Cette conversation est la transcription de la table ronde « Europe and the South : Building A New Convergence », modérée par Laurence Tubiana, qui a réuni Josep Borrell, Gabriela Ramos, Rémy Rioux, Ghassan Salamé et Nathalie Tocci lors de la première édition du Sommet Grand Continent, en Vallée d’Aoste, du 18 au 20 décembre 2023. Nous publions cette semaine les actes du Sommet ainsi que les vidéos des sessions publiques.
Laurence Tubiana
Beaucoup de discussions entourent l’existence d’un « Sud Global ». Existe-t-il un groupe homogène ? Y a-t-il un Ouest ou une Europe ? Y a-t-il un Sud ? Le terme de Sud Global est contesté, mais il semble plus l’être de notre côté que du leur — en dépit bien sûr du manque d’unité au sommet des BRICS et d’une diversité de points de vue, notamment sur l’abandon progressif des énergies fossiles, que nous avons constatée à Dubaï… Comment absorber cette nouvelle réalité ?
Josep Borrell
Nous sommes confrontés à de multiples crises, l’une après l’autre. Et cela a bien sûr des répercussions sur ce que l’on appelle le « Sud Global ». L’agression de la Russie exige que nous continuions à soutenir l’Ukraine. La question n’est pas de savoir si la Russie va gagner la guerre ; la question cruciale est de savoir si vous aimeriez que la Russie gagne. Au Moyen-Orient, la guerre à Gaza entraîne une baisse de 80 % du trafic maritime en provenance de cette région. Tous ces événements sont interconnectés avec le Sud Global. Il est impératif d’établir une pause humanitaire durable et viable. Nous devons empêcher un effondrement du commerce interntaional.
Personnellement, je n’aime pas beaucoup en soi le terme de « Sud Global », car il englobe un groupe diversifié de pays dont les structures et les intérêts varient. Néanmoins, de nombreux pays l’adoptent. L’Arabie saoudite, par exemple, se considère comme en faisant partie. Cette diversité au sein du Sud Global émerge en réponse à ce que nous, l’Union européenne, représentons. En examinant les chiffres, nous constatons qu’en 1960, nous constituions 12 % de la population mondiale, alors qu’aujourd’hui nous n’en représentons plus que 5,5 %. Notre part du PIB mondial a également diminué, passant de 28 % à 17 %. Malgré cela, par habitant, nous restons plus riches que la moyenne mondiale.
Malheureusement, les inégalités persistent alors même que le nombre d’individus pauvres ait diminué. C’est dans ce contexte que le Sud Global se perçoit comme une force politique. Nos relations avec lui étaient déjà tendues avant le 7 octobre, mais elles se sont encore détériorées depuis. Un double standard a été mis en évidence, affirmant que la réaction à l’Ukraine diffère de la réponse à la situation à Gaza. L’agression de la Russie contre l’Ukraine a violé la Charte des Nations Unies, car elle a attaqué une nation souveraine. Or si tout le monde s’accorde à dire qu’il est inacceptable d’envahir son voisin, l’incohérence perçue dans les réactions a suscité des inquiétudes.
Cependant, lorsqu’il est question d’imposer des sanctions à la Russie, les votes à l’ONU s’en tiennent uniquement au niveau formel. Le Sud Global affirme que la guerre doit cesser le plus rapidement possible en raison de ses coûts exorbitants et il plaide pour qu’on y mette fin. Mais il est difficile de mettre fin à une guerre de façon abrupte. Une solution apparente pour arrêter la guerre en Ukraine serait de retirer notre soutien — ce qui rendrait l’Ukraine incapable de continuer à se battre. Voulons-nous que la guerre se termine de cette façon ? Non, nous ne le voulons pas.
Malgré l’appel du Sud Global à arrêter la guerre, les complexités de nos relations persistent pour diverses raisons. Deux sont particulièrement évidentes dans nos interactions quotidiennes. Premièrement, la gestion de la pandémie de Covid-19 et la distribution des vaccins. Si notre réaction interne a été positive, la perception globale de notre distribution de vaccins n’a pas été favorable. Il existe un sentiment selon lequel nous n’avons pas suffisamment aidé les pays du Sud lorsqu’ils avaient besoin de vaccins. Même si l’Europe a exporté une quantité substantielle de vaccins, la perception est que la Chine et la Russie en ont fait plus. Cette perception est étayée par certaines statistiques, qui montrent que nous avons atteint un taux de vaccination de 100 %, alors que de nombreux pays du Sud sont restés à la traîne. Et la situation reste inchangée.
Deuxièmement, le changement climatique est une autre question controversée. Les pays du Sud affirment qu’ils n’ont pas contribué de manière significative au problème, l’Afrique ne représentant que 3 % des émissions mondiales et l’Amérique latine un petit pourcentage également. En revanche, nous sommes responsables de 20 à 25 % des émissions. Les Suds ressentent également le poids des coûts plus élevés en raison de leur incapacité à se protéger contre le changement climatique.
La migration est un autre sujet de préoccupation — les gens se déplaçant du Sud vers le Nord. Nos politiques migratoires, en particulier dans le secteur industriel, sont jugées excessivement restrictives. En outre, nos politiques d’extraction, évidentes dans l’économie numérique grâce à des minerais comme le lithium, soulèvent des inquiétudes. Elles soulignent la nécessité d’éviter de répéter les erreurs que nous avons commises avec les métaux rares dans la gestion des ressources. Les phénomènes de derisking et de decoupling ont des répercussions importantes sur de nombreuses économies.
Les anciennes logiques anticolonialistes et anti-impérialistes demeurent puissantes, notamment en Amérique latine où l’anti-impérialisme reste prégnant. Certains pays évitent de se ranger de notre côté dans le conflit en Ukraine, car ils craignent d’être perçus comme alignés sur les États-Unis et qu’être à nos côtés signifierait être contre la Russie. Nombreux pays refusent de suivre cette logique. En Afrique, le retour de l’anticolonialisme influence également les positions de certains pays qui, en raison de l’histoire, ne voteront jamais contre la Russie, quel que soit le contexte. Qui les a soutenus lors de la guerre d’indépendance ? Qui les a aidés à lutter contre l’apartheid ? L’Union soviétique.
La nouvelle séquence du conflit israélo-palestinien — l’attentat du Hamas et la réponse israélienne — a renforcé le sentiment que les réactions ne sont pas traitées de manière équitable. Cela s’observe notamment dans les votes aux Nations Unies, où 156 pays ont appelé à un cessez-le-feu à Gaza mais où l’Union européenne n’a pas réussi, ou n’a pas souhaité, adopter une position commune en faveur du cessez-le-feu.
Actuellement, l’Union demande à Israël de respecter les lois internationales humanitaires et de protéger la vie des civils, mais ces demandes semblent être des réponses réactives plutôt que des positions préventives.
Au cours du week-end [16-17 décembre 2023], les ministres des Affaires étrangères du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France ont exprimé leurs inquiétudes quant au nombre élevé de victimes à Gaza. Il est crucial de s’interroger sur les raisons de ces pertes humaines abondantes. La signification exacte de « beaucoup trop » doit être définie, et il est nécessaire d’établir un critère de référence.
Cette interrogation suscite un débat animé, surtout dans la perspective du prétendu « Sud Global », où les positions ne sont pas fixes et varient en fonction des intérêts du moment. Les alliances fluctuent, et la prise de positions tranchées n’est pas systématique : la réalité apparaît ainsi plus nuancée et complexe que la simple dichotomie d’être avec ou contre nous, dépendant des circonstances changeantes.
Gabriela Ramos, en observant une institution multilatérale telle que l’UNESCO, comment interprétez-vous cet antagonisme ? Est-ce une dynamique structurée ou plutôt ad hoc ?Quelle serait votre réponse à cette situation, à cette crise ?
Gabriela Ramos
Je suis vraiment ravie de partager cette discussion avec vous. Josep Borrell a présenté une analyse particulièrement juste d’une réalité que nous vivons à l’UNESCO. Le thème central de ce panel porte sur la convergence entre le Sud et l’Europe. Cependant, ce qui se produit est que bien que l’Europe soit un contributeur essentiel pour des institutions telles que l’UNESCO, ainsi qu’un fournisseur majeur de coopération au développement dans de nombreux domaines, cette contribution n’est pas toujours perçue comme telle. Les récents développements, notamment la guerre en Ukraine, ont entraîné un éloignement de l’Europe par rapport à ce Sud Global. Vous l’avez souligné, et je partage ce constat : cela génère fréquemment des accusations de « double standard ».
Face à la position que nous défendons avec force et unité concernant l’Ukraine — c’était la seule et unique à adopter — d’autres peuvent arguer que cela ne s’applique pas de la même manière au Moyen-Orient. La question du colonialisme crée une nuance dans la perception. Selon moi, l’argument « ce n’est pas la même chose » doit être reformulé lors des discussions avec les pays du Sud. Vous avez soulevé la question des éléments de contraste avec le Sud Global. En tant que Mexicaine, je me demande où me situer dans cette discussion. Il est indéniable que certaines images ont choqué les économies émergentes et en développement : par exemple, celles de la migration ukrainienne contrastent avec celles des personnes d’Afrique qui sont arrêtées, illustrant une générosité qui semble ne s’appliquer qu’aux Ukrainiens. Cela a suscité une réelle douleur.
Le financement massif de la guerre soulève lui aussi de nombreuses inquiétudes. La mobilisation des ressources, notamment les 100 milliards pour le climat, a toujours eu une portée symbolique. Je le sais, ayant collaboré avec Rémy Rioux pour démontrer que de l’argent était disponible. Cependant, persiste le sentiment qu’il n’y a pas un engagement massif. Par ailleurs, le Sud Global masque des situations divergentes : d’ailleurs, si l’on interroge les économies émergentes comme le Brésil et l’Inde, on pourrait leur demander pourquoi elles ne coopèrent pas plus étroitement. Après tout, elles mènent également des efforts de développement dans le cadre de leur propre coopération Sud-Sud. La question se pose alors de savoir pourquoi elles ne travaillent pas davantage en partenariat avec l’Europe. Certains soutiennent que le monde est fondamentalement différent, et que l’Europe ne contribue pas efficacement à réformer la gouvernance des institutions multilatérales. J’ai été au G20 il y a dix ans en tant que sherpa, et bien que le G20 ait pris la décision de modifier les droits de vote de certains membres au sein des institutions financières internationales, cette décision n’a pas été mise en œuvre. C’est une question qui mérite d’être examinée.
Je tiens aussi à souligner que, de mon point de vue, l’engagement de l’Europe — tant des différents États membres de l’Union que de la Commission européenne — en faveur de l’avancement des objectifs et des méthodes de l’UNESCO, offre une opportunité d’améliorer la communication avec ces pays. Il est essentiel de créer un sentiment de dialogue entre égaux plutôt que de perpétuer un dialogue où l’une des parties se positionne comme supérieure. Actuellement, l’Europe demeure probablement la région du monde qui s’appuie le plus sur des valeurs, notamment en matière de coopération au développement, alors que d’autres se contentent d’une coopération au développement dénuée de valeur ajoutée. Par conséquent, il serait bénéfique pour l’Europe de travailler à établir des relations plus équitables et de participer aux négociations sur un pied d’égalité.
Je pense que cela favorisera des avancées significatives. Comme vous l’avez souligné, Laurence, l’idée de définir des domaines spécifiques pour différentes régions est pertinente. Les économies émergentes présentent une nature distincte, et notre collaboration avec le G20 brésilien illustre clairement son émergence comme une destination incontournable. Il est impératif de détourner le regard de l’ancienne garde et de reconnaître que nous, les économies émergentes, sommes en train de façonner le nouveau récit de l’économie mondiale et de la géopolitique. C’est évident en Inde — où je me suis rendue la semaine dernière. Il est remarquable de constater à quel point leurs discussions se centrent sur eux-mêmes, sur les actions que l’Inde et la Chine devraient entreprendre, plutôt que de se concentrer sur l’Europe ou l’Union.
Une dernière remarque : je considère qu’il est préoccupant que, de manière générale, la coopération en matière de développement et son impact sur le développement n’évoluent guère. L’état actuel de l’Afrique, comme le souligne le Financial Times, est impressionnant dans la mesure où le manque de croissance sur le continent pose un problème majeur pour l’économie mondiale. Et cette problématique persiste. Ainsi, je tiens à souligner l’importance cruciale pour l’Europe de développer un nouveau mode de croissance économique et de développement en orientant ses efforts vers des domaines plus innovants. Notre collaboration avec le Grand Continent dans le cadre d’un programme de l’UNESCO, intitulé « MOST », vise essentiellement à repenser les modèles de croissance. Il me semble en effet essentiel de les réévaluer et de déterminer dans quelle mesure un dialogue constructif avec les pays en développement peut être instauré, tout en abordant les économies émergentes par le biais d’un dialogue spécifique. Tout en reconnaissant la coopération actuelle avec l’Europe, je suis d’avis que cette région sous-estime souvent les avantages qu’elle offre.
Nathalie Tocci, vous avez très bien décrit cette crise politique et la façon dont nous avons malheureusement répondu. Que pensez-vous de ce type d’approche fragmentée proposée par Josep Borrell et évoquée aussi par Gabriela Ramos ? En fin de compte, pouvons-nous avoir une approche et une attitude différentes afin de relancer la coopération et regagner un peu de confiance ?
Nathalie Tocci
Permettez-moi de commencer là où Gabriela a également placé la discussion. Dans un sens, le titre de ce panel est extrêmement optimiste — axé sur la construction d’une nouvelle convergence. Je pense que ce titre aurait été pertinent si nous avions eu cette conversation il y a six mois. Où en étions-nous à ce moment-là ? Nous étions à un moment où, avec les événements du 24 février il y a presque deux ans, nous avions commencé à prendre conscience que nous étions confrontés à un problème. C’était un problème que nous n’avions pas vraiment compris au départ. Lors du premier vote à l’Assemblée générale des Nations Unies, nous étions extrêmement satisfaits d’être à la tête d’une majorité de plus de 140 États. Puis, bien sûr, nous avons commencé à examiner la question de plus près et nous avons constaté que ceux qui s’abstenaient — et surtout ceux qui s’abstenaient, d’ailleurs, pas tellement ceux qui votaient contre — représentaient la majorité démographique du monde.
Nous avons alors commencé à faire appel à un certain nombre de personnes comme Josep, qui a consacré beaucoup de son temps à construire une approche diplomatique davantage à l’écoute des sentiments, des préoccupations, tout en essayant d’imaginer une manière de refonder nos relations sur une base différente. Un certain nombre de pays européens ont nommé des ambassadeurs chargés spécifiquement de sensibiliser les pays du Sud. Parallèlement, il s’agissait de faciliter la communication avec les ministères et les capitales pour élaborer des offres plus attrayantes en direction de ces différentes régions. Nous avons compris qu’il était essentiel de proposer des accords plus transactionnels, en comprenant les besoins de ces pays, sans pour autant compromettre nos principes fondamentaux.
Il s’agissait de trouver un moyen de concilier principes et pragmatisme. Jusqu’à il y a quelques mois, nous étions sur la bonne voie. Mais cette conversation a lieu aujourd’hui et est radicalement différente de celle que nous aurions eue il y a quelque temps. Et cela, bien sûr, à cause de la guerre au Moyen-Orient. Il est crucial de bien comprendre ce que cette guerre implique et comment elle est liée à de nombreuses questions décisives pour cette nouvelle convergence avec le Sud.
La guerre actuelle a révélé des aspects que nous pensions avoir bien gérés dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Aujourd’hui, nous constatons une nouvelle division, même si nous avions réussi à construire une unité autour de la question ukrainienne. D’aucuns anticipaient une scission au sein de l’Europe entre un camp prônant la paix et un autre la justice quelques mois après le début du conflit, mais cette division n’a pas encore pris forme.
Nous étions ainsi satisfaits de nos actions. Au Moyen-Orient, la problématique historique de la politique étrangère européenne, à savoir la division entre les États membres, s’est malheureusement réaffirmée. De plus, notre pertinence dans la région est limitée. Nous ne sommes pas directement impliqués dans les événements au Moyen-Orient. Si l’on veut être honnête, l’Europe a toujours eu un rôle secondaire par rapport aux États-Unis dans cette région. Ce n’est pas nouveau. À une époque, les États-Unis jouaient un rôle décisif au Moyen-Orient, agissant de manière conséquente, et nous ajustions nos politiques pour soutenir leurs initiatives. Actuellement, les États-Unis demeurent une puissance incontournable, mais semblent incapables de concrétiser leurs engagements. Ainsi, nous nous contentons de suivre une autre puissance mondiale qui n’est plus en mesure de tenir ses promesses.
Avec Ghassan Salamé, il y a une semaine de cela, nous étions aux Émirats arabes unis. Il était frappant de constater, pour nous deux, que les discussions tournaient d’emblée autour des États-Unis, avant même que quiconque ne mentionne les Européens. Les Émirats arabes unis ont abordé la Russie, la Chine, l’Inde, ainsi que divers acteurs régionaux, mais nous semblions totalement absents de leurs préoccupations.
En troisième lieu, et c’est étroitement lié aux points soulevés par Josep et Gabriela, la question de la crédibilité se pose désormais. Elle renvoie inévitablement à la question du « deux poids, deux mesures ». Ce dont nous avons pris conscience dans de nombreux autres contextes, je pense, se reflète clairement dans la situation au Moyen-Orient.
Si la situation se limitait à la Palestine, cela poserait évidemment des problèmes, bien que moins importants. Ce qui aggrave la situation, c’est précisément ce double standard et notre approche — jugés profondément injustes — qui sont devenus essentiellement une justification pour toutes les autres formes d’injustice, que ce soit dans l’accumulation de vaccins, le stockage du gaz, l’injustice climatique ou le colonialisme. La manière dont cette question symbolise les injustices que nous sommes perçus comme commettant depuis des décennies en fait une problématique incontournable. Tant que nous ne l’aurons pas abordée et que nous n’aurons pas commencé à le faire, cette question restera omniprésente.
Je dirais que l’absence de prise en compte de cette question entrave même notre capacité à reprendre la conversation que nous aurions pu avoir il y a quelques mois sur la façon de construire une nouvelle convergence avec le Sud mondial.
Rémy Rioux, au cœur de l’action à l’AFD, vous êtes inévitablement au centre de cette dynamique. Comment ressentez-vous cela et quels sont les moyens ou les voies pour engager le dialogue ?
Rémy Rioux
Tout d’abord, bonsoir à tous. Je suis ravi d’être ici et tiens à exprimer ma gratitude envers le Grand Continent : il est en effet heureux que nous abordions la question du Sud Global à l’occasion d’un sommet consacré aux questions européennes. C’est vrai : nous n’aurions probablement pas eu une telle discussion il y a six mois. Mais c’est un développement positif.
Je voudrais partager avec vous une sorte de dissonance cognitive que j’éprouve depuis que je suis devenu directeur général de l’Agence française de développement en 2016, et même depuis l’Accord de Paris auquel plusieurs d’entre nous présents aujourd’hui ont participé : concernant la relation au Sud Global, je ne vis pas du tout la même expérience que vous. En tant que directeur de l’AFD, une agence opérant dans 150 pays à travers le monde, je peux vous affirmer que nous entretenons d’excellentes relations avec ces pays. Ce constat ne s’applique pas seulement à l’AFD, mais à toutes les agences de développement européennes. Je suis quant à moi convaincu de la capacité de l’Europe à se positionner aux côtés des autres, à intégrer les sciences sociales et l’anthropologie dans notre approche, et à chercher à comprendre l’autre. Au Sahel, l’AFD n’a pas rencontré de problèmes majeurs. En tant que banque publique de développement, nous avons initié une sorte d’internationale des banques publiques de développement il y a quatre ans, et même depuis plus de dix ans.
Cette initiative englobe non seulement les agences de développement, mais aussi des institutions telles que la KfW en Allemagne, la ICO en Espagne, la Cassa Depositi e Prestiti en Italie, la Caisse des dépôts en France, la China Development Bank, la BNDES au Brésil, et bien d’autres. Au total, ce sont 530 institutions financières publiques représentant 2,5 billions (ou trillions en anglais) de dollars, équivalant à 15 % de l’investissement mondial public. Bien que certaines utilisent l’expression « from billions to trillions », je ne l’apprécie guère personnellement, car nous avons besoin de billions pour les plus vulnérables, mais aussi de trillions pour transformer le système financier.
Ces entités pourraient instantanément orienter leurs investissements vers des pratiques plus durables si les actionnaires le décidaient. Au cours des huit dernières années, j’ai eu l’occasion de rencontrer les PDG de ces banques, et je n’en ai jamais rencontré un seul avec lequel je n’étais pas d’accord. Aucun d’entre eux ne s’oppose à la lutte contre le changement climatique, et tous reconnaissent les problèmes des inégalités mondiales, en particulier dans leur propre pays. Tous sont favorables à l’action internationale. En résumé, je n’ai encore jamais rencontré un seul dirigeant de ces institutions qui ne partage pas ces préoccupations.
Je voudrais enfin ajouter que c’est au sein de ces institutions que s’est accumulée une vaste expérience en matière de politique climatique. En réalité, nous avons été parmi les premiers à financer des projets visant à comprendre comment réduire les émissions et à s’adapter au changement climatique. Je suis récemment revenu de Dubaï — où j’étais allé, je fois dire, sans réel enthousiasme au départ. Eh bien, en fin de compte, tout s’est bien passé : il y avait près de 100 000 personnes, bien plus qu’à une Assemblée générale des Nations Unies. Les discussions ont porté sur la santé, les transports, les finances, et même sur des échanges d’otages, si j’ai bien compris les choses, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. C’est peut-être devenu la principale enceinte multilatérale de référence, du moins la plus importante. Et surtout, on y parvient à prendre des décisions. On peut considérer qu’elles ne sont pas assez efficaces, mais elles ont le mérite d’exister.
Depuis 2015, ces enceintes ont enregistré une série de succès, avec l’accord de Montréal sur la biodiversité et sur la protection des océans. Sur le plan financier, tous les grands fonds internationaux qui se présentent aux gouvernements connaissent une augmentation de 20 à 30 % à chaque réunion, depuis 2015. Je vous mets au défi de trouver une seule exception parmi ces fonds internationaux qui n’ait pas été reconstituée avec ambition.
Ce que je veux souligner, c’est que, dans toutes les enceintes auxquelles je participe, soit l’Europe est à l’initiative grâce à ses institutions, soit elle y est forte et respectée. À Dubaï, l’Europe a été respectée et a joué un rôle crucial lors des négociations. C’est pour cette raison qu’il y a quelque chose dans ce débat qu’il m’est difficile de comprendre. Bien entendu, je parle de mon expérience et je ne suis pas naïf, je sais qu’il y a d’autres perspectives. Mais je crois vraiment qu’il existe un potentiel qui pourrait être encore plus activement exploité. Non pas en étant utilisé à d’autres fins, mais en mobilisant cette capacité que j’essaie de vous décrire. Peut-être cela contribuerait-il à créer un espace où la convergence s’opère davantage. Personnellement, je ne perçois pas de divergence, mais je comprends qu’il puisse y en avoir au sein d’autres communautés engagées dans l’action internationale. À l’AFD, nous essayons plutôt d’être une force de convergence, un moteur d’accord, une entité qui agit et apporte des preuves tangibles que la transition est possible et que la coopération internationale doit être renforcée.
Depuis que je suis à la tête de l’AFD, nous avons doublé de taille. Cette mutation a engendré une charge de travail considérable, au point que les employés de l’AFD se plaignent d’avoir trop de travail. Si tout ce qu’on vient de se dire était vrai, je ne devrais pas être en train de vivre cette réalité-là. Alors, que se passe-t-il ? J’ai peut-être quelques réponses, mais je m’arrêterai là. Je voulais simplement partager ma perplexité avec vous.
Les perspectives varient selon les milieux, particulièrement dans les milieux politiques où ce discours n’est ni entendu ni exprimé. On pourrait risquer une autre interprétation : ce qui suscite la peur dans cette région, c’est la violence et la guerre — or la guerre a des origines européennes. Y a-t-il là, Ghassan Salamé, une promesse que nous ne serions plus en mesure de tenir ?
Ghassan Salamé
Merci beaucoup, Laurence. Je ne veux pas discuter du concept de Sud Global — c’est un grand débat — mais je vais l’utiliser par facilité. Je pense que l’Europe entretient dans sa relation avec le Sud plusieurs dilemmes qu’il faut déconstruire.
Le premier dilemme concerne le niveau auquel nous nous positionnons. Je ne peux plus accepter l’idée que les Européens adoptent un ton factuel lorsqu’ils dissertent sur leur politique, leurs choix ou leur stratégie, mais évoquent des émotions, des sentiments lorsqu’ils parlent des autres, notamment issus du Sud Global. Les autres acteurs sont aussi rationnels que vous ! Il est impératif de comprendre cela clairement. Les Iraniens ont créé le jeu d’échecs il y a plusieurs millénaires déjà, tandis que les Chinois ont élaboré le mandarinat il y a plus de 2000 ans. Il est crucial de reconnaître qu’il existe une rationalité de l’autre côté. Si nous ne la comprenons pas, cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas.
Le deuxième dilemme concerne l’agenda — et je suis particulièrement satisfait de prendre la parole après cette intervention de Rémy — car en réalité, il existe un programme multilatéral et souple où l’Europe détient un leadership quasi naturel, notamment sur des questions telles que l’aide au développement, le climat, la régulation du numérique, etc. Cependant, il y a d’autres domaines où l’Europe, comme l’a souligné Nathalie, est inaudible, invisible, et n’est pas prise en considération. Ainsi, le dilemme réside dans la mesure et la direction dans lesquelles l’Union européenne peut faire prévaloir son agenda. Il arrive parfois que les autres soient réticents face à cet agenda. Par exemple, lorsque l’Europe souhaite aborder la parité des sexes dans des pays musulmans, elle se heurte à des réticences. De même, lorsque l’Union veut discuter du travail des enfants au Pakistan, ce pays manifeste une forte résistance…
Venons-en maintenant à la question des doubles standards. Il est essentiel de ne pas considérer cela de manière moralisatrice, comme une condamnation morale de ce que l’on pourrait qualifier d’hypocrisie de l’Occident, et plus particulièrement de l’Europe. Il ne s’agit pas d’une question éthique, mais plutôt d’une réalité complexe. Si l’on accepte un coup d’État au Tchad, l’établissement d’un pouvoir militaire, voire dynastique, et que, dans le même temps, on critique la politique éthnonationaliste d’Erdogan tout en adoptant une approche plus conciliante envers celle de Modi en raison des intérêts liés à l’Inde, cela crée une contradiction dans les faits. Il n’est donc pas question ici de condamner moralement les doubles standards, car ils existent.
L’Europe a des doubles standards, manifestés par sa défense acharnée du droit international humanitaire en Ukraine, contrastant avec une attitude laxiste et irresponsable à Gaza jusqu’à présent. C’est une réalité que je peine à comprendre. Les doubles standards ne posaient pas de problème pour une politique dénuée de principes. Le véritable dilemme réside dans le fait que l’Europe prétend avoir une politique ou une diplomatie fondée sur des principes. Si cette déclaration de principes n’existait pas, il n’y aurait pas d’accusation d’hypocrisie. Les deux éléments sont intrinsèquement liés. Ainsi, se pose un dilemme profond : la diplomatie européenne doit-elle devenir plus réaliste, en abandonnant les discours axés sur les valeurs et les principes, afin de réduire les accusations d’hypocrisie ? Ou bien, en continuant à professer des principes tout en pratiquant une politique de doubles standards, l’Europe restera-t-elle constamment critiquée pour son hypocrisie ? La question dépasse largement le cadre d’une simple accusation morale, elle est bien plus profonde.
Cela me conduit à un quatrième dilemme essentiel, que je n’ai pas relevé chez mes collègues, mais qui me semble crucial : le dilemme de la double identité. L’identité européenne porte en elle deux versants. Elle est à la fois le grand continent que nous connaissons, mais également la moitié de ce que l’on appelle l’Occident. Or il est indéniable que la grande majorité des pays du Sud préférerait que l’identité européenne de l’Europe soit plus affirmée que son identité occidentale. Autrement dit, ils souhaiteraient voir une position européenne plus autonome vis-à-vis de la superpuissance américaine. Cette demande se fait entendre à New Delhi, à Brasilia et dans de nombreux autres pays. Il s’agit là d’un dilemme propre à l’Europe, car sur des questions telles que l’Ukraine, elle n’aurait pu agir sans le soutien des États-Unis. En revanche, sur des questions comme Gaza, elle est entraînée par les États-Unis dans une posture monolithique et potentiellement dangereuse pour ses propres intérêts.
Ensuite, un cinquième dilemme émerge, celui de la parité et de la disparité. Lors des négociations avec le Sud, l’Europe se trouve dans l’obligation délicate de concilier le respect de la parité, tel que stipulé à l’article 2 de la Charte des Nations Unies, avec une disparité effective indéniable. À l’heure actuelle, le PNB par habitant des Européens est de 10 à 12 fois supérieur à celui de l’Afrique subsaharienne. Et le diplomate européen se retrouve quotidiennement pris entre la nécessité de respecter la parité formelle et celle de prendre en compte la disparité effective. C’est un dilemme de tous les jours pour des diplomates européens, une réalité tangible que j’ai pu observer de mes propres yeux. Je l’ai constaté en Irak, en Libye, au Liban, ainsi que dans d’autres pays d’Afrique et d’Asie. Et c’est un dilemme complexe, car pencher excessivement vers la parité peut être perçu comme de l’hypocrisie, tandis qu’une inclinaison trop marquée vers la disparité risque d’être interprétée comme de l’arrogance. Trouver l’équilibre pour naviguer à l’intérieur de ce dilemme n’est pas une tâche aisée. Je m’appuie ici sur des faits concrets, non sur des théories.
Enfin, se pose également un autre dilemme — et je voudrais ici partager une observation personnelle. Je suis arrivé en Europe il y a exactement 50 ans, en 1973. Tout au long de ma vie, je n’ai eu de cesse de valoriser la liberté d’opinion et la liberté d’expression, qui sont parmi les richesses les plus précieuses de l’Europe. Cependant, depuis deux ou trois mois, je ressens pour la première fois une forme d’aliénation dans ce domaine.
Il y a actuellement une tentative, principalement à travers des moyens législatifs et administratifs, d’imposer une pensée unique sur la situation au Proche-Orient, ce qui devient pénible, je dois l’admettre. Lorsque vous participez à un entretien à la télévision, vous devez d’abord recevoir une leçon sur ce que vous devriez penser du 7 octobre, avant même d’avoir la possibilité de vous exprimer. Si votre point de vue diffère de celui qui pose la question, votre opinion n’est tout simplement pas jugée nécessaire. En cinquante ans, je n’ai jamais ressenti une dérive aussi marquée vers la pensée unique. Il est essentiel de rester vigilant. Autrement, Monsieur Borrell, si l’Europe devait suivre cette voie, la jungle l’emporterait sur le jardin. Merci beaucoup.
Josep Borrell : une réponse à ces interventions et à cette dernière remarque ?
Josep Borrell
Merci à tous. Nous avons entendu des interventions très intéressantes et pointues, et si vous me le permettez, j’aimerais relancer la discussion.
On ne peut pas accepter l’affirmation selon laquelle les gens ont peur de l’Europe parce que la violence et la guerre émaneraient de ce continent. Ce n’est pas exact. Les conflits armés se produisent partout dans le monde, comme en Afrique avec des exemples tels que l’Éthiopie, le Soudan, la Somalie, ou le Congo. Il est incorrect d’attribuer la source de toutes les guerres à l’Europe. Les gens ne nous craignent pas parce que nous sommes le berceau de la guerre.
Cher Ghassan, je partage votre point de vue, et je suis tout à fait d’accord avec votre analyse des dilemmes auxquels nous sommes confrontés. Les doubles standards semblent être répandus partout, et tout le monde les pratique. Nous exprimons des préoccupations, critiquons et ressentons de la peur face aux bombardements de Gaza, mais lorsque Alep a été détruite, les réactions ont été limitées. La destruction d’Alep a été aussi intense que celle de Gaza ou de Mossoul, mais étrangement, elle n’a pas suscité beaucoup d’indignation. Peut-être que la diplomatie consiste en grande partie à gérer ces doubles standards.
Chacun doit être capable de faire face à des situations où, pour des raisons d’intérêt, les valeurs et les principes doivent s’adapter. Nous évoluons dans un monde de realpolitik, mais cette approche a ses limites. Il est évident que dans deux cas, notre réponse aux problèmes a été clairement différenciée. La manière dont nous avons accueilli les Ukrainiens fuyant la guerre diffère considérablement de celle dont nous avons accueilli d’autres personnes.
L’Europe est confrontée, je pense, à un problème de marketing.
Nous sommes les principaux contributeurs à l’aide au développement. Nous sommes la partie de la planète qui partage le plus sa capacité économique avec le reste du monde. Loin devant la Chine et la Russie. C’est peut-être pour cela que les agences de développement, cher Rémy Rioux, sont chaleureusement accueillies. Vous êtes la main ouverte, la face aimable, la dimension coopérative de l’Europe. Cependant, du point de vue politique, l’accueil n’est pas aussi favorable. Bien sûr, vous êtes bien reçus, mais au Sahel, on nous demande de partir. L’aide au développement est bien accueillie, mais pas la présence militaire. Pourquoi ? Pourquoi, il y a quelques années, le gouvernement a-t-il sollicité l’aide de l’Europe ? La violence dans les sociétés européennes n’est pas aussi prononcée. Elles ne sont pas plus violentes que les sociétés africaines et latino-américaines, que je sache, bien que ce soit malheureusement, de plus en plus le cas. Mais il doit y avoir une explication alternative, complexe et difficile, avec des racines historiques qu’il ne faut pas négliger.
Certaines de ces racines étaient peut-être oubliées, n’étant pas particulièrement vives. Mais les événements en Ukraine et au Moyen-Orient ont ramené à la surface un ancien système : la colonisation et l’anti-impérialisme. Lorsque nous affirmons aux nations latino-américaines notre engagement envers les principes des Nations Unies et de la démocratie, leurs réponses comportent souvent un « oui, mais pas toujours ». Au Chili, par exemple, évoquer la défense de la démocratie peut susciter des rappels concernant Pinochet, n’est-ce pas ? De même, je pourrais mentionner Franco. Les peuples ont une mémoire. Elle peut parfois être dormante, éteinte ou oubliée, mais il arrive aussi qu’elle se ravive.
Parmi les Européens, on observe des sensibilités très différentes, expliquées par des raisons historiques et culturelles. Certains pays seront toujours enclins à soutenir Israël, en raison d’un complexe de culpabilité lié à la Shoah. Cependant, ce sentiment n’est pas partagé par tous, car tout le monde n’a pas participé à ces moments horribles de l’histoire européenne. Il est crucial de prendre en compte ces nuances.
Aujourd’hui, il me semble évident que nous perdons progressivement notre assise morale vis-à-vis d’une part croissante du monde, pas uniquement dans le monde arabe. En observant la réaction de pays tels que la Colombie, le Chili et le Brésil, qui ne sont pas du tout arabes et pourraient être davantage associés au monde occidental qu’au monde en développement, je constate qu’ils expriment leur incompréhension. Ils indiquent clairement qu’à la prochaine demande d’aide pour soutenir l’Ukraine, ils ne sont pas certains de réagir de manière favorable. Cette réalité politique doit être prise sérieusement en considération, même si les agences de développement sont bien accueillies, bien entendu.
Il y a des pièges politiques dans lesquelles l’Europe est tombée à partir du 7 octobre. De ce point de vue-là, l’Iran a bien joué ses cartes.
Gabriela Ramos
Il est crucial de considérer les préoccupations de ces régions. Bien que nous ayons largement discuté de l’Europe et de sa perception, la réalité est que les Suds globaux se trouvent dans une situation complexe. Selon diverses enquêtes, particulièrement en Amérique latine et en Afrique, lorsque l’on interroge les citoyens sur leur préférence entre une situation économique stable et la démocratie, la majorité opte pour la stabilité économique. Les inégalités, tant dans le modèle économique évoqué que dans la disparité entre l’abondance des pays européens et américains avancés et la précarité persistante dans le reste du monde, sont une source majeure d’inquiétude.
Je suis convaincue que nous devons œuvrer à instaurer un véritable dialogue équitable, comme je l’ai souligné au début. Actuellement, nous faisons face à une situation délicate marquée par la montée du populisme et le rejet généralisé de l’idéal démocratique. Cette réaction découle du fait que nous n’arrivons pas à répondre aux attentes des citoyens, qui aspirent à des perspectives de vie stables. C’est une problématique qui nous concerne tous et que nous devons examiner attentivement.
Il semble y avoir cette perception que la guerre en Ukraine a une influence considérable sur l’agenda international. Les budgets de défense et le financement de la guerre occupent une place importante, ce qui donne l’impression que cette guerre spécifique, en raison de ses implications, freinerait les progrès sur d’autres fronts. Cependant, cela ne correspond pas à la réalité, car j’ai constaté l’ampleur des investissements du programme Global Gateway, par exemple.
Pour conclure, j’ai remarqué, notamment à l’UNESCO et à l’OCDE, que je n’avais jamais remis en question ce genre de choses auparavant. À l’UNESCO, la question des pensées colonialistes émerge, suggérant la nécessité de revisiter l’histoire. On dispose, par exemple, du General History of Africa, qui tente d’écrire une histoire africaine pour les Africains. Mais ce sujet ne semble pas être bien accueilli. Il est essentiel d’engager un dialogue ouvert d’esprit afin de développer des agendas de développement.
L’importance de la mémoire et de son examen est en effet cruciale…
Ghassan Salamé
Il peut être utile de revenir brièvement sur la question de la convergence soulevée précédemment. Un problème fréquent lié à la convergence est qu’elle a souvent été perçue par les Européens comme une tentative de conversion. L’objectif n’est pas de convertir d’autres sociétés, mais plutôt de trouver des points de convergence avec elles. Il est essentiel d’effectuer un examen de conscience approfondi en Europe.
De plus, il est important de reconnaître que ce que disent ou font d’autres sociétés est parfois simplement le reflet de ce qui se passe ici. Par exemple, lorsque l’Inde évoque le multi-alignement, c’est leur réponse à la « coalition of the willing » en réaction à la politique d’Emmanuel Macron. C’est une manière de dire : vous avez opté pour la polygamie, eh bien, nous aussi. Nous avons également choisi le multi-alignement selon notre propre perspective. Il est donc difficile de condamner le multi-alignement tout en acceptant l’idée que des coalitions volontaires ou des positions contradictoires peuvent coexister.
Très fréquemment, les positions du Sud sont en quelque sorte un reflet de ce qui se passe en Europe mais exprimées dans un autre langage. Il est essentiel que l’Europe fasse une authentique introspection pour rechercher une convergence plutôt qu’une conversion.
Nos valeurs européennes doivent pour autant être préservées sans perdre notre identité dans la discussion avec nos partenaires. Il est essentiel de parler de ce que nous sommes sans prétendre dicter l’agenda mais en préservant notre essence. Cela nécessite une ferme assurance quant à notre centre de gravité, plutôt que de nous appuyer sur l’autre : c’est un message d’une importance capitale.
Nathalie Tocci
Oui et, d’ailleurs, je ne pense pas que le fait de compartimenter — c’est-à-dire de paraître hors de propos et hypocrites dans certains domaines tout en étant crédibles et influents dans d’autres — soit encore possible. En réalité, je crois que ce moment est révolu. Il est intéressant de noter que cela peut différer de votre perception, mais je considère que l’interconnexion croissante de ces domaines sera une réalité incontournable à l’avenir.
Historiquement, nous avons toujours été marqués par une certaine hypocrisie, bien que celle-ci ait atteint un niveau plus élevé aujourd’hui. L’essentiel est que nous ayons cette conversation maintenant car elle revêt une importance cruciale.
Cette discussion porte — tragiquement — sur le pouvoir. Auparavant, lorsque nous pouvions compartimenter et que notre hypocrisie n’avait que peu de conséquences, nous pouvions la traiter sur le plan éthique sans qu’elle ne devienne politique.
Actuellement, c’est une question fondamentale. Elle ne concerne pas simplement l’Europe et le Sud Global, mais plutôt l’interaction entre l’Europe et les puissances du Sud. Dans ce contexte, il y a peut-être une lueur d’espoir pour une plus grande parité et une conversation plus honnête entre nous.
Rémy Rioux, une dernière remarque ?
Rémy Rioux
Pour répondre à ce qui a été dit précédemment : je ne faisais référence en aucun cas à la violence de l’Union européenne. Mon propos portait sur la mémoire de la violence européenne et les séquelles qu’elle laisse dans le monde, ainsi que son impact sur certaines de nos logiques de l’honneur, même au sein de nos propres pays. Je souhaitais simplement souligner cela. Je crois que ces traces existent et exercent une influence, sans que je compartimente quoi que ce soit. Je suggère simplement un choix, une option que nous avons entendue tout au long de la journée. Il semble y avoir une certaine indécision, une incertitude quant à la direction que l’Europe devrait prendre.
Doit-elle chercher à ressembler aux États-Unis, en adoptant essentiellement un discours de sécurité nationale comme priorité d’où découleraient toutes les autres considérations ? C’est le récit américain, bien que beaucoup de choses n’en découlent pas — notamment en ce qui concerne le climat, malheureusement.
Ou bien, au contraire, devrait-elle, comme je le soutiens — mais je conçois que c’est une thèse sujette à discussion — capitaliser sur nos forces et répondre aux attentes en changeant la réalité, en accordant une attention particulière aux peuples et aux populations ? Peut-être devrions-nous poser la question des droits et de la démocratie d’une manière moins directive, en venant peut-être davantage du bas vers le haut. Comment naissent les droits ? Comment émerge la démocratie ? Cette approche, moins offensive, pourrait être mieux perçue et constituer, peut-être, une façon de résoudre les dilemmes soulevés par Ghassan Salamé.
Peut-être ne pourrons-nous jamais rivaliser avec la Chine, mais je pense que des initiatives comme Global Gateway et Team Europe sont déjà en cours de structuration, et elles se distinguent considérablement des Routes de la soie chinoises. Les Chinois, forts de leur position, ont déjà évolué vers le Global Development Initiative, une approche beaucoup plus multilatérale à présent. Donc, il est essentiel de rester attentif, car si c’est une cible, elle bouge très rapidement.
Enfin, je suis convaincu qu’il est impératif de reprendre en main l’agenda financier. Le président Macron a eu cette intuition en organisant le sommet de juin dernier à Paris sur un nouveau pacte financier. Nous avons véritablement quelque chose à offrir, dépassant définitivement l’aide publique au développement. En tant que principaux pourvoyeurs d’aide publique au développement, nous sommes en position idéale pour réinventer ce récit datant des années 1960. Si ce n’est pas l’Union européenne qui propose quelque chose, alors qui le fera ? Gabriela a raison, il est également temps d’agir sur les institutions financières internationales. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Franchement, et c’est mon opinion personnelle, quel est le problème de rééquilibrer la parité au capital de la Banque mondiale ? En ce qui concerne le FMI, c’est peut-être une question différente, mais pour la Banque mondiale, cela semble assez faisable. Ce serait un signal extrêmement puissant pour l’ensemble de la société.
À tel point qu’un très haut fonctionnaire du Fonds monétaire international — qui, je le précise, n’était ni américain ni européen — m’a récemment suggéré qu’il faudrait créer une banque multilatérale où les Américains n’auraient pas le droit de veto. En proposant d’ailleurs que le siège soit en Europe…
Mon président l’a mentionné, et cela pourrait avoir un impact significatif. Nous avons deux ans pour cela, car des échéances clefs se profilent en 2025, marquant les dix ans du sommet d’Addis-Abeba, les dix ans de l’Accord de Paris, et les dix ans depuis notre dernier grand moment multilatéral en 2015 — une année révolutionnaire. Nous avons une année pour effectuer un travail technique l’année prochaine [en 2024], lorsque la moitié de la population participera aux élections, afin d’être prêts en 2025, sous la présidence brésilienne de la COP.