En ce 24 février, nous continuons notre série de publications sur l’Ukraine en guerre, deux ans après la tentative d’invasion à grande échelle de la Russie. Vous pouvez retrouver toutes nos publications sur cette guerre ici et vous abonner pour recevoir nos dernières cartes et analyses par ici.
La signification du 24 février
Pourquoi ne commémore-t-on pas, partout dans le monde, le dixième anniversaire de l’agression russe ? Pourquoi préférer parler du deuxième anniversaire de la dernière phase de grande ampleur d’une guerre longue ? Car cette guerre a bien commencé le 20 février 2014, après l’assassinat des manifestants du Maïdan, avec l’annexion de la Crimée et l’émergence de deux entités séparatistes sur le territoire ukrainien : les « républiques » de Lougansk et de Donetsk. Étonnamment, même les journalistes ukrainiens ne se demandent pas pourquoi personne ne parle de notre guerre de dix ans. La réponse est pourtant plus ou moins claire. Pour l’Europe, les États-Unis et le reste du monde, les événements de 2014-2015 étaient considérés comme une affaire « interne ». Une histoire entre la Russie et l’Ukraine. Quelque chose comme l’agression russe contre la Géorgie en 2008 — à laquelle le monde occidental n’avait guère prêté que très peu d’attention. Jusqu’à récemment, de nombreux responsables politiques européens considéraient que les pays qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique appartenaient à une « même famille », à l’exception de la Lituanie, de l’Estonie et de la Lettonie. Dans toutes les familles, il y a des malentendus et des scandales. Parfois, ces différends deviennent violents.
Il y a seulement deux ans — en particulier surtout après les massacres de civils à Boutcha, Vorzel, Irpin et Borodyanka — que le monde a décidé de ne plus considérer cette guerre comme un « conflit interne » et a finalement pris le parti de la victime de l’agression russe : l’Ukraine.
C’est la raison pour laquelle je ne considère pas cet anniversaire comme le deuxième ni le dixième anniversaire de l’agression russe, mais comme le deuxième anniversaire du moment où le monde démocratique a enfin vu la lumière. Du moment où l’Europe, les États-Unis et d’autres pays ont pris conscience que nous étions au bord d’une troisième guerre mondiale et que ce désastre ne pouvait être évité que si l’on arrêtait Poutine et l’agression russe. Car cette agression ne vise pas seulement l’Ukraine : elle s’attaque aux valeurs démocratiques dans leur ensemble et aux pays qui défendent ces valeurs.
Les Ukrainiens, quant à eux, ne s’arrêtent plus aux dates. À Kyiv dimanche dernier, le 18 février, sur le Maïdan, on s’est souvenu des manifestants tués par des tireurs embusqués il y a dix ans. On a également parlé de l’annexion de la Crimée… Mais le principal sujet de conversation, c’était Avdiivka. Les troupes russes ont exécuté les ordres de Poutine pour remporter une victoire à la Pyrrhus, juste à temps pour les « élections présidentielles » de mars. La prise d’Avdiivka est le résultat direct de l’absence d’obus d’artillerie et de systèmes de défense aérienne efficaces dans la zone de combat. La ville d’Avdiivka, déjà détruite par des milliers de bombes russes d’une demi-tonne larguées depuis des avions et des centaines de milliers d’obus d’artillerie russes, est tombée sous le contrôle de l’armée de Poutine.
La ville ayant réussi à résister aux séparatistes et à l’armée russe pendant près de dix ans, sa chute ne sera pas considérée comme une victoire suffisante pour Poutine. L’armée russe tentera d’avancer sur d’autres secteurs du front à la recherche de lieux où elle pourra percer nos lignes de défense et couvrir les médias russes de photos de « soldats russes héroïques » allant au combat et mourant « pour la patrie, pour Poutine ». Poutine a besoin de tous ces messages pour ses consommateurs russes internes, qui doivent être nourris de raisons d’être fiers à intervalles réguliers.
L’effet Navalny
L’Europe et les États-Unis ont besoin d’autres messages. Et l’un d’entre eux leur a été délivré le premier jour de la conférence de Munich sur la sécurité : la nouvelle de la mort de Navalny.
Il n’y a plus de « Navalny » en Russie. Il était unique en son genre et on l’a gardé en prison. Ceux qui connaissent la Russie de Poutine ont compris qu’il ne sortirait jamais vivant de prison. En Russie, il est assez courant que des prisonniers meurent en détention. En général, leurs corps sont simplement transportés au cimetière. Mais si un décès peut servir de message, il doit être utilisé avec un maximum d’efficacité.
C’est comme si quelqu’un au Kremlin avait savamment élaboré un plan pour modifier l’ordre du jour de la conférence de Munich sur la sécurité afin de forcer les participants à parler moins d’Ukraine et plus de Russie. Ce plan aurait nécessité un événement d’une grande importance aux yeux de la communauté démocratique mondiale — mais qui ne signifierait pas grand-chose à l’intérieur de la Russie. Et le plan a fonctionné. La Russie — un ogre terrifiant — et Navalny — si facile à éliminer — sont devenus le centre d’intérêt de la conférence de Munich.
Mais le choc provoqué par la nouvelle de la mort de Navalny dans une colonie pénitentiaire russe a conduit les participants à la seule conclusion raisonnable : face à ce genre de voisin, il faut faire beaucoup plus pour aider l’Ukraine.
Tant que Navalny était en vie, son sort était une carte maîtresse que la Russie pouvait utiliser pour toutes les négociations et tous les échanges. L’Occident aurait probablement été prêt à renoncer à un grand nombre d’espions et d’assassins russes, qui croupissent dans des prisons européennes et américaines, en échange de sa libération. Récemment, le quotidien allemand Bild a rapporté que Navalny était sur le point d’être échangé contre l’agent russe Vadim Krasikov qui avait tué un émigrant politique de Tchétchénie à Berlin. Mais libérer Navalny de prison et le laisser partir à l’étranger aurait considérablement renforcé le mouvement d’opposition anti-Poutine parmi les émigrés. Et cela ne figure pas sur la liste des souhaits du Kremlin.
Désormais, la Russie échangera ses espions et ses meurtriers contre le correspondant du Wall Street Journal, Evan Gershkovich, ou d’autres citoyens étrangers qui ont eu l’imprudence de se retrouver dans ce pays dangereux à un mauvais moment pour l’ordre mondial tout entier.
Bientôt, les journalistes du monde entier qui sont venus en Ukraine pour rendre compte des « deux années de guerre » rentreront dans leur pays avec le sentiment du devoir accompli. Mais la guerre continuera, et rien d’autre que l’état de la ligne de front ne pourra nous indiquer si l’aide militaire promise par l’Union européenne et les États-Unis est enfin bien arrivée. Car sans aide militaire, la ligne de front sera progressivement repoussée vers l’arrière, déclenchant des mécanismes d’évacuation obligatoire de la population civile des villes et des villages, que l’artillerie russe sera en mesure d’atteindre.
L’expression « évacuation obligatoire » peut sembler très dure. Mais en réalité, les autorités ukrainiennes n’ont pas appris à faire sortir les gens d’une zone dangereuse par la force. Elles ont tout au plus déplacé des enfants vers une zone sûre, parfois contre la volonté des parents ou des proches. Il a parfois été presque impossible de le faire. La police et les volontaires ukrainiens ont dû chercher pendant des semaines des enfants cachés par leurs parents dans les ruines de Bakhmout et d’Avdiivka. Ce n’est que lorsqu’ils ont trouvé les enfants que leurs parents, qui ne voulaient pas rester seuls dans les ruines, ont accepté d’être évacués avec eux.
Un tatouage de Jésus sur le bras
À Avdiivka, environ 900 habitants de la ville se cachent encore dans les sous-sols et les ruines. Il s’agit d’adultes à qui l’on a proposé des dizaines de fois d’être évacués, mais qui ont refusé de partir. Lorsque les troupes russes se sont emparées de la moitié de la ville, la dernière voiture transportant deux femmes en pleurs et un chien s’est dirigée à grande vitesse vers les positions ukrainiennes.
Parmi les personnes restées dans les ruines déjà prises par les Russes, un seul habitant a accepté d’accorder un entretien aux journalistes russes. Il leur a dit : « Merci beaucoup pour la libération ! ». Le caméraman et le journaliste de la télévision russe n’ont trouvé personne d’autre disposé à remercier l’armée russe. Peut-être trouveront-ils quelqu’un plus tard. Peut-être achèteront-ils un autre « merci » en échange d’une miche de pain et d’une boîte de ragoût. Pendant des mois, les habitants restés dans la zone de combat ont reçu de la nourriture et de l’eau de la part des militaires et des volontaires ukrainiens, qui ont risqué leur vie à maintes reprises pour que ces personnes ne restent pas affamées.
Que feront les soldats ukrainiens si l’Occident continue de retarder la fourniture de l’aide militaire ? Qu’espèrent-ils ? S’en remettront-ils à l’aide de Dieu ?
Le soutien de l’esprit — de la foi en la victoire — est devenu un facteur important pour les soldats au front. Chaque unité dispose d’un officier formé à la gestion des problèmes de santé mentale légers — stress, dépression ou agressivité. Ils font ce travail au mieux de leurs capacités, mais les soldats font davantage confiance aux aumôniers, aux représentants directs de l’Église qui ne sont pas des officiers et qui combattent à leurs côtés si nécessaire.
Les aumôniers ne sont apparus dans l’ensemble de l’armée ukrainienne qu’en octobre 2022. Ils figurent sur la liste des effectifs des unités militaires. Ils reçoivent un salaire et vivent dans des casernes avec d’autres soldats. Depuis un an et demi, de nombreux aumôniers ont été blessés ; plusieurs sont décédés. Actuellement, environ 750 aumôniers servent sur la ligne de front et dans les unités de l’arrière.
Pour les aumôniers qui, sans la guerre, prêcheraient la paix et l’amour aux communautés, le service militaire influence les pensées, les sentiments et les états d’esprit. La brutalité de la guerre les conduit parfois à prendre des décisions peu conventionnelles, qui pourraient donner lieu à des critiques d’autres prêtres.
L’année dernière, l’aumônier Serhiy Budovy a déclaré qu’il s’était fait tatouer l’image de Jésus-Christ sur le bras en expliquant son geste de la sorte : « même mon corps glorifie le Seigneur ». Cette nouvelle a lancé un débat sur l’opportunité de tatouer les membres du clergé. On s’est souvenu des anciens chrétiens coptes, qui se tatouaient secrètement le poignet pour se reconnaître les uns les autres, ainsi que d’une série de textes sacrés qui mentionnent le sujet. Mais la discussion théologique s’est calmée lorsque l’aumônier Budovy a expliqué qu’il avait commencé à se faire tatouer dans un abri, au front, dans la région de Donetsk. Le tatouage est resté longtemps inachevé parce que le soldat tatoueur, qui servait également dans l’abri, a subi de graves commotions cérébrales. Finalement, un autre tatoueur du front a terminé le travail, ce qui a permis à Budovy de montrer des photos de « son » Jésus sur les réseaux sociaux.
Les tatouages proclamant le patriotisme ou les opinions politiques de leur propriétaire sont depuis longtemps considérés comme un signe de courage. Des dizaines de soldats et de volontaires ukrainiens ont été tués en captivité par les Russes précisément à cause de leurs tatouages pro-ukrainiens. Les militaires ukrainiens qui rentrent chez eux après leur permission se rendent parfois dans des salons de tatouage pour se faire créer une image reflétant leurs pensées et leurs convictions, qui n’ont fait que s’endurcir avec la guerre.
En Russie, un seul prêtre, le père Grigory Mikhnov-Voitenko de Saint-Pétersbourg, a exprimé le souhait d’organiser un service commémoratif pour Alexeï Navalny. Il l’a annoncé sur les réseaux sociaux et a très vite été arrêté par la police alors qu’il quittait son domicile. Il a été transporté à l’hôpital après avoir été victime d’un accident vasculaire cérébral. Un autre prêtre, le père Andreï, a pris la relève et a mené une brève cérémonie au mémorial des victimes du goulag. Quelques dizaines de personnes y ont assisté, dont la plupart ont été immédiatement arrêtées. Dans la ville allemande de Düsseldorf, un service commémoratif pour Alexeï Navalny assassiné a été organisé dans l’église orthodoxe. Les chrétiens orthodoxes russes et les athées russes peuvent désormais suivre ce service depuis l’Allemagne sur YouTube.
En Ukraine, la mort d’Alexeï Navalny n’a pas suscité beaucoup de réactions. Les Ukrainiens ne croient pas en la possibilité d’une « bonne Russie ». Navalny était considéré comme anti-ukrainien en raison de sa position sur la Crimée annexée, affirmant qu’elle ne serait pas restituée à l’Ukraine. Les Ukrainiens ne lui pardonnent pas sa métaphore douteuse sur la Crimée. Il avait déclaré en octobre 2014, c’est-à-dire huit mois après l’annexion : « Qu’est-ce que la Crimée, un sandwich à la saucisse, que l’on se passe de l’un à l’autre ? » Il a également tardé à reconnaître les crimes de guerre commis par la Russie contre l’Ukraine. Dans ses déclarations ultérieures, il a reconnu la nécessité pour la Russie de perdre cette guerre afin que l’Ukraine retrouve ses frontières de 1991. Il a compris que s’il n’y avait pas de perte pour la Russie, il n’y aurait pas non plus d’avenir pour le pays. Il n’y aurait que la Russie du passé — cette même Russie devant laquelle le monde entier recule aujourd’hui, cette Russie qui a tué Alexeï Navalny, Anna Politkovskaïa, Boris Nemtsov et beaucoup, beaucoup d’autres.