie depuis 2014.
Cela n’a pas empêché l’armée russe de commettre de nouveau les mêmes crimes.
À l’époque de ma grand-tante, on ne parlait pas publiquement de violences sexuelles, c’était impossible sous l’occupation soviétique, de même qu’aujourd’hui en Ukraine sous occupation russe. Ailleurs, c’est différent ; néanmoins, quand on évoque la guerre et la Russie, les victimes de violences sexuelles sont toujours évoquées de manière marginale — ou statistique.
Lorsque Beth Rigby interviewait Olena Zelenska sur Sky News en novembre 2022, elle lui a tout de suite demandé le nombre de viols commis par l’armée russe. La question est courante, dans les entretiens relatifs aux violences sexuelles en temps de guerre. Cependant, ce décompte ne révèle pas toute l’étendue et toutes les implications du phénomène. Il ne dit pas combien de personnes sont touchées indirectement. Il ne dit pas combien sont affectées dans leur choix de carrière ou dans leur aptitude à travailler. Il ne dit pas combien en souffrent dans leur vie sociale. Il ne parle pas de celles qui perdent la voix comme ma grand-tante, ou qui se mettent à choisir leurs vêtements sur d’autres critères pour mieux cacher leur corps. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui déguisent leurs filles en garçons, ou de celle qui a fait un stock de fumier à son domicile pour en déverser des seaux sur sa fille et elle à l’approche des soldats russes. Il ne parle pas de la génération perdue, des enfants que les victimes n’auront jamais. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui évitent l’intimité avec leur mari à cause de ce qui est arrivé aux autres femmes dans le pays. Il ne parle pas de celles qui sont abandonnées par leur conjoint lorsqu’il apprend ce qui s’est passé. Il ne dit pas combien de femmes ont été infectées ainsi par le VIH ou souffrent de problèmes thyroïdiens pour le reste de leur vie — ainsi que l’ont souvent constaté les médecins face aux victimes de viols en temps de guerre, et ce ne sont pas les seuls troubles physiques. Les violences sexuelles peuvent avoir un impact sur la santé de la victime pour la vie entière.
Les viols sont d’autant plus difficiles à chiffrer que les femmes ne sont pas toujours en mesure de dire combien de fois l’acte a été commis, combien étaient les agresseurs. Les violeurs peuvent être si nombreux qu’elles perdent la faculté de compter. Les actes peuvent s’enchaîner pendant des jours, des semaines, des mois, des années. Les victimes ne sont pas forcément conscientes, elles peuvent être droguées ou enfermées dans une cave. Elles peuvent avoir la tête dans un sac ou sous une capuche. Malgré cela, les chercheurs, les autorités et les journalistes veulent connaître les chiffres. Toujours. L’avocate en droits humains et prix Nobel Oleksandra Matviïtchouk documente les crimes de guerre dans le cadre de son travail. Pourtant, elle ne se demande pas de quel article de loi relève quel crime : « Ce que nous documentons, c’est la douleur des gens. »
Je ne minimise pas l’importance des chiffres, mais il y en aurait d’autres à mesurer : combien d’années ou de décennies la victime a perdues avant d’arriver à ne plus repenser à ce qui s’était passé. Combien de jours, de semaines, d’années, de décennies elle a perdus avant de pouvoir se livrer à des relations intimes sans repenser à ce qui lui était arrivé. Combien d’années ou de décennies il faut pour que les corps guérissent… et les âmes. On pourrait poser les mêmes questions aux proches, aux parents, conjoints et enfants, à tous ceux qui ont assisté à ces crimes ou qui ont été contraints d’y participer d’une manière ou d’une autre. Peut-être l’habitude de compter les soldats tombés ou blessés a-t-elle fait du nombre de cadavres et de membres amputés une valeur par défaut, si bien que l’on n’a pas éprouvé le besoin d’élaborer un autre indicateur pour évaluer les dommages causés par la guerre. Peut-être les quantités d’armes et de munitions recensées aux actualités sont-elles devenues la seule jauge. Les viols laissent rarement des cadavres à dénombrer. Rares aussi sont ceux qu’il est possible de mentionner aux nouvelles en temps réel. Peut-être cela explique-t-il que l’étude des conséquences à long terme des crimes sexuels n’en soit qu’à ses premiers balbutiements. Peut-être n’a-t-on pas jugé nécessaire de financer la recherche car on estime que cela ne « nous » concerne pas vraiment, ne « nous » concerne plus — « nous », c’est-à-dire le monde occidental blanc.
Le silence des victimes est compréhensible. Les prisonniers de guerre ukrainiens libérés peuvent craindre des représailles sur leurs proches ou sur leurs camarades encore détenus. Dans une interview au Toronto Star, l’officière ukrainienne Ioulia Gorochanska a rapporté ce que les représentants de la Russie lui avaient dit à l’issue de sa détention : « Si je révélais la vérité sur ce qui s’était passé, ils iraient mettre la main sur tous ceux que j’aime. » Malgré cela, Gorochanska encourage les autres à raconter ce qu’ils ont vécu. D’autre part, favoriser une atmosphère de discussion exempte de reproches et de menaces est un devoir qui nous incombe, de même que veiller à ce que les expériences des femmes figurent dans les débats sur la Russie et dans les prises de décision. C’est seulement en traitant la question publiquement, en engageant des moyens pour enquêter sur les crimes et en ne perdant pas le sujet de vue que nous montrerons aux victimes que nous ne sommes pas indifférents à ce qu’elles ont subi. Que leurs histoires sont importantes. Que la Russie n’atteindra pas son but en s’armant de tout le spectre des violences sexuelles. Que l’agresseur n’obtiendra pas le silence escompté.
Du point de vue de l’Ukraine, la condamnation de la Russie pour ses crimes de guerre est une condition sine qua non aux négociations de paix. Parmi eux, la violence sexuelle est le plus négligé, historiquement sous-estimé. Il est donc à craindre que ces crimes-là soient relégués en arrière-plan. Jusqu’à l’été 2023, on a beaucoup parlé de négociations de paix, mais la participation des femmes et les épreuves qu’elles ont subies n’ont pas été spécialement évoquées.