Robert Habeck : l’Allemagne contre l’antisémitisme

Le 1er novembre, Robert Habeck, ministre allemand de l’économie et vice chancelier, a prononcé un discours, remarqué aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger, sur le conflit israélo-palestinien. Réagissant notamment à l’augmentation des actes antisémites, il s’agissait pour lui de rappeler la place singulière qu'occupe la question en Allemagne, ancrant sa politique étrangère dans un raisonnement pédagogique et historique.

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Pierre Mennerat
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© Kay Nietfeld/dpa via AP

Dans une vidéo d’une dizaine de minutes, publiée le 1er novembre 2023 sur les réseaux sociaux et le site du ministère, le ministre allemand de l’économie et vice chancelier Robert Habeck a prononcé un discours remarqué sur la guerre au Proche-Orient entre Israël et le Hamas et sur le refus de toute forme d’antisémitisme en Allemagne. 

Robert Habeck condamne particulièrement les manifestations « islamistes » en soutien au Hamas qui se sont tenues au long du mois d’octobre à Berlin et dans d’autres villes allemandes, et les exactions qu’il différencie des manifestations légitimes de soutien au peuple palestinien en général. Le discours de fermeté envers les perpétrateurs d’actes antisémites, menacés de poursuites, retrait du titre de séjour, ou d’expulsion, ou envers les associations confessionnelles musulmanes accusées dans leur ensemble d’avoir manqué de courage, marque un tournant significatif pour le représentant d’un parti comme Die Grünen, plutôt promoteur d’un multiculturalisme heureux.

Robert Habeck livre une explication pédagogique et historique de la doctrine de politique étrangère allemande de protection d’Israël, peignant un tableau saisissant de la peur de la communauté juive allemande depuis début octobre. Il repousse également les critiques sur un supposé « double standard » allemand.

Le ministre n’oublie pas non plus l’antisémitisme d’extrême droite qui a frappé en Allemagne lors d’attaques comme l’attaque de la synagogue de Halle en 2019. Selon Robert Habeck ce mouvement plus endémique est encouragé par la relativisation de la seconde guerre mondiale et de l’Holocauste par des élus.

L’extrême gauche est également critiquée pour sa confusion entre anti-colonialisme et antisémitisme et pour sa complaisance avec ce qui n’est en réalité pas un mouvement de libération. Robert Habeck salue cependant la position de Luisa Neubauer, figure dirigeante de la branche allemande de l’organisation de jeunesse écologiste « Fridays for Future » qui a pris ses distances avec la direction internationale du mouvement fondé par Greta Thunberg.

Alors qu’il est en parfois critiqué pour sa politique intérieure face aux difficultés économiques et énergétiques de l’Allemagne dans le contexte troublé de la « Zeitenwende », Robert Habeck a produit, sur une thématique qui ne relève pas strictement de son portefeuille, un discours bien reçu. Son ton a été rapidement salué par l’ensemble des partis démocratiques de la majorité et de l’opposition. 

Cette déclaration est aussi intéressante du point de vue des relations internes à la coalition au pouvoir. Depuis son entrée en fonctions, le vice-chancelier se dévoile comme un homme politique capable de discours simples et forts, sans doute plus à l’aise dans cet exercice rhétorique que ses collègues du gouvernement, comme Olaf Scholz ou Annalena Baerbock, qui est pourtant titulaire du portefeuille des affaires étrangères. Déjà, au début de la guerre en Ukraine, on avait pu noter sa clarté lors de ses interventions publiques sur les sujets de l’énergie ou de l’économie. Cependant son adresse rhétorique peut aussi être moins consensuelle comme lors de la conférence des ambassadeurs en septembre 2023, lorsqu’il avait peint le tableau d’une France et d’une Allemagne « d’accord sur rien ». 

L’attaque terroriste du Hamas sur Israël remonte à désormais près de quatre semaines. Beaucoup de choses se sont passées depuis. Politiquement, mais d’abord pour les gens. Tant de gens dont la vie est rongée par la peur et la souffrance. 

Le débat public depuis l’attaque est échauffé, parfois embrouillé. 

Je voudrais contribuer avec cette vidéo à le démêler. Trop de choses me semblent trop vite mélangées. 

La phrase « La sécurité d’Israël est une raison d’état pour l’Allemagne » n’a jamais été une formule vide et ne peut pas le devenir. Elle signifie que la sécurité d’Israël est nécessaire pour nous en tant qu’État. 

Cette relation particulière avec Israël provient de notre responsabilité historique : c’est la génération de mes grands-parents qui chercha à exterminer la vie juive en Allemagne et en Europe. 

Cette référence générationnelle n’est pas anodine. Robert Habeck, né en 1969, n’appartient pas à la génération née à la fin de la guerre ou dans l’après-guerre qui, en Allemagne de l’Ouest, a commencé à enquêter et à remettre en question le rôle qu’avaient joué leurs parents dans la montée du nazisme ou ses exactions. Il est issu de la génération suivante, à qui cet aspect de l’histoire de l’Allemagne a été particulièrement transmis. Au moment où les derniers témoins de cette période disparaissent, et alors que l’AfD, qui a notamment attiré des néonazis, est en pleine croissance, la question de l’enseignement de l’histoire du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale se pose de manière aigüe en Allemagne

La fondation d’Israël eut lieu ensuite, après l’Holocauste une promesse de protection fut faite aux juifs et aux juives — et l’Allemagne a l’obligation d’aider à faire en sorte que cette promesse soit remplie. C’est un fondement historique de cette république. 

La responsabilité de notre histoire signifie également que les juives et les juifs peuvent vivre en Allemagne librement et sûrement. Qu’ils ne doivent plus jamais avoir peur de montrer ouvertement leur culture et leur religion. C’est cette peur là qui est de retour. 

J’ai rencontré récemment des membres de la communauté juive à Francfort. Dans une discussion intense et douloureuse, les représentants de la communauté m’ont raconté que leurs enfants ont peur d’aller à l’école, qu’ils ne vont plus au club de sport, qu’ils laissent à la maison, sur le conseil de leurs parents, leurs pendentifs ornés de l’étoile de David. 

Ici et maintenant, en Allemagne. Presque 80 ans après l’Holocauste. 

Ils racontent qu’ils n’osent même plus monter dans un taxi, qu’ils ne notent même plus l’adresse de l’expéditeur sur les lettres qu’ils envoient, pour protéger les destinataires.

Ici et maintenant, en Allemagne. Presque 80 ans après l’Holocauste. 

Un ami juif m’a raconté sa peur, son désespoir complet, son sentiment de solitude. Les communautés juives demandent à leurs membres d’éviter certains lieux pour leur propre sécurité. 

Ici et maintenant, en Allemagne. Presque 80 ans après l’Holocauste. 

L’antisémitisme se montre dans des manifestations, il se montre dans des propos, il se montre dans des attaques sur des magasins juifs, dans des menaces. 

L’ONG Report Antisemitism évaluait que les actes antisémites avaient augmenté de 240 % en Allemagne entre 2022 et 2023. 

Alors qu’il y a vite de grandes vagues de solidarité, comme lorsque des agressions racistes ont lieu, la solidarité envers Israël est vite fragile. On dit alors que le contexte est compliqué. La contextualisation ne peut pas devenir une justification.

Il y a certainement souvent trop d’indignation dans notre culture du débat. Mais ici nous ne pouvons pas trop nous indigner. Il faut maintenant de la clarté, pas de faux-semblants.

La clarté, cela signifie ne tolérer l’antisémitisme sous aucune forme, aucune. 

La dimension des manifestations islamistes à Berlin et dans d’autres villes d’Allemagne est inacceptable et nécessite une réponse politique, y compris des associations musulmanes. Certaines se sont déjà clairement distancées des actions du Hamas et de l’antisémitisme, et ont recherché le dialogue. Mais pas toutes, certaines de façon trop hésitante, et, je trouve en général, trop peu d’entre elles.

Les musulmans qui vivent ici ont le droit à une protection contre la violence d’extrême droite. Quand ils sont attaqués ce droit doit être mis en œuvre, et ils doivent maintenant appliquer le même droit, lorsque des juifs et des juives sont attaqués. Et ils doivent prendre leurs distances de manière claire et nette avec l’antisémitisme pour ne pas saper leur propre droit à la tolérance. L’intolérance religieuse n’a pas sa place en Allemagne. 

Qui vit ici, vit selon les règles de ce pays. Et qui vient ici doit savoir qu’il en est ainsi et que ce sera appliqué ainsi. 

Notre loi fondamentale protège et donne des droits, elle édicte des devoirs, qui doivent être remplis par chacun et chacune. On ne peut pas séparer l’un de l’autre. La tolérance ne peut pas accepter l’intolérance. C’est le cœur de notre vivre-ensemble dans cette république. 

Cela signifie : brûler des drapeaux israéliens est un délit ; l’apologie de la terreur du Hamas aussi. Ceux qui sont allemands en répondront devant un tribunal, ceux qui ne sont pas allemands risquent en outre leur titre de séjour. Celui qui n’a pas de titre de séjour donne ainsi une raison pour son expulsion. 

L’antisémitisme islamiste ne doit pas non plus nous faire oublier que nous avons en Allemagne un antisémitisme endurci : l’extrême droite se tient en retrait pour des raisons purement tactiques, pour pouvoir attiser la haine contre les musulmans. La relativisation de la seconde guerre mondiale, du régime nazi comme « une merde de mouche » n’est pas qu’une relativisation de l’Holocauste, c’est un coup au visage des victimes et des survivants. Tous ceux qui écoutent peuvent et doivent le savoir. La seconde guerre mondiale était une guerre d’extermination contre les juifs ; pour le régime nazi, l’extermination des juifs d’Europe fut toujours un objectif principal.

Robert Habeck évoque sans le nommer l’ancien co-président de l’AfD Alexander Gauland qui avait qualifié le régime nazi de « Vogelschiss » ou « merde d’oiseau dans plus de mille ans d’histoire allemande » en juin 2018. La référence aux « mille ans d’histoire » n’est en elle-même pas anodine. La déclaration en général est une manière de souligner qu’à l’échelle de l’histoire du pays, il était exagéré d’autant parler des années 1933-1945. Ce « relativisme chronologique » est largement partagé au sein du parti, dont certains membres se sont par ailleurs illustrés par leur déclaration sur l’honneur de la Wehrmacht — voire celui de la Waffen SS : ces combattants n’auraient rien eu à voir avec les exactions commises par une minorité de nazis. 

Et parce que parmi l’extrême-droite on trouve tant d’amis de Poutine : Poutine se fait photographier avec des représentants du Hamas et du gouvernement iranien et déplore les victimes civiles de la bande de Gaza pendant qu’il fait des victimes civiles en Ukraine. Et ses amis en Allemagne ne sont certainement pas des amis des juives et des juifs.

Je m’inquiète aussi de l’antisémitisme chez une partie de la gauche, et malheureusement aussi chez de jeunes activistes. L’anticolonialisme ne peut pas conduire à l’antisémitisme. Ainsi cette partie de la gauche devrait revoir ses arguments et se méfier des grands récits de résistance. L’argument des « deux côtés » induit en erreur. Le Hamas est un groupe terroriste meurtrier, qui combat pour la destruction de l’État d’Israël et la mort de tous les juifs. 

D’un autre côté, la clarté avec laquelle la section allemande de Fridays for Future, par exemple, s’est démarquée de ses amis internationaux, est plus que respectable. 

À la fin du mois d’octobre, la branche allemande du groupe d’action climatique Fridays for Future a connu une forte pression pour rompre avec l’activiste Greta Thunberg après que son organisation a décrit Israël comme un État d’apartheid qui perpétue un génocide à Gaza. Très vite, la branche allemande a déclaré qu’il n’avait pas été informé à l’avance d’une publication du compte Instagram international de l’organisation qui accusait notamment Israël d’être responsable de « 75 ans d’oppression et de nettoyage ethnique des Palestiniens ». La classe politique allemande a réagi très vivement à ces déclarations, d’autant que la porte-parole de la branche allemande Fridays for Future ont déclaré qu’il existait une « ambiance de pogrom » envers les Palestiniens en Allemagne. La branche allemande s’est finalement distancée de l’organisation. 

Lorsque j’étais en Turquie, on m’a reproché d’interdire des manifestations pro-palestiniennes en Allemagne. Et que l’Allemagne devait étendre ses prétentions humanitaires aux habitants de Gaza. J’ai souligné que chez nous, la critique d’Israël est bien sûr autorisée. Qu’il n’est évidemment pas interdit de s’engager pour les droits des Palestiniennes et des Palestiniens et pour leur droit à avoir leur propre État. Mais l’appel à la violence contre les juifs, ou la célébration de la violence contre les juifs sont interdits — à juste titre !

Oui la vie à Gaza est une vie sans perspectives et de pauvreté. Le mouvement des colons de Cisjordanie attise la discorde et prend aux Palestiniens leur espoir, leurs droits et aussi leur vie. Et la souffrance de la population civile en guerre est un fait. Un fait terrifiant. Chaque enfant mort est un enfant mort de trop. 

Moi aussi, j’exige des livraisons humanitaires, je m’engage pour que de l’eau, des médicaments, des biens de première nécessité parviennent à Gaza, pour que les réfugiés soient protégés. Avec nos amis américains, nous faisons clairement savoir à Israël que la protection de la population civile est centrale. La mort et la souffrance qui tombent en ce moment sur les habitants de la bande de Gaza sont terribles. 

Dire cela est aussi nécessaire que légitime. La violence systématique contre des juives et des juifs ne peut cependant pas être justifiée par là. L’antisémitisme ne peut jamais être justifié. 

Bien sûr, Israël doit respecter le droit et les normes internationales. Mais la différence est : qui formulerait de telles attentes envers le Hamas ? 

Et comme j’ai été confronté à l’étranger à la façon par laquelle l’attaque du 7 octobre est minimisée comme « un événement regrettable », voire même à la remise en question des faits eux-mêmes, je vous le rappelle ici : c’est le Hamas qui a massacré de manière bestiale des enfants, des parents, des grands parents, dans leurs maisons. Leurs combattants ont mutilé des cadavres, enlevé des habitants qu’ils ont soumis en riant à des humiliations publiques. 

Ce sont des nouvelles d’une horreur pure — et cependant il faudrait célébrer le Hamas comme un mouvement de libération ? C’est une distorsion des faits que nous ne pouvons pas laisser comme telle. 

Et cela m’amène au dernier point : 

L’attaque est intervenue dans une phase de rapprochement de plusieurs États musulmans avec Israël. Il y a les Accords d’Abraham entre Israël et les États musulmans de la région. La Jordanie et Israël travaillent ensemble à un grand projet d’eau potable. L’Arabie Saoudite était sur le chemin d’une normalisation de ses relations avec Israël. 

L’un des objectifs du Hamas était sans aucun doute de freiner, voire d’interrompre le processus de normalisation de l’État hébreu. L’Arabie Saoudite a notamment cessé toutes ses négociations avec Israël tandis que les relations se sont tendues avec d’autres États signataires des accords d’Abraham. C’est notamment le cas au Maroc où Israël a évacué sa représentation diplomatique israélienne à Rabat à la fin du mois d’octobre. Plus généralement, les gouvernements ayant normalisé leurs relations avec Israël subissent une importante pression de leurs opinions publiques, très largement acquises à la cause palestinienne. 

Mais la coexistence pacifique entre Israël et ses voisins, entre juifs et musulmans, la perspective d’une solution à deux états — tout cela, le Hamas et ses soutiens, en particulier le gouvernement iranien, ne le veulent pas. Ils veulent le détruire. 

Ceux qui n’ont pas perdu l’espoir de la paix dans la région, ceux qui s’accrochent au droit des Palestiniens à avoir leur propre état et une réelle perspective — et c’est ce que nous faisons — doivent pouvoir faire preuve de nuances en ces semaines d’épreuve. 

La nuance, cela signifie voir que les meurtres du Hamas veulent empêcher la paix. Le Hamas ne veut pas de réconciliation avec Israël, mais la destruction d’Israël. 

Et cela vaut irrévocablement : le droit à l’existence d’Israël ne peut pas être relativisé. La sécurité d’Israël est notre devoir. L’Allemagne le sait.

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