Une version anglaise de cet article est disponible sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
L’Europe est cernée par une multitude de crises. À notre frontière orientale, le feu de la guerre brûle depuis près de deux ans. Le peuple ukrainien, soutenu par l’Europe, se bat avec beaucoup de courage, mais la perspective d’une victoire sur la Russie reste lointaine.
Et le 7 octobre dernier, la guerre a repris au Moyen-Orient. L’effroyable attaque terroriste du Hamas, que nous avons immédiatement condamnée dans les termes les plus nets, a ravivé un cycle de violence qui s’est transformé en une tragédie humanitaire à Gaza.
Face à la guerre contre l’Ukraine, l’Europe a fait preuve d’unité et s’est rapidement montrée à la hauteur de ses responsabilités. L’Union européenne a soutenu massivement l’Ukraine économiquement et militairement, et nous continuerons à le faire aussi longtemps qu’il le faudra.
Les deux conflits sont très différents par leurs causes et leurs acteurs. Ils sont cependant également liés. Principalement parce que nous sommes soupçonnés d’appliquer deux poids deux mesures en matière de droit international entre l’Ukraine et Israël-Palestine, en particulier par des pays de ce qu’on appelle le « Sud Global ». Nous devons démontrer par nos paroles et nos actes que cette accusation est fausse.
L’influence de l’Europe dans le monde repose en effet principalement sur notre « soft power ». Nous avons une économie développée et nous avons pris des mesures pour renforcer nos capacités de défense, mais nous ne sommes pas encore véritablement une grande puissance. Notre influence dans le monde dépend principalement de la cohérence avec laquelle nous défendons les valeurs et les principes universels. Nous, Européens, nous devons être parmi les gardiens du droit international et humanitaire. C’est pourquoi nos partenaires dans le monde — et nos rivaux — suivent de près les positions que nous adoptons sur les développements dramatiques en cours au Moyen-Orient.
Le conflit à Gaza est le résultat d’un échec politique et moral collectif, dont les peuples israélien et palestinien paient aujourd’hui le prix fort. Ce prix continuera d’augmenter si nous n’agissons pas. Il découle en effet de l’incapacité de la communauté internationale à résoudre la question israélo-palestinienne. Depuis des décennies, celle-ci a soutenu formellement la solution des deux États, mais elle n’a pas mis en place la feuille de route qui permettrait d’y parvenir.
Le fond du conflit israélo-palestinien est un problème national : celui de deux peuples qui ont le droit légitime d’exister sur la même terre. Il leur faut donc partager cette terre. Il y a trente ans, au moment d’Oslo, Israéliens et Palestiniens s’étaient mis d’accord sur la manière de la partager. Mais cet accord n’a pas été mis en œuvre. Et depuis, dans les deux camps, les forces du déni n’ont cessé de progresser sous l’effet de l’orgueil démesuré des uns et du désespoir des autres.
Et la violence a augmenté. Les chiffres sont effroyables, et pas seulement depuis la dernière attaque terrifiante du Hamas contre Israël et la réponse israélienne. Avant même le 7 octobre, le nombre de morts et de blessés était déjà beaucoup trop élevé.
La colonisation illégale de la Cisjordanie et la violence à l’encontre des Palestiniens se sont accrues en toute impunité. Elles sont devenues encore plus brutales après le 7 octobre. Il y a trente ans, la Cisjordanie comptait 270 000 colons. Aujourd’hui, ils sont plus de 700 000. Et le territoire palestinien a été divisé en un archipel de zones non reliées entre elles, ce qui rend beaucoup plus difficile la mise en œuvre de la solution à deux États demandée par la communauté internationale depuis 76 ans.
L’année dernière 154 Palestiniens ont été tués et 20 Israéliens en Cisjordanie. Cette année, ce chiffre s’élève déjà à près de 400 Palestiniens et une trentaine d’Israéliens. En Palestine, l’absence totale de perspective a conduit à la marginalisation des forces modérées au profit des radicaux animés par la haine.
Grâce aux accords d’Abraham, beaucoup avaient cru que le conflit israélo-palestinien pouvait être contourné alors même que la situation sur le terrain ne cessait de se dégrader. Cette illusion a contribué à attiser la haine. Du côté israélien, avec les forces extrémistes de Cisjordanie déterminées à mettre un terme à la question palestinienne par la soumission ou l’exil. Du côté palestinien, avec des extrémistes islamistes qui veulent détruire Israël et menacer l’Occident.
La barbarie du Hamas contre les civils israéliens le 7 octobre est injustifiable et inexcusable. Cette attaque sans précédent a provoqué en Israël un choc profond et des craintes existentielles. Mais comme l’a dit Barack Obama, « la manière dont Israël poursuit la lutte contre le Hamas est importante ».
L’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice expliquait en 2011 que les affrontements à Gaza suivaient un schéma prévisible : « le Hamas provoquait, Israël répondait militairement et la communauté internationale se tordait les mains ». Avec leur réaction excessive, les Israéliens perdaient progressivement le soutien de la communauté internationale. C’est déjà ce qui s’était passé en 2011 mais aujourd’hui, en 2023, nous en arrivons au même point.
La stratégie militaire d’Israël doit respecter le droit international, elle doit éviter, dans la mesure du possible, la mort et la souffrance des civils. Couper l’eau, la nourriture, l’électricité et le carburant à toute une population civile assiégée n’est pas acceptable. L’ampleur des bombardements est également extrêmement préoccupante.
À court terme, la priorité est de briser le cercle vicieux de la violence. Cela ne sera pas facile, car la tragédie vécue en Israël a été sans précédent. Le président américain Biden a demandé aux Israéliens de « ne pas se laisser aveugler par la rage ». Les meilleurs amis d’Israël ne sont pas en réalité ceux qui poussent à la vengeance, mais ceux qui incitent à la retenue.
Selon les autorités sanitaires de Gaza, il y a déjà plus de onze mille victimes dans l’enclave, dont près de la moitié sont des enfants. Une stratégie militaire qui ignore le coût humain pour les populations civiles ne fonctionnera pas, car elle risque de rendre presque impossible une paix future entre Palestiniens et Israéliens. Or, la paix est la seule véritable garantie à long terme de la sécurité d’Israël.
Dans l’immédiat, nous devons éviter que le conflit ne s’étende à toute la région. Avec nos alliés américains et nos partenaires régionaux, nous nous adressons constamment à tous les acteurs pour tenter de l’empêcher.
Parallèlement, nous devons travailler à une désescalade à Gaza et à une solution humanitaire. Tous les États-membres de l’Union sont favorables à des pauses dans les hostilités. Pause humanitaire, cessez-le-feu, trêve… le nom qu’on leur donne n’a pas vraiment d’importance, ce qui compte c’est de limiter les souffrances des populations civiles palestiniennes et des otages israéliens.
La carte d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Nous devons veiller à ce qu’un flux régulier d’aide humanitaire entre chaque jour dans la bande de Gaza en quantité suffisante pour répondre aux besoins de la population civile, y compris en carburant. Il y a déjà pénurie de nourriture et la situation est particulièrement grave dans les hôpitaux. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 20 des 36 hôpitaux de Gaza ont cessé de fonctionner en raison du manque de carburant, sans lequel la distribution d’eau potable et d’électricité est impossible.
Selon le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies, 40 camions en moyenne sont entrés chaque jour à Gaza depuis la réouverture du point de passage de Rafah, soit environ 20 % de ce qui entrait dans l’enclave avant la guerre. Les volumes doivent être augmentés et d’autres points de passage doivent être ouverts. Une autre possibilité serait d’établir un corridor maritime pour approvisionner Gaza via la mer Méditerranée, comme le propose Chypre. L’Union étudie actuellement la faisabilité de ce plan.
Il faut également établir des couloirs de sécurité pour évacuer les blessés, les malades et les ressortissants étrangers tandis que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) doit avoir accès aux otages détenus par le Hamas, dont la libération doit être immédiate et inconditionnelle.
Une fois la situation humanitaire consolidée, il faudra passer de l’aide humanitaire à la politique. Nos efforts devront se concentrer sur une solution à moyen et long terme. Un plan de stabilisation permanente qui permette de construire la paix entre Israéliens et Palestiniens, et dans toute la région.
Lors du Conseil Affaires étrangères du 13 novembre, j’ai proposé aux ministres une série de principes qui devraient guider l’action de l’Union à Gaza. Des principes que nous devons discuter avec nos partenaires régionaux et internationaux.
Ils peuvent être résumés en trois « oui » et trois « non ».
Non au déplacement forcé du peuple palestinien. Il ne peut y avoir d’expulsion de Palestiniens vers d’autres pays.
Non à l’amputation du territoire de Gaza ou à sa réoccupation par Israël. Il ne peut y avoir de réduction du territoire de l’enclave, pas plus que de contrôle permanent par les forces de défense israéliennes, ni de retour du Hamas à Gaza.
Non à la dissociation de Gaza de la question palestinienne. Notre objectif doit être de résoudre la question palestinienne dans son ensemble.
Oui à l’installation d’une autorité palestinienne intérimaire à Gaza, avec un mandat et une légitimité définis par une résolution unanime et sans ambiguïté du Conseil de sécurité des Nations unies et garantis par lui. On peut penser à une résolution renouvelable qui encourage les deux parties à parvenir à un accord, d’abord pour Gaza mais aussi ensuite pour la Cisjordanie.
Oui à une implication plus forte des États arabes, s’ils en sont d’accord, à condition d’avoir la confiance à la fois des Israéliens et de l’Autorité palestinienne. Actuellement, les États arabes ne sont pas prêts à discuter du « jour d’après ». Pourtant, pour parvenir à une solution durable, nous aurons besoin de leur engagement, qui ne devra pas être uniquement financier. Mais pour cela, ils doivent être certains que leur participation ne sera pas une fin en soi, mais bien une étape sur le chemin vers un État palestinien.
Enfin, oui à une plus grande implication de l’Union européenne dans la région.
Nous devons aider à construire un État palestinien pleinement souverain, capable de restaurer la dignité des Palestiniens, de faire la paix avec Israël. Il nous faudra aussi contribuer à garantir la sécurité d’Israël et de la Palestine.
Nous devons travailler avec nos partenaires régionaux à l’organisation d’une conférence de paix pour mettre en place la solution des deux États. La situation sur le terrain a certainement rendu cette solution plus difficile à réaliser aujourd’hui qu’il y a trente ans, mais elle reste le seul moyen viable d’apporter la paix dans la région. Cela doit donc être notre objectif et notre engagement. Sinon, nous resterons enfermés dans une spirale de violence qui se perpétuera de génération en génération, d’enterrements en enterrements.
Nous, Européens, devons renforcer notre action en faveur de la paix entre Israël et la Palestine. Non seulement parce que c’est notre intérêt, mais aussi parce que c’est notre devoir moral et politique. Une part significative du rôle futur de l’Union dans le monde, et en particulier l’avenir de nos relations avec de nombreux pays du « Sud Global », dépendront de notre engagement pour aider à résoudre ce conflit.