Les jardiniers européens doivent aller « dans la jungle »
Une tendance néoconservatrice est-elle en train de prendre le contrôle de la diplomatie européenne ? Hier, devant la première promotion de l'Académie diplomatique européenne, Josep Borrell, s’est approprié l'imaginaire de cette doctrine américaine : l’Europe est un jardin, entouré d’une jungle — il faut donc que les « jardiniers » européens acceptent « d’aller dans la jungle ». Alors que le monde se fracture autour de la condamnation de la guerre en Ukraine, il convient de s’interroger sur la portée diplomatique de ce discours. Nous le traduisons en l’accompagnant des commentaires de deux étudiants présents dans la salle.
- Auteur
- Adam Mouyal et Olivier Levy •
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La transition géopolitique européenne vient-elle de prendre un tournant civilisationnel ? Devant la première promotion de l’Académie diplomatique européenne — un projet pilote accueilli par le Collège d’Europe de Bruges dont la Rectrice, Federica Mogherini, a précédé Josep Borrell à son poste — le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la sécurité de l’Union européenne a développé un argumentaire visant à rendre compte des transformations du métier de diplomate après l’invasion de l’Ukraine. Ces considérations, qui reprennent en grande partie des éléments mis en avant dans de précédentes interventions ou textes — y compris dans les colonnes de cette revue — sont ici encadrées par un élément nouveau.
Josep Borrell s’approprie en effet une image qui sert de ligne directrice à son discours : l’idée que l’Union européenne serait un jardin et le reste du monde une jungle. Les futurs diplomates à qui il s’adresse seraient les « jardiniers » en charge, non seulement de « protéger » le jardin des pousses envahissantes de la jungle, mais également « d’aller dans la jungle ». Ces images, ces mots, ce raisonnement sont une référence directe aux néoconservateurs américains, en particulier Robert Kagan, et constituent une nouveauté dans le répertoire des institutions européennes, représentées ici par le Service européen pour l’action extérieure. Prononcé devant un parterre de futurs fonctionnaires européens, son usage n’a rien d’anodin. Il est destiné à être entendu par le reste du monde — Borrell envoie plusieurs signaux à destination des pays ayant choisi de rester neutre par rapport à l’invasion de l’Ukraine — mais aussi et surtout par une élite européenne formée par un discours inverse, celui d’une puissance européenne « normative » et d’ordinaire critique à l’égard d’un imaginaire géographique essentialiste.
Cette inflexion présente plusieurs risques : elle repose sur un postulat civilisationnel, sur un travail largement insuffisant sur l’histoire et le sens de la construction européenne et elle interroge sur la possibilité pour l’Union de réussir efficacement sa transition géopolitique. Après le retrait de Kaboul, le pseudo-réalisme machiavélien revendiqué par ce courant ne semble pas avoir résisté à l’épreuve du réel.
Après l’invasion de l’Ukraine, alors que plusieurs partenaires de l’Union européenne refusent de s’aligner complètement sur la condamnation du régime russe, l’Union peut-elle vraiment se permettre d’assigner « le reste du monde » à « la jungle » ?
Merci, Federica [Mogherini, Rectrice du Collège d’Europe], pour ces belles paroles. Merci d’avoir organisé cette rencontre.
Je dois dire que vous avez l’air beaucoup plus jeune. Aujourd’hui, trois ans plus tard – trois ans après avoir quitté vos fonctions de Haute Représentante [pour les affaires étrangères et la politique de sécurité], vous avez l’air beaucoup mieux. Je suis sûr que c’est dû à l’atmosphère et au travail fantastique que vous faites ici — l’un des meilleurs emplois que l’on puisse imaginer.
Merci à vous tous, et félicitations à vous tous d’avoir eu l’opportunité extraordinaire d’étudier ici, à Bruges, au Collège d’Europe. Je suis sûr que vous êtes conscients de la chance que vous avez.
Bruges est un bon exemple du jardin européen. Oui, l’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire — les trois choses ensemble. Et ici, Bruges est peut-être une bonne représentation de la combinaison des belles choses, de la vie intellectuelle, du bien-être.
Le reste du monde — et vous le savez très bien, Federica — n’est pas exactement un jardin. La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. Les jardiniers doivent s’en occuper, mais ils ne protégeront pas le jardin en construisant des murs. Un joli petit jardin entouré de hauts murs pour empêcher la jungle d’entrer n’est pas une solution. Car la jungle a une forte capacité de croissance, et le mur ne sera jamais assez haut pour protéger le jardin.
C’est avec ces mots d’ouverture, que le chef de la diplomatie de l’Union européenne Josep Borrell s’adresse aux étudiants du Collège d’Europe à Bruges, lors de la cérémonie d’ouverture de l’Académie diplomatique européenne. Le discours de Borrell visait à susciter un soutien à la condamnation de l’agression Russe contre l’Ukraine. En soi, il était un appel à inaugurer une nouvelle ère d’autonomie stratégique européenne et à rappeler aux Européens l’importance de défendre le continent.
Les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent être beaucoup plus engagés avec le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, de différentes manières et par différents moyens.
Ce sera mon message le plus important : nous devons être beaucoup plus engagés avec le reste du monde.
Nous sommes un peuple privilégié. Nous avons construit une combinaison de ces trois choses — liberté politique, prospérité économique, cohésion sociale — et nous ne pouvons pas prétendre survivre comme une exception. Nous devons être un moyen de soutenir les autres qui font face aux grands défis de notre temps.
Je vous remercie donc, Federica, d’avoir accueilli cette expérience, ce programme pilote de l’Académie diplomatique européenne.
Comme le disent les diplomates, l’un d’entre eux me l’a dit : « En diplomatie, il faut dire la vérité. On ne peut pas mentir — enfin, formellement, on ne peut pas mentir. Il faut dire la vérité. Il faut dire seulement la vérité, mais pas toute la vérité ». Mais si nous voulons nous engager franchement et honnêtement, discuter des vrais problèmes et chercher des solutions, alors il nous faut dire toute la vérité — mais nous le ferons plus tard.
Aujourd’hui, laissez-moi simplement vous dire que je suis heureux de participer à ce que l’on peut appeler — et vous l’avez dit — un « moment de création », d’être « présent à la création ». Être « présent à la création », ce sont des mots qui ont été prononcés il y a de nombreuses années par l’un des plus célèbres diplomates, George Kennan — dans les mémoires de George Kennan. Et ces mémoires sont toujours considérées comme le meilleur compte rendu de l’intérieur de l’élaboration de la politique des États-Unis dans l’après-guerre — par après-guerre, j’entends après la Seconde Guerre mondiale.
Maintenant, nous sommes définitivement sortis de la Guerre froide et de l’après-guerre froide. L’après-guerre froide a pris fin avec la guerre d’Ukraine, avec l’agression russe contre l’Ukraine. Et nous vivons certainement aussi un « moment de création » d’un nouveau monde. Parce que cette guerre change beaucoup de choses, et elle change, sans aucun doute, l’Union européenne. Cette guerre va créer une Union européenne différente, selon des perspectives différentes.
Certains disent que cette guerre signifie la fin de la politique étrangère de l’Union européenne parce que nous suivons aveuglément les États-Unis. Ce récit existe. Hier, dans l’avion, je lisais de beaux articles expliquant cette approche.
De mon côté, je pense tout le contraire : cette guerre a été l’occasion pour l’Union européenne de s’affirmer davantage et de pousser à la création d’une position européenne — du point de vue de la politique étrangère mais aussi du point de vue militaire et de la défense.
Vous savez très bien, Federica — parce que vous avez été là avant moi — que nous n’étions pas seulement un bâtisseur de politique étrangère, [mais] aussi un bâtisseur de sécurité et de défense. Ce poste est une combinaison de ce que pourrait être un ministre [des affaires étrangères] et un ministre de la défense — les deux. Et c’est une très bonne chose, car plus que jamais, la politique étrangère et la politique de défense vont de pair.
Nous voici donc en train de lancer cette Académie diplomatique européenne. C’est une idée qui me trottait dans la tête depuis de nombreuses années, bien avant de devenir le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Cette idée a fait le tour du monde — le Parlement, la Commission, Florence, Bruges. Il est clair que nous en avons besoin. Grâce au soutien de certains membres du Parlement européen — et je veux faire une mention spéciale à l’un d’entre eux, à Nacho Sanchez Amor, un bon ami à moi qui n’est pas ici parce qu’il travaille comme membre du Parlement. Grâce au soutien fort du Parlement européen qui a beaucoup contribué à assurer le financement de la création de ce projet pilote, nous voyons enfin un certain nombre de jeunes européens — de jeunes diplomates — qui veulent devenir des diplomates européens à part entière.
Car aujourd’hui, nous avons une sorte de mélange de diplomates provenant des services diplomatiques de différents États membres. Et c’est bien, nous avons besoin d’avoir tout le monde à bord. Mais au final, ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas la même chose d’être un diplomate national et un diplomate de l’Union européenne. Parce que l’Union européenne est quelque chose de différent de chacun de ses États membres. C’est l’agrégation, la consolidation d’une union qui est en train de se faire. Des diplomates de toute l’Europe travaillent avec moi, et je suis heureux qu’il y ait ici non seulement des États membres de l’Union européenne mais aussi des personnes venant d’Ukraine et d’autres pays candidats. Et je pense que la participation de personnes venant d’Ukraine et d’autres pays candidats est essentielle et une bonne idée — pour voir plus large, pour faire venir des personnes qui ne sont pas encore dans l’Union, mais qui seront un jour dans l’Union. Car ils joueront un rôle crucial dans l’avenir de l’Union européenne. Elle ne sera pas la même avec ou sans l’Ukraine. Il faut donc les faire participer à partir de maintenant afin de construire ce mélange d’idées, d’identités et de capacités qui fait fonctionner l’Union européenne.
Je vous remercie pour la direction de ce programme. Merci également à l’Institut de Florence et à l’Institut de Maastricht d’avoir réalisé l’étude de faisabilité qui ouvrira la voie à la concrétisation permanente de ce projet pilote. Car notre objectif est d’établir une Académie diplomatique à part entière — une Académie permanente — afin que les personnes qui travaillent au sein du Service européen d’action extérieure aient d’abord les connaissances nécessaires à cette activité.
Ceux qui travaillent pour nous doivent comprendre le fonctionnement de l’Union européenne, et ce n’est pas facile. Même pour moi, ce n’est pas facile. Ils doivent savoir ce que cela représente, ce club. Parce qu’au bout du compte, nous sommes un club d’États membres qui mettent en commun une partie — pas la totalité — de leurs capacités, de leurs ressources et de leur engagement politique. Il y a le Conseil, la Commission. Il y a le Conseil de l’Union européenne. Il y a le Conseil de l’Union. Qui est capable de faire la différence ?
Les personnes qui travaillent pour nous doivent d’abord comprendre comment nous fonctionnons. La structure institutionnelle complexe de l’Union européenne et ce n’est pas une chose dont on puisse imaginer qu’elle tombe du ciel. Il faut l’apprendre. Et ici, à Bruges, vous avez une longue expérience de l’enseignement du fonctionnement de l’Union européenne.
Ce premier cours a lieu à un moment de changement exceptionnel. Nous sommes dans un moment de création. Nous vivons dans un monde de politique de puissance. Le système fondé sur des règles que nous défendons est remis en question comme jamais auparavant, et notre interdépendance — qui était censée être une bonne chose, empêchant la guerre — devient maintenant une arme.
Eh bien, le système fondé sur des règles… — nous avons Poutine qui dit qui décide quelles sont ces règles, défiant le système directement.
Et Dieu merci, le système a très bien réagi hier avec le vote aux Nations unies, où plus de 140 pays ont rejeté l’annexion illégale — l’annexion forcée — d’une partie de l’Ukraine à la Fédération de Russie. Et nous sommes heureux — et je suis heureux — de ce résultat. Il y a eu beaucoup de travail derrière, beaucoup de sensibilisation auprès de nombreuses personnes afin d’être sûrs que nous étions au-dessus de la ligne des 140 — qui était le résultat du premier vote.
Mais si je dois aussi dire que je suis inquiet du trop grand nombre d’abstentions. Quand plus ou moins 20 % de la communauté mondiale a décidé de ne pas soutenir ou de ne pas rejeter l’annexion russe, pour moi, c’est trop. C’est trop. Nous sommes heureux parce que le verre est assez plein, mais il est aussi un peu vide. Nous devons continuer à travailler afin de faire en sorte que ce nombre de personnes qui regardent de l’autre côté et ne veulent pas dire clairement qu’elles rejettent l’annexion de parties de l’Ukraine à la Russie [diminue, ndlr].
Le discours de Borrell n’était pas seulement destiné à un public européen, et le chef de la diplomatie de l’Union déplore qu’il y ait encore des pays qui soutiennent la Russie ou décident de rester neutres, à un moment où la neutralité est interprétée comme une forme tacite de soutien.
Nous devons continuer à faire notre travail diplomatique afin de convaincre. Je sais que la diplomatie est une affaire de valeurs, mais aussi d’intérêts. Et parmi ces abstentions, il y a beaucoup de calculs d’intérêts : « Non, je ne peux pas voter contre la Russie parce que je suis trop dépendant de la Russie ». Il ne s’agit pas seulement d’être convaincu, il s’agit de calcul d’intérêt et c’est la vie. Tout le monde fait cela. Nous le faisons. Mais il y a eu trop d’abstentions.
Nous devons continuer à travailler diplomatiquement afin que le monde rejette, encore plus clairement, sa guerre contre l’Ukraine — qui, comme je l’ai dit, change l’Europe parce qu’elle envoie des ondes de choc dans le monde entier, créant des défis liés aux prix élevés de l’énergie, aux prix élevés des aliments — ici chez nous, mais je peux vous dire, beaucoup plus dans d’autres pays en Afrique et en Asie.
Il convient de noter que si la stratégie de Borrell à travers ce discours était d’essayer d’obtenir le soutien du cinquième de la communauté mondiale qui a décidé de ne pas soutenir ou de ne pas rejeter l’annexion russe, cela est très probablement promis à une déception. Comme le dit justement le Haut Représentant, l’Europe doit regarder au-delà de ses propres frontières si elle veut la paix et la prospérité. Ce discours survient à un moment où l’Europe rappelle une Amérique plus jeune qui était autrefois protectionniste et fermement opposée à la militarisation, lorsque les graines de la Seconde Guerre Mondiale germaient en Europe1. Un demi-siècle plus tard, c’est une Amérique très différente sur la scène internationale, et de nombreux universitaires se sont relayés depuis Paul Kennedy pour avertir les États-Unis d’un possible risque de surextension impériale2. Cette expansion des États-Unis sur la scène internationale a pris deux formes et un même patronyme. D’un côté, il s’inspire de la tradition géopolitique réaliste du président américain Théodore Roosevelt3. De l’autre de l’internationalisme libéral du président Franklin Delano Roosevelt4. Bien qu’il s’agisse d’un sujet de débat, c’est la deuxième théorie, celle de l’internationalisme libéral, qui a prévalu et servi fidèlement les États-Unis et, avec eux, l’Occident, au cours des dernières décennies. Si cette tradition qui a commencé avec le président Thomas Woodrow Wilson a si bien réussi, c’est parce que les valeurs qu’elle défend sont universelles. Démocratie, droits de l’homme, respect de l’État de droit. C’était et c’est un projet auquel des pays du monde entier peuvent s’identifier et s’unir. Le discours de Borrell est différent. Il cherche à encourager le type de soutien mondial à un idéal de paix internationale que la démocratie nécessite, tout en faisant également appel à la première tradition, celle de la géopolitique réaliste.
Et puis, il y a la menace nucléaire et Poutine dit qu’il ne bluffe pas. Eh bien, il ne peut pas se permettre de bluffer. Et il doit être clair que les personnes qui soutiennent l’Ukraine, l’Union européenne et les États membres, les États-Unis et l’OTAN ne bluffent pas non plus. Et toute attaque nucléaire contre l’Ukraine entraînera une réponse, non pas une réponse nucléaire mais une réponse si puissante du côté militaire que l’armée russe sera anéantie, et Poutine ne doit pas bluffer.
C’est un moment sérieux de l’histoire, et nous devons montrer notre unité, notre force et notre détermination. Une détermination totale.
Selon les mots de Borrell lui-même, la défense de l’Europe aurait été très différente si quelqu’un d’autre que Biden avait été au pouvoir — quelqu’un comme Donald Trump par exemple, qu’il a mentionné expressément. Hal Brands, éminent spécialiste américain des relations internationales, a qualifié très tôt la grande stratégie de Trump de « forteresse américaine »5. La rhétorique trumpienne tournait autour de l’idée que le monde n’était pas sûr pour les États-Unis et que la force, plutôt que le droit, devait être priorisée afin d’assurer la sécurité du pays. En termes de filiation, la vision des relations internationales de Donald Trump découle de l’une des quatre grandes traditions du présidentialisme américain, à savoir le jacksonianisme, une tradition caractérisée par le nationalisme chauvin et le protectionnisme6. Alors que Borrell bénéficie du soutien d’un président de la tradition libérale comme Joe Biden dans la lutte contre l’agression russe, le Haut Représentant semble choisir d’adopter une position réaliste qui ne fera que isoler l’Europe des États-Unis et du reste du monde.
Hier, j’étais dans une autre réunion, discutant avec d’autres personnes de ce qui se passe et de ce que nous faisons. Et pour moi, c’est clair. Il est clair que nous devons continuer à soutenir l’Ukraine et que nous devons continuer à chercher des solutions diplomatiques lorsque cela est possible. Pour l’instant, il n’y en a pas, mais un jour ou l’autre, il faudra en trouver.
Et nous devons être prêts à faire tout ce que nous faisons aujourd’hui pour soutenir l’Ukraine dans les négociations de paix, car le monde a besoin que cette guerre cesse. Parce que les conséquences de cette guerre — pas pour les Ukrainiens, qui supportent les coûts les plus importants, pas pour nous qui nous inquiétons de la facture d’électricité ou de savoir si nous aurons du gaz cet hiver — mais pour des millions de personnes dans le monde. Pour eux, c’est beaucoup plus difficile que pour nous. Si vous allez en Somalie, par exemple, vous verrez les conséquences de la guerre d’un côté, et du changement climatique de l’autre, et les deux ensemble créent une situation dramatique.
Pouvez-vous imaginer qu’aujourd’hui, dans la mer Noire, il y a plus de 100 navires chargés de deux millions de tonnes de céréales ? Pouvez-vous l’imaginer ? 100 navires — pas dix, cent — les uns à côté des autres, chargés de deux millions de tonnes de céréales, attendant d’être contrôlés pour traverser le Bosphore et atteindre le marché mondial. Les gens les attendent, et pour certains, ils arriveront trop tard. Et les gens mourront de faim parce que le blé est arrêté en attendant un contrôle.
Je dois donc lancer un appel à tous ceux qui sont engagés dans cette procédure de contrôle pour qu’ils l’accélèrent. Parce que de l’autre côté du Bosphore, les gens attendent de manger, c’est aussi dramatique que cela. Donc, soyez conscients du monde dans lequel nous partons, de la difficulté que cela va représenter.
Le travail des diplomates — et vous le serez un jour… j’espère que lorsque vous serez en fonction, la guerre sera déjà terminée. Je ne m’attends pas à ce que la guerre dure aussi longtemps que vous ayez à vous en occuper. Mais, après cette guerre, ce sera une période d’instabilité et nous devrons construire un nouvel ordre de sécurité. La façon dont nous intégrerons la Russie — la Russie post-Poutine — dans cet ordre mondial est quelque chose qui demandera beaucoup de travail aux personnes qui réfléchissent à la diplomatie, et à la façon de la pratiquer et de la mettre en œuvre.
Je pense que c’est un bon moment, un bon moment pour créer cette académie. Je compte sur vous, Federica, et je compte sur la capacité intellectuelle de Bruges qui n’a pas besoin d’être prouvée, afin de former les futurs diplomates de l’Union européenne.
Vous êtes très proche de Bruxelles. Vous avez à Bruxelles beaucoup d’expertise, beaucoup de gens qui savent comment faire en termes pratiques, mais ils ont besoin d’un soutien intellectuel. Ils ont besoin de plus en plus de compréhension ; ils ont besoin que les capacités académiques et les capacités professionnelles soient réunies. Il s’agit de cette expérience.
Aujourd’hui, il n’y a pas de différence claire entre ce qui relève de l’activité diplomatique et ce qui relève de l’activité sectorielle des décideurs politiques. Tout a une dimension externe et une dimension interne. Qui en est chargé ? Les ministres des affaires étrangères, parce que c’est quelque chose qui se passe à l’extérieur, ou les responsabilités sectorielles, parce que c’est quelque chose qui est lié à des choses très concrètes qui se passent en même temps à l’intérieur et à l’extérieur. Par exemple, les migrations, le changement climatique et la lutte contre la désinformation ont tous deux une dimension interne et une dimension externe. La cybersécurité — est-ce un problème externe ou interne ? Les deux.
J’ai été ministre des affaires étrangères. J’ai dit que mes collègues, tous, sont également ministres des affaires étrangères. Parce qu’ils voyagent, ils parlent avec leurs collègues en dehors de leur pays, ils discutent du climat, ils discutent de la migration, ils discutent de la désinformation.
La fonction de ministre des affaires étrangères doit être réinventée. Ils doivent travailler différemment, car aujourd’hui tout le monde est ministre des affaires étrangères, parce que l’étranger est interne et l’interne est externe. Il n’y a plus de frontière claire. Qui s’occupe de la dimension interne et qui s’occupe de la dimension externe ? « Vous êtes en charge de la dimension externe » — oui, mais il n’y a pas de frontière claire entre l’une et l’autre.
Dans certains cas, il s’agit de la dimension interne, clairement, et le ministre de l’intérieur a beaucoup à faire pour gérer la migration à l’intérieur et aux frontières, mais, avant les frontières, sur les sources de migration, c’est une question de relations extérieures. Le changement climatique est un autre bon exemple : c’est un problème mondial qui concerne le monde extérieur, mais il est au cœur de toutes les politiques internes.
C’est pourquoi, j’ai dit que les ministres des affaires étrangères devaient se réinventer pour faire face à ces nouvelles situations, avec de nombreux concurrents au sein de la structure décisionnelle.
Vous devrez l’apprendre. Et pour que vous puissiez participer à une meilleure activité et de meilleures capacités diplomatiques, nous devons construire les institutions.
Vous, Federica, avant moi, et Lady Catherine Ashton avant vous, et même Javier Solana dans les temps préhistoriques — je veux dire avant le traité qui a créé cette double fonction — nous avons travaillé — et je travaille — à la construction des institutions. Vient alors la référence à Jean Monnet, qui est inévitable : « Les gens comptent, les institutions comptent beaucoup plus ». Les gens passent, les institutions restent.
Il y a une grande différence entre l’Europe et le reste du monde — enfin, par le reste du monde, vous comprenez bien ce que je veux dire, non ? — c’est que nous avons des institutions fortes. La chose la plus importante pour la qualité de vie des gens, ce sont les institutions. La grande différence entre les pays développés et non développés n’est pas l’économie, ce sont les institutions. Ici, nous avons un système judiciaire — un système judiciaire neutre et indépendant. Ici, nous avons des systèmes de distribution des revenus. Ici, nous avons des élections qui offrent une liberté aux citoyens. Ici, nous avons des feux rouges qui contrôlent le trafic, des gens qui ramassent les ordures. Nous avons ce genre de choses qui rendent la vie facile et sûre.
L’autonomie stratégique européenne devrait être extrêmement consciente du risque qui pèse sur sa conception. En effet, celle-ci pourrait facilement se transformer en une politique exceptionnaliste qui prendrait le risque de s’aliéner les démocraties présentes et futures par un péché originel de se croire unique au monde. Il est notamment d’autant plus probable de tomber dans ce travers quand la grande stratégie française de grandeur pêche par excès d’égoïsme et de nationalisme pour réellement inspirer et entraîner la communauté internationale derrière elle. Ce n’est que par la promotion conjointe avec les États-Unis et des nombreuses autres démocraties de l’ordre international libéral que l’Europe pourra chercher à contenir l’anarchie internationale et la logique des sphères d’influence. Il convient de rappeler que de nombreux universitaires réalistes américains, tels que John Mearsheimer, sont contre une véritable opposition à la Russie en Ukraine et plaident pour que l’Ukraine reste un « État tampon » pour la sphère d’influence russe7.
Une Europe plus forte et plus sûre est une Europe qui comprend que se limiter à ne penser que sa place dans le monde qu’au sein de ses frontières ne lui permet pas d’aspirer à être une puissance mondiale. Les valeurs Européennes sont largement partagées de par le monde, et la défense de l’idéal européen ne saurait se trouver confiné à l’eurocentrisme. Dans ces mêmes colonnes du Grand Continent, Rokhaya Diallo affirmait ce qui suit : « Le concept d’universalisme européen est un mythe. Sa fonction est de structurer la représentation des valeurs morales prétendument propres à notre espace politico-culturel. Il avance parfois masqué, il gagne du terrain. Il est urgent de déseuropéaniser cette notion. »
Les institutions, c’est ce qui compte. Il est très difficile de construire des institutions. Nous pouvons construire une route. Nous pouvons aller avec un bulldozer, de l’argent et des travailleurs, et nous pouvons construire une route. Je ne peux pas aller dans les pays émergents et construire des institutions pour eux — elles doivent être construites par eux. Sinon, ce serait une sorte de néo-colonialisme.
La grande différence entre nous et une grande partie du reste du monde est que nous avons des institutions. Et nous devons travailler sur les institutions, pour construire des institutions. J’aimerais beaucoup terminer mon mandat en ayant construit des institutions, en ayant construit une capacité diplomatique de l’Union européenne plus forte ; un service diplomatique de l’Union européenne plus fort. Je sais que ce qui fait la différence, c’est la qualité des ressources humaines. Parce qu’une institution sans les personnes qui la font fonctionner, c’est un bâtiment vide. C’est la combinaison de structures institutionnelles et de personnes engagées et capables de les faire fonctionner. Un système judiciaire indépendant a besoin de juges indépendants — sinon, il ne fonctionne pas. Un service diplomatique efficace a besoin de règles, d’organisations, de ressources, de procédures, mais aussi de personnes. Des personnes, non seulement engagées, mais aussi capables de remplir leur engagement.
Il est compréhensible qu’à une époque où les États-Unis sont profondément divisés par les questionnements identitaires, on puisse penser que l’Europe est exceptionnelle. Un regard sur l’histoire nous rappelle que l’Amérique sous Trump s’est racontée la même histoire. Il y a de cela seulement quelques années, l’Europe a connu une vague d’attentats terroristes, le Brexit, une crise des réfugiés, le mouvement des gilets jaunes en France, la tentative de la Catalogne de faire sécession de l’Espagne et d’autres événements qui ont contribué à renforcer l’opinion vendue par Trump aux Américains selon laquelle l’Europe était perdue aux luttes intestines, à l’immigration clandestine et au terrorisme islamique.
La sagesse de l’idée de Communauté politique européenne lancée par Macron repose sur l’intuition que l’Europe fonctionne mieux lorsqu’elle travaille avec d’autres pays8. Borrell, en vendant une grande stratégie de la « forteresse Europe » sous la bannière de l’autonomie stratégique européenne ne réussira pas à encourager le type de soutien de la communauté internationale nécessaire à la promotion de l’ordre international libéral.
Cette capacité ne tombe pas du ciel. Elle viendra d’expériences comme celle-ci, Federica. J’ai beaucoup d’espoir dans ce que vous allez faire ici. C’est un exercice pilote qui doit devenir une activité permanente de formation de notre peuple.
Vous êtes la première génération. Vous êtes les pionniers d’un processus, et j’espère que beaucoup d’autres viendront. Et quand les années viendront, et que l’Académie diplomatique européenne aura grandi et se sera établie, alors, vous pourrez la présenter comme un moment de création. Et vous vous souviendrez qu’elle a commencé ici, à Bruges, en un jour comme celui-ci.
Merci d’avoir préparé le programme. Je pense que c’est un très bon programme. Je suis sûr qu’il n’existe rien de semblable en Europe en termes de portée et de contenu. Rien avec une portée aussi large, avec la possibilité d’aller à la frontière, d’aller dans les bureaux pour parler avec les décideurs politiques, de rester et de travailler dans un endroit privilégié comme celui-ci. Je ne pense pas qu’il existe une autre expérience comme celle-ci. Je sais que vous, Federica, avez réussi à attirer les meilleurs politiciens, experts, praticiens et diplomates de l’Union européenne, pour qu’ils donnent des conférences et partagent leurs connaissances et leurs expériences avec vous, ici.
Je suis jaloux. J’aimerais beaucoup être à votre place. J’aimerais beaucoup pouvoir m’asseoir, apprendre et profiter des possibilités qui vous sont offertes. Vous avez une grande responsabilité — utilisez-la. C’est une opportunité unique. Lorsque vous avez la chance d’être aussi privilégiés que vous l’êtes, vous avez le devoir de la saisir, de vous engager avec toute votre capacité intellectuelle, sans ménager vos efforts.
Étudiez autant que vous le pouvez afin d’apprendre tout ce dont vous avez besoin et faites de cette expérience un processus réussi. Le point de départ de la production chaque année de générations de diplomates européens qui n’ont plus leur pays à l’esprit — enfin, ils auront toujours leur pays à l’esprit… Mais il faut passer par un processus de « sublimation » : aller plus haut, aller plus loin que notre identité nationale pour vraiment apprécier d’avoir une autre identité qui est l’identité européenne, qui n’est pas contradictoire avec notre identité précédente.
Je dis toujours la même chose : je suis catalan, je suis espagnol, je suis européen. Il n’y a pas de contradiction entre ces trois choses. Au contraire, elles m’enrichissent. Je suis une bien meilleure personne parce que je peux parler différentes langues, je peux comprendre différentes situations. Mon identité a différentes couches, et plus j’ai de couches et plus elles coexistent entre elles, meilleur est l’être humain — homme ou femme — que je suis.
C’est de cela qu’il s’agit dans l’expérience européenne : l’intégration de différentes identités afin de rendre possible la cohabitation, et non la confrontation.
L’histoire de l’Europe a été marquée par la confrontation des identités. Les catholiques contre les protestants, les Français contre les Allemands, les Allemands contre les Français, les Espagnols contre [inaudible]. Nous avons été capables de surmonter cette bataille identitaire. Aujourd’hui, être français ou allemand n’est pas quelque chose qui oppose les gens les uns aux autres.
L’identité est aujourd’hui le véritable champ de bataille. L’identité revient comme un sujet puissant. Vous vous souvenez de ce qu’on disait il n’y a pas si longtemps : « c’est l’économie, idiot » ? On est passé à : « c’est l’identité, idiot ». Aujourd’hui, c’est l’identité qui compte. L’identité peut être manipulée, elle peut être présentée comme quelque chose de fermé : « Mon identité est incompatible avec votre identité. C’est soit toi, soit moi ». Ce « soit vous, soit moi » mène à la guerre. La beauté de l’expérience européenne, c’est le « toi et moi », qui surmonte l’héritage du passé et offre au monde la recette de la coexistence pacifique, de la coopération, de l’intégration et du développement.
Vous serez l’un des moteurs de cette construction identitaire à plusieurs niveaux. Croyez-moi, l’Europe est un bon exemple pour beaucoup de choses. Le monde a besoin de l’Europe. L’expérience que j’ai acquise en voyageant dans le monde entier montre que les gens nous regardent comme un phare. Pourquoi tant de gens viennent-ils en Europe ? Y a-t-il des flux de migrants illégaux ou irréguliers vers la Russie ? Pas beaucoup. Non, ils viennent en Europe, mais pour de bonnes raisons.
Gardez le jardin, soyez de bons jardiniers. Mais votre devoir ne sera pas de prendre soin du jardin lui-même mais de la jungle à l’extérieur.
Cette métaphore de la jungle et du jardin encadre le discours de Borrell. Il s’agit d’une radicalisation de l’imaginaire géographique, qui entre en résonance voire en référence directe à Robert Kagan, l’un des hard-liners et théoricien du néoconservatisme américain. Il y a quelques années, il thématisait le nécessaire retour du rôle de « jardinier » des États-Unis, dans une approche clairement civilisationnelle, pour critiquer le virage isolationniste de Washington au seuil des années Trump — dans un livre intitulé de manière explicite The Jungle Grows Back. De cette distinction dérive l’idée que le droit ne devrait s’appliquer que pour « les jardiniers », mais qu’il faudrait adopter les lois de la jungle dès lors qu’on opère à l’extérieur (Cooper). Cette conception du monde semble entrer en contradiction frontale avec l’imaginaire d’une Union comme puissance normative. D’autant plus que cette doctrine, qui a structuré notamment une bonne partie de la politique moyen-orientale de Washington pendant les années Bush II, a prouvé son inefficacité et son irréalisme. La validation et la reprise par Borrell de cette ligne doctrinale comme un outil pertinent de compréhension de monde et de politique étrangère interroge sur la capacité des institutions européennes à réussir leur « transition géopolitique ».
Merci.
Sources
- Huntington, Le soldat et l’État ; la théorie et la politique des relations civilo-militaires.
- Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000.
- Karsten, « La nature de « l’influence » : Roosevelt, Mahan et le concept de puissance maritime ».
- Mcdougall, ‘Les États-Unis peuvent-ils faire une grande stratégie ?’
- Brands, « La grande stratégie américaine à l’ère du nationalisme : la forteresse américaine et ses alternatives ».
- Mead, « La révolte jacksonienne : le populisme américain et l’ordre libéral ».
- Mearsheimer, « Pourquoi la crise ukrainienne est la faute de l’Occident : les illusions libérales qui ont provoqué Poutine ».
- Voir : Vallée et al., « Une Feuille de Route Pour La Communauté Politique Européenne« , Le Grand Continent, octobre 2022.