Soit l’Europe agit ensemble et devient une union plus profonde, une union capable de mener une politique étrangère et de défense, de même que toutes ses politiques économiques, soit je crains que l’Union européenne ne survive que sous la forme d’un marché unique.
Les cinq dernières années ont confirmé, s’il en était encore besoin, que la fin de l’histoire n’aurait pas lieu. Notre « grand continent » s’est retrouvé pris dans le maelström de cette histoire que l’on voulait révolue et qui, au contraire, a repris avec force son influence sur les institutions, la politique, la culture, les sociabilités et la vie privée. La pandémie et les crises internationales ont obligé les institutions européennes à faire des choix qui excédaient largement le cadre rigide des traités, et beaucoup plus vite que ce à quoi l’Union nous avait habitués jusqu’ici.
Une question reste cependant en suspens : est-il possible d’aller plus loin dans le processus d’intégration ou une Union appelée à réagir aux crises, comme une sorte de Comité de salut public, est-elle déjà suffisante ? La réponse n’est pas évidente. Une chose est sûre, une Europe minimale ne semble pas en mesure d’arrêter les vents du nationalisme et du populisme qui soufflent contre elle. Jusqu’à présent, le processus d’intégration a été médiatisé par les possibilités réelles et concrètes que les conditions présentaient. Malgré cela, le processus d’élargissement à d’autres pays est en cours, preuve tangible que le projet européen représente toujours une perspective concrète de prospérité et de liberté pour les pays extérieurs.
S’il est certain que le défi lancé par les autocraties contre nos démocraties est réel et concret, l’espace démocratique européen joue un rôle mondial sans précédent. Une nouvelle conscience doit investir les forces politiques européennes, à commencer par les forces progressistes. Rendre cet espace plus efficace, ses institutions plus fonctionnelles, ses processus de décision plus clairs et plus immédiats, c’est d’abord la tâche de la gauche. Car ce n’est que par la participation effective des citoyens européens que le processus d’intégration pourra retrouver le rythme de l’histoire.
Une histoire heurtée
L’Union européenne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le résultat de décennies d’ajustements institutionnels et fonctionnels à des conditions nationales et internationales en constante évolution. Les quarante dernières années, au tournant des XXe et XXIe siècles, ont radicalement modifié ses frontières et sa force. La chute du mur de Berlin, la réunification de l’Allemagne, l’élargissement à l’Est, le processus de mondialisation, l’interdépendance économique et l’extension des chaînes de valeur, la consolidation de nouvelles puissances mondiales qui étaient auparavant marginales sur la scène internationale, ainsi que les changements démographiques qui y sont liés, ont contraint les dirigeants européens à revoir continuellement le processus d’intégration.
Maastricht (1992), Nice (2001), Athènes (2003), Lisbonne (2007), ont synchronisé le temps des choix européens avec le temps de l’histoire, dans une symétrie fructueuse entre les aspirations politiques et la nécessité du moment. On ne peut nier qu’il y ait eu des erreurs, des limites, des coups de pouce imprudents, comme dans le cas de la Convention, le processus de constitutionnalisation abandonné à la suite des référendums aux Pays-Bas et en France en 2005. Ceci dit, au moins jusqu’à Lisbonne, le continent a été capable d’interpréter et d’apporter une certaine cohérence aux besoins et aux opportunités qui se manifestaient : les aspirations à la liberté et à la démocratie de grands pays contraints de subir le joug soviétique ; les fonctions institutionnelles appropriées, dans les conditions données, à l’élargissement ; l’intégration économique soutenue par le biais de la politique monétaire.
La gauche européenne a su jouer un rôle de premier plan dans ces changements, en accompagnant de manière décisive des projets de réforme solides. Ce qui a été défini avec une dose excessive d’approximation et d’homologation par le terme « troisième voie », a su imprimer, dans les années 1990 et particulièrement aux États-Unis et au Royaume-Uni, le nécessaire dépassement des frontières politiques et idéologiques déterminées dans les États-nations et a su interpréter, en la représentant, la croissance d’une classe moyenne cosmopolite, protagoniste des grandes transformations technologiques qui se produisaient à l’époque. En Europe continentale, ce processus a rencontré certaines réticences, dues en partie à certaines spécificités nationales dans des pays moins exposés aux changements économiques et financiers internationaux radicaux, tandis que leurs partis de gauche étaient issus de traditions différentes, plus imperméables au discours de la troisième voie.
Le temps permettra de porter une évaluation plus précise — quoique jamais définitive — sur ce moment politique. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et j’imagine que personne ne croit raisonnablement pouvoir s’accrocher à cet idéal. Ce n’est pas une question de sensibilité politique et culturelle, mais, plus trivialement, ces outils ne sont plus utiles pour faire face aux défis du monde contemporain. Je crois néanmoins que nous pouvons tirer une leçon de la troisième voie. Si, d’une part, celle-ci a su contribuer à la libération d’énergies, de connaissances et de libertés inconnues dans l’histoire de l’humanité, d’autre part, ces mêmes énergies, n’étant plus contenues par les clôtures des politiques nationales de protection et de contrôle, se sont développées contre la croissance équilibrée qui avait été imaginée, contribuant à l’augmentation des inégalités et à la marginalisation de pans entiers de la société. Et lorsque la croissance n’est pas équilibrée, les premiers à en payer les conséquences sont ceux qui se trouvent au « milieu », cette même classe moyenne qui était censée croître et prospérer. Cela provoque des inquiétudes et de l’insatisfaction dans ce segment de la société sur lequel, en raison de sa nature plurielle et mobile, des processus de réforme majeurs au sens démocratique, institutionnel et économique sont généralement mis en œuvre. Il ne s’agit évidemment pas seulement de la réduction des revenus, mais de l’érosion progressive des fonctions et des statuts.
L’intégration européenne en a fait les frais et — avec elle — la gauche. Ce n’est pas un hasard si, après Lisbonne, au cours de la deuxième décennie du XXIe siècle, les revers les plus importants ont été subis à la fois par la première et par la seconde. La crise de la dette souveraine, la rigidité des politiques budgétaires, l’inadéquation des instruments pour faire face aux crises imprévues, une concurrence commerciale et productive mondiale qui a atteint son paroxysme, la volatilité excessive de l’économie financière au détriment de l’économie industrielle, l’attrition des revenus du travail et des professions libérales ont déclenché une tempête parfaite dont les discours souverainistes et nationalistes ont su profiter. La crise grecque et le Brexit ont été des explosions causées par un détonateur posé loin en amont. Mais on aurait tort d’en situer l’origine dans la seule sphère sociale. Les facteurs étaient multiples, complexes et les réduire aux seules inégalités de revenus et de ressources serait partiel.
Les dimensions de la souveraineté
Quand on pense à l’Europe, la première chose qui vient à l’esprit, c’est probablement l’euro, les pièces de monnaie que l’on a dans la poche, du Havre à Séville, et de Hambourg à Caserte. Ce n’était pas du tout gagné d’avance. Que ce soit dans les phases difficiles qui ont précédé ou suivi, le climat autour de la monnaie unique et de son adoption a souvent été incandescent.
De nombreuses forces politiques d’inspiration populiste ont fait de l’euro un bouc émissaire, la cause unique de la perte de pouvoir d’achat des couches les plus pauvres. Mais ce n’est pas tout. De nombreux commentateurs et universitaires, d’Europe et des États-Unis, ont émis plus d’un doute sur la faisabilité et l’efficacité d’une politique monétaire commune à des pays présentant des caractéristiques de développement aussi inégales. Retirer aux pays européens en difficulté la « soupape de sécurité » que constituait la dévaluation de leur monnaie n’était pas sans risque.
Certaines critiques semblaient, à l’époque, non dénuées de fondement. Au cours des vingt années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’accord, ces inquiétudes se sont révélées largement infondées. Les économies nationales se sont adaptées, quoique partiellement, à ne plus compter sur cette « soupape de sécurité » et à miser sur la capacité industrielle, le rythme du développement technologique et de la recherche productive, la qualité du travail et de la formation, plutôt que sur la dévaluation de la monnaie nationale, outil typique des économies plus retardataires.
Dans ses intentions, le processus de la monnaie unique par étapes forcées aurait agi comme un déclencheur pour un partage large et généralisé des politiques économiques et sociales et de la démocratie. Dans un élan que certains ont qualifié de faustien, les dirigeants européens se sont convaincus que « battre monnaie » était une condition essentielle pour définir un nouveau périmètre de souveraineté européenne, limitant de fait celle des États-nations. Ils n’avaient qu’à moitié raison.
Certes, il serait impossible aujourd’hui de parler de tensions et de progrès dans le processus d’intégration sans la solidité de ce passage. Et aujourd’hui encore, après des années de pollution du débat public, personne ne fait plus référence à la sortie de l’euro. Tout simplement parce qu’aucun citoyen européen ne croit raisonnable de s’en passer. Même si les instruments dont dispose la BCE sont encore insuffisants par rapport à ceux attribués à des institutions similaires comme la Réserve fédérale, dans la durée et dans des conditions exceptionnelles, après la crise grecque, elle s’est tout de même montrée adéquate, y compris dans les crises des dettes publiques nationales. Mais le vrai problème est ailleurs, et il est nettement plus large et plus profond : la partialité et l’insuffisance absolue de la seule politique monétaire. L’ensemble des dimensions du pouvoir au sein duquel se développe une nouvelle souveraineté plus accomplie est naturellement plus large.
Je n’utilise pas le mot souveraineté par hasard. C’est un terme qui a été saturé par les malentendus qu’ont généré une lecture exclusivement nationaliste. Pour une évaluation sérieuse de l’avenir de l’Europe, nous ne devons pas nous laisser intimider par ce mot. La dimension politique, la dimension sociale, la dimension économique sont les dimensions qui, ensemble, ont fécondé la meilleure période des régimes démocratiques européens après la Seconde Guerre mondiale. Elles ont marqué l’âge d’or des États-nations européens, marqué par une croissance équilibrée, et les avancées démocratiques et sociales les plus significatives de l’histoire de l’humanité. Les États-nations ont résolu la relation entre la souveraineté populaire et l’État en faisant en sorte que l’expression de la souveraineté populaire soit absorbée dans les limites et les formes fournies par l’organisation de l’État. Son efficacité, cependant, a profondément changé ; un monde de plus en plus interconnecté fragilise de plus en plus ces équilibres, à l’intérieur des frontières nationales, soumises à des tensions globales qui sapent sa solidité jusque dans ses fondements. C’est pourquoi l’Europe est nécessaire, non pas pour retirer sa souveraineté au peuple, mais pour l’adapter au cours de l’histoire. Lorsque nous parlons de l’insuffisance de l’Europe dans les scénarios internationaux, dans les conflits, dans les crises économiques et sociales, nous ne parlons pas d’une organisation internationale neutre, mais d’une réalité démocratique qui doit exprimer pleinement son pouvoir, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. Elle doit être en mesure d’exprimer sa souveraineté par la volonté du peuple, l’une soutenant l’autre.
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Les réformes et le souffle vital
La souveraineté nationale, évoquée précédemment, trouvait sa légitimité dans la souveraineté populaire. Celle-ci s’exprimait à travers les formes et limites établies dans les pactes constitutionnels, majoritairement rédigés dans la seconde moitié du XXe siècle. Le suffrage universel, les droits politiques et sociaux, les libertés individuelles sont autant de valeurs universelles qui se concrétisaient et prenaient sens au sein des identités nationales. Le demos national était une synthèse de ces éléments, consolidée par les grands partis populaires et les grandes organisations sociales.
Cependant, il est essentiel de clarifier un point souvent mal compris : le déficit démocratique que nous ressentons, même en excluant les exagérations d’un débat public souvent irréaliste, ne prend pas racine dans le cadre européen. La crise des États-nations, et donc de la démocratie telle que nous la connaissons, est un phénomène universel, affectant toutes les démocraties, y compris hors d’Europe. Allons plus loin, l’État-nation est en crise même là où les méthodes de contrôle sont clairement non démocratiques : à ce propos, il serait trompeur de confondre la gestion autoritaire de certains régimes avec la force autrefois exercée par les États-nations. Mais c’est un autre sujet.
Au cœur de la question se trouve le rôle de l’Europe, qui ne doit pas être perçue uniquement comme une puissance qui viendrait se substituer à des États devenus trop faibles. L’Union représente plutôt la plus grande expérimentation démocratique, capable de résoudre les problèmes posés par notre monde contemporain globalisé. Ce second aspect, étroitement lié au premier, semble malheureusement négligé aujourd’hui. Dans une vision utilitaire, qui a prévalu, pour des raisons évidentes, lors de la crise pandémique, l’Europe peut apporter des solutions partielles aux nombreuses questions de développement et d’inégalité, mais elle ne parviendra pas à établir sa dimension politique.
Jamais personne n’a imaginé pour l’Europe l’échelle d’un super-État et le dépassement des États-nations par décret. De même, il est difficile d’imaginer une super-souveraineté : quantité et qualité se conditionnent l’une l’autre, et les changements quantitatifs, même s’ils ne sont que purement quantitatifs, entraînent des changements qualitatifs. Mais l’insuffisance des États-nations ne peut pas être résolue dans une dimension post-démocratique. Et si auparavant nous pouvions considérer que des expédients graduels d’ingénierie institutionnelle étaient suffisants, maintenant ce processus a besoin d’un moment de réformes globales, à la fois intelligentes et décisives. Celles-ci devront doter l’Union d’instruments appropriés, qui renforcent la légitimité démocratique et populaire de leur utilisation. Il n’y a pas de dimension économique sans politique fiscale, par exemple. Sans elle, aucune forme de redistribution, aucune aide aux entreprises, aucune fourniture de services de base, à commencer par la santé et l’éducation, n’est imaginable.
La diversité des 27 régimes fiscaux au sein de l’Union engendre des déséquilibres préjudiciables dans un contexte de compétition mondiale. L’absence d’une politique fiscale harmonisée affaiblit également la Politique de Cohésion. Bien qu’un régime fiscal unique pour toute l’Europe semble irréalisable à court terme, des formes graduelles d’harmonisation, notamment axées sur la production et le travail, sont envisageables et déjà compatibles. Il est difficile, voire impossible, d’imaginer une Europe sociale sans une politique fiscale commune. De même, il est difficile d’imaginer l’Union sans une politique étrangère et de défense commune robuste, incluant potentiellement la création d’une armée commune. Il s’agit d’un besoin connu et manifeste. Mais ce besoin est devenu encore plus urgent à la suite de l’agression russe contre l’Ukraine et de l’attaque terroriste subie par Israël le 7 octobre dernier.
La Méditerranée et nos frontières orientales ne se limitent pas à des enjeux régionaux, mais représentent des carrefours cruciaux des dynamiques du monde contemporain globalisé. Ces régions sont au cœur de phénomènes migratoires, qui ne sont pas simplement des questions de politique intérieure ou de sécurité, mais revêtent un caractère fondamentalement diplomatique. Elles sont également le théâtre de conflits qui menacent le multilatéralisme, l’autonomie, l’intégrité territoriale et la liberté des nations. En outre, elles sont confrontées à des problématiques environnementales et alimentaires particulièrement aiguës.
Dans ce contexte de réformes urgentes, une nécessité se dégage avec clarté : celle de rétablir les hiérarchies au sein des différentes institutions de l’Union en confiant à celle parlementaire, la seule issue de l’expression démocratique directe, le rôle qui revient à toute assemblée, l’initiative législative. De même, le principe de l’unanimité, qui permet à un seul chef d’État ou de gouvernement, représentant l’un des vingt-sept États membres, d’avoir une influence égale à celle des vingt-six autres, doit être profondément révisé. C’est un énorme déséquilibre démocratique, qui constitue également un frein évident à la capacité de décision.
Les réformes minimales nécessaires sont connues depuis longtemps. Elles ne sont pas obscurément techniques ou inutilement complexes et elles sont un sujet de débat public européen depuis plus de vingt ans. À cet égard, un conseil remonte du passé, de la génération qui, après la Seconde Guerre mondiale, a initié le processus d’intégration européenne. En 1951, Alcide De Gasperi s’exprimait ainsi à l’Assemblée du Conseil de l’Europe : « La construction d’outils et de moyens techniques, les solutions administratives sont indubitablement nécessaires et nous devons être reconnaissants à ceux qui en assument la tâche. Ces constructions forment l’armature : elles représentent ce que le squelette représente pour le corps humain. Mais ne risquons-nous pas qu’elles se désintègrent si un souffle vital ne les anime pas dès aujourd’hui ? » Comment interpréter aujourd’hui cette référence au « souffle vital » ?
Les échecs des référendums en France et aux Pays-Bas en 2005 sur le traité constitutionnel européen, la crise grecque, la montée des partis nationalistes et populistes, le Brexit, nous ont convaincus que l’intégration européenne devait être protégée de l’expression de la volonté populaire. La crainte d’exposer le processus aux fluctuations continuelles de l’opinion n’était pas injustifiée : il faut convenir que l’Europe n’a pas encore la solidité nécessaire pour recourir constamment à l’expression électorale ou référendaire sur le destin de son intégration et de ses institutions. Mais nous sommes arrivés à un point où nous devons nous affranchir de ces craintes et résoudre ce dilemme avec les outils de la politique, de la démocratie et du consensus.
Si, comme je l’ai exposé précédemment, une composante essentielle du demos national est l’identité et les différentes dimensions de la souveraineté, nous ne pouvons pas imaginer aujourd’hui une démocratie sans demos, qui se préoccuperait seulement du second facteur, le kratos. Je suis convaincue de l’existence du demos européen, qui se fonde sur la citoyenneté, ses droits et ses valeurs universels. La durabilité environnementale et sociale de la production et de la consommation, les droits et libertés civiles, la lutte contre les inégalités de genre, la liberté de mouvement, d’information et de formation, les principes de subsidiarité et de solidarité, l’ouverture à l’accueil et à l’intégration, la promotion et la protection des droits de l’homme constituent déjà l’essence de la citoyenneté. Là est le demos. Tout cela n’est qu’apparemment contradictoire avec les identités nationales et les principes de souveraineté.
Si la génération du premier européisme s’est éteinte et que la suivante est en déclin, la prochaine est celle du nouvel européisme, pour laquelle le cadre d’expression des activités humaines et de la formation culturelle est déjà européen et global. Aucune génération ne parle d’une seule voix. Mais dans un moment d’inquiétude et d’incertitude profondes, il est indiscutable que la génération actuelle fait sienne l’idée d’une citoyenneté européenne.
L’avenir des progressistes et démocrates européens
Si les termes et les espaces de la démocratie et de la souveraineté changent, la politique, celle des grands sujets organisés, doit changer avec eux, en interprétant et en accompagnant cette nouvelle ère. Elle doit l’anticiper, compte tenu des conditions actuelles. Le décalage temporel dans l’évolution du rôle et des fonctions des institutions européennes et des acteurs politiques participe du déficit démocratique. L’affaiblissement progressif du rôle des partis et des organisations sociales représentatives est également dû — sans que cela ne soit la seule raison — à leur manque d’adaptation à l’espace nouveau ouvert par l’intégration européenne et aux embryons de souveraineté nouvelle exprimée par l’Europe. Logiquement, si le nombre de citoyens concernés par les décisions d’une institution augmente, la représentation des intérêts doit également s’accroître, ce qui nécessite un changement dans la qualité de cette représentation. Jusqu’à présent, cela ne s’est produit que de manière très limitée, rappelant certaines dynamiques jacobines de cercles restreints plutôt que des mouvements et des initiatives populaires. Ceux-ci doivent être diversifiés : l’ancienne formation des élites dirigeantes, qui encourage l’uniformité et le conformisme, est aujourd’hui inadéquate.
Les facteurs de pluralisme en Europe se sont renforcés à tous les niveaux, qu’ils soient sociaux, économiques, culturels, nationaux, idéologiques ou religieux. La société ouverte est une grande conquête, et la représenter dans ses aspirations générales implique nécessairement une ouverture. Les partis transnationaux doivent être ouverts et pluriels, non seulement dans leurs caractéristiques organisationnelles, mais aussi dans leurs orientations politiques et leurs valeurs. Cela vaut pour tous les courants politiques européens, et encore plus pour la gauche. Elle doit être transnationale ou elle se contentera de ressasser l’empreinte de son glorieux passé social-démocrate. Il est nécessaire de retrouver la raison sociale de la gauche en Europe, de l’autre, mais elle ne remplira pas pleinement sa fonction et restera impuissante si elle ne transforme pas son rapport au fédéralisme et à la participation. C’est seulement ainsi qu’elle retrouvera sa fonction populaire et sociale.
Représenter les aspirations du demos européen ; défendre et renforcer la classe moyenne dans la transition écologique et numérique ; réduire les marginalités inévitablement produites par les grands progrès technologiques ; promouvoir la connaissance, la formation et l’emploi qualifié pour répondre à la tentation passéiste ; soutenir les valeurs de liberté et de justice sur lesquelles repose la raison d’être de l’Europe dans le monde : voilà les pièces du puzzle que la gauche est appelée à assembler pour affirmer la possibilité que la citoyenneté européenne intègre les identités nationales et le besoin de souveraineté, non pas en les absorbant, mais en les harmonisant. Si le demos de la citoyenneté européenne n’émerge pas comme solution à la crise démocratique des décennies de fer et de feu que nous avons vécues, ni la gauche ni l’Europe n’auront plus d’avenir, puisque celle-ci serait réduite à un contrat entre nations.
Au contraire, il faut retrouver le sentiment que nos destins sont croisés, non pas par fatalité, ni seulement par nécessité, mais par ambition partagée et choix générationnel. Plus qu’un processus, il s’agit d’une vision où les objectifs sont clairs et l’horizon défini. Ce sera le terrain des prochaines élections européennes. Pour la droite des nations et des nationalismes, cela est clair. Si le débat public se replie sur les affaires nationales, les résultats électoraux seront variables, pays par pays, mais non décisifs. Si la gauche parvient à soutenir et à rassembler le consensus et la vitalité autour de cette vision, en unissant les partis politiques issus de la tradition socialiste et social-démocrate mais en élargissant les alliances à tous ceux qui croient que cette vision est fondatrice d’une nouvelle politique, elle jouera son rôle pour toute l’Europe, en faveur d’une démocratie plus solide, pour une souveraineté plus efficace, afin de réduire les inégalités. Pour cela, il faudra renouveler les partis, leurs structures, leurs initiatives, pour restaurer la confiance placée en eux, dans la participation politique, dans l’avenir. C’est la condition d’une politique qui sait regarder au-delà du temps de la génération qui la promeut, assumant le temps de la responsabilité envers la prochaine génération — celle-là même que cible le plan NextGenerationEU. Et si cela signifie renoncer à une partie de sa propre identité et histoire nationale, ce ne sera pas pour la survie d’un vieux parti, mais pour la naissance d’un parti nouveau, plus grand, fédéral et contemporain. C’est le souffle vital dont parlait Alcide de Gasperi. Jamais les temps n’ont exigé autant de courage.