Politique

Contre l’Union, Orbán ouvre les hostilités

Viktor Orbán utilise les commémorations de la révolution de 1956 en Hongrie pour s’attaquer très violemment à l’Union européenne. Pour comprendre comment s’articule la rhétorique et la politique historique du premier ministre hongrois, nous avons traduit et commenté son dernier discours.

Auteur
Baptiste Roger-Lacan
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© Présidence hongroise

Viktor Orbán aime l’histoire hongroise. Surtout si elle lui permet de rappeler le lien millénaire de son pays avec le christianisme, tout en exaltant sa singularité et sa vision de la liberté à la hongroise — on pourrait presque dire : à la Orbán. Les commémorations de la révolution de 1956 lui offraient l’occasion de prononcer un discours de ce type. Alors qu’il les célébrait dans la ville de Veszprém, l’une des plus anciennes de Hongrie, le premier ministre hongrois a profité de cet anniversaire pour rappeler trois éléments clefs.

D’abord, la Hongrie entretient un lien particulier avec la culture chrétienne, depuis sa fondation par (Saint) Étienne Ier jusqu’à sa relecture martyrologique du sacrifice de certains révolutionnaires hongrois en 1956. Cette dimension est à la fois culturelle et spirituelle et elle définit la Hongrie moderne.

Ensuite, le pays est un défenseur de la liberté. En 1956, il avait su s’opposer à l’oppression tragique de l’Union soviétique : si la victoire n’avait pas été immédiate, c’est cet esprit qui avait finalement permis d’abattre le bloc communiste en 1989. Dans la logique orbanienne, en 2023, la Hongrie serait toujours capable de s’opposer à l’oppression un peu grotesque de l’Union européenne. Dans la dernière partie de son discours, il revient sur la désillusion qu’a représentée l’ouverture à l’Europe de l’Ouest dans les années 1990 et 2000, la part occidentale du continent ayant abandonné tout ce qui la constituait profondément : ses traditions, ses valeurs, son sens de la liberté. C’est cela, justement, que continuerait de défendre, envers et contre tous, la Hongrie de Viktor Orbán. À huit mois des élections européennes, ce discours fortement anti-bruxellois est une manière d’ouvrir les hostilités et de montrer que, malgré le relatif isolement qui est le sien depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il demeure une des voix les plus importantes du camp néonationaliste en Europe. Alors que le PiS polonais va sans doute perdre le pouvoir, il devrait renforcer ce statut

Enfin, ce discours est aussi une manière de défendre sa vision illibérale de la liberté. Face à l’Union européenne, il se présente en défenseur de deux structures — la famille et la nation — au sein desquelles la liberté pourrait réellement s’exprimer. À l’individualisme, il oppose donc une vision profondément organiciste de la société. L’analogie qu’il tisse entre l’Union soviétique et l’Union européenne prend ainsi un autre sens : pour lui, le communisme et la démocratie libérale ont en commun de vouloir remodeler l’homme en brisant les solidarités et les ordres traditionnels, faisant le malheur de ceux qu’ils prétendent administrer. De ce point de vue, ce qu’il dit de 1956 serait donc un écho de ses propres combats : dans les deux cas, c’est la Hongrie qui incarnerait la résistance. 

Le cadre est posé, la campagne des européennes peut commencer. 

Bonjour aux citoyens de Veszprém, bonjour à la Hongrie.

Aujourd’hui est un jour de commémoration et de célébration pour les Hongrois vivant dans toutes les parties du monde. En ce jour de la liberté hongroise, nous saluons ici, à Veszprém, les Hongrois de Hongrie, du bassin des Carpates et du monde entier. 

Le 23 octobre 2023, c’est à Veszprém, une ville universitaire située à l’Ouest de la Hongrie, que Viktor Orbán a choisi de commémorer la Révolution hongroise de 1956. Sa référence aux Hongrois des Carpathes et du monde entier est loin d’être anodine alors que le premier ministre hongrois fait de plus en plus souvent référence à l’imaginaire et aux tropes de la Grande Hongrie, cette expression de l’irrédentisme hongrois, né après la Première Guerre mondiale, dont l’amiral Horthy, régent de Hongrie entre 1920 et 1944, fut l’un des principaux porte-parole.  

Nous sommes venus ici pour célébrer le 23 octobre, mais en vérité, nous aurions dû venir à Veszprém un jour plus tôt, car les habitants de Veszprém n’ont pas attendu les habitants de Budapest, mais ont fondé leurs organisations révolutionnaires de manière indépendante le 22 octobre, et ont proclamé leurs revendications au monde entier. Ils se sont réveillés plus tôt. Cela ne nous surprend pas, car Veszprem est ainsi faite : elle aime être en avance sur son temps. Il en était déjà ainsi il y a mille ans : Veszprém était à l’avant-garde à l’époque des fondateurs chrétiens de la ville ; c’est ainsi que cette forteresse est devenue la résidence de Gisèle, notre première reine. 

Dans sa politique historique, Viktor Orbán aime à faire référence à Étienne Ier, généralement considéré comme le fondateur du royaume de Hongrie, autour de 1000 après notre ère. Artisan de l’évangélisation de son peuple, il est canonisé par l’Église catholique en 1083. Gisèle de Bavière, son épouse, sœur de Henri II, empereur du Saint-Empire de 1002 à 1024, aurait particulièrement apprécié la ville de Veszprém. Au cours des siècles suivants, ce sont les évêques de Veszprém qui étaient chargés de sacrer les reines de Hongrie. Faire référence à cette figure est une manière de rappeler l’existence millénaire de la Hongrie, mais aussi le lien singulier qu’elle entretiendrait avec le christianisme : c’est l’un des détours historiques préférés de Viktor Orbán.

C’est ainsi qu’en 1956, le 23 octobre, l’étoile rouge était déjà martelée au sol, ici à Veszprém. Chaque ville et chaque village de Hongrie a son propre 1956 ; chacun d’entre eux a quelque chose à nous apprendre, et chacun d’entre eux fait partie de notre grand combat commun pour la liberté de 1956. Par conséquent, se laisser distraire par les projecteurs braqués sur notre capitale et considérer 1956 comme la seule révolution de Budapest est non seulement injuste et condescendant, mais tout à fait erroné. C’est pourquoi il est juste et approprié qu’aujourd’hui, ici à Veszprém, nous nous inclinions à la mémoire des combattants de la liberté de 1956. Que Dieu bénisse les habitants de Veszprém ! 

C’est le 23 octobre 1956 qu’eut lieu une manifestation étudiante à Budapest demandant des réformes démocratiques. Elle se transforma rapidement en un vaste mouvement de protestation contre le régime. Les protestataires prirent le contrôle de la radio nationale et d’autres bâtiments stratégiques, et des combats éclatèrent entre les rebelles et les forces de sécurité hongroises et soviétiques. Le 28 octobre, le gouvernement hongrois annonça un cessez-le-feu : Imre Nagy, un réformiste, fut nommé Premier ministre et promit des réformes. Le 1er novembre, il annonça l’intention de la Hongrie de quitter le Pacte de Varsovie, l’alliance militaire groupant les pays d’Europe centrale et orientale communistes avec l’URSS créée en mai 1955 afin de répondre à l’adhésion de la République fédérale d’Allemagne à l’OTAN. L’ambition de Nagy était de neutraliser la Hongrie. Le 4 novembre, les troupes soviétiques pénétraient sur le territoire hongrois, réprimant dans le sang la révolution d’octobre.  

Compagnons de commémoration,

Le nombre exact n’est pas connu. On pense que quelque trois mille personnes ont été tuées dans les combats de rue et les tirs visant la foule, que vingt mille ont été blessées et que les représailles communistes ont entraîné la mort de plus de deux cents d’entre elles et l’emprisonnement de treize mille autres. Deux cent mille Hongrois ont fui le pays… L’histoire de ceux qui ont subi des représailles en prison et de ceux qui ont été exécutés est un drame à la fois choquant et instructif. Que de visages, de caractères et de destins hongrois ! Leur diversité prouve à elle seule que 1956 a été une grande lutte commune pour la liberté de toute la nation : parmi les victimes qui furent exécutées, il y avait des prêtres, des ouvriers, des agriculteurs, des enseignants et des dirigeants du parti communiste, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des habitants de Budapest et des provinciaux. 

Le 4 novembre 1956, dans la nuit, les chars soviétiques pénétrèrent dans Budapest, progressant le long du Danube sur la rive de Pest à partir du nord et du sud. En agissant ainsi, ils divisèrent rapidement la ville en deux, prenant le contrôle de tous les ponts et utilisant le Danube comme protection à leurs arrières. La résistance organisée de la ville commença à s’effriter vers 8 h avec la prise de la radio par les Soviétiques. Des combats éclatèrent dans divers endroits, mais la supériorité militaire des Soviétiques était manifeste. La défense était principalement constituée de civils et de soldats hongrois loyaux à la cause révolutionnaire. Les pertes furent nombreuses des deux côtés. Les troupes soviétiques ne firent que peu de distinction entre cibles civiles et militaires. Dans la matinée du 4, à Szolnok, János Kádár annonça la formation d’un nouveau « gouvernement ouvrier-paysan révolutionnaire de Hongrie ».

Le 8 novembre, János Kádár devint Premier ministre du nouveau gouvernement et Secrétaire général du Parti communiste hongrois, après une purge interne. Au total, plus de 2 500 Hongrois et 722 soldats soviétiques perdirent la vie lors des affrontements. Alors que Budapest est presque complètement conquise le 10 novembre, Nagy arrive à maintenir certaines des frontières occidentales ouvertes jusqu’au 20 novembre, permettant à 200 000 Hongrois de quitter le pays. Dans les mois qui suivirent, des milliers de Hongrois furent arrêtés : 26 000 personnes furent traduites en justice, 22 000 furent condamnées, 13 000 emprisonnées et des centaines exécutées. Après s’être réfugié à l’ambassade de Yougoslavie et alors qu’il avait reçu l’assurance qu’il ne serait pas inquiété et qu’il pourrait s’exiler, Imre Nagy fut arrêté, jugé et exécuté en secret en 1958. 

Une nation entière est montée sur l’échafaud. L’histoire du martyr héroïque de Veszprém, Árpád Brusznyai, est l’une des plus émouvantes et des plus instructives. Philologue classique à l’université, puis professeur de lycée à Veszprém, il a été un enseignant et un défenseur de la jeunesse. C’était le genre d’intellectuel qui comprenait le message de l’époque et savait que si l’histoire nous distribuait une nouvelle main à nous, Hongrois, ce serait un crime de ne pas la jouer. Il comprenait également que 1956 serait la dernière chance avant longtemps pour la Hongrie européenne de se libérer du monde du socialisme bolchévique, qui rejetait la culture européenne, la civilisation chrétienne et le droit des nations à l’existence. Elle aurait pu réussir comme cela avait été le cas pour les Autrichiens l’année précédente, en 1955, lorsque les Soviétiques s’étaient retirés d’Autriche. 

Árpád Brusznyai (1924-1958) était un universitaire hongrois. En 1956, il organise la révolte à Veszprém où il forme notamment des groupes révolutionnaires d’étudiants. Arrêté après la Révolution, il est d’abord condamné à la prison à la perpétuité avant que János Pap, dirigeant local du parti — et futur ministre de l’Intérieur (1961-1963) — n’exige une sentence plus sévère. Malgré l’intervention de Zoltán Kodály, président du Conseil révolutionnaire des intellectuels hongrois, formé en novembre 1956, au lendemain de l’écrasement de la révolution, il est exécuté en 1958.

Brusznyai savait que les portes se fermaient et que si nous ne parvenions pas à sortir à ce moment-là, le pays tout entier serait entraîné de force dans l’expérience soviétique qui visait à créer un homme communiste, une société communiste et un empire soviétique. Dieu seul savait si la nation hongroise, qui avait jalousement gardé sa langue, sa culture, son esprit, ses coutumes et tout son mode de vie pendant mille ans, survivrait à l’occupation soviétique et, dans l’affirmative, quels changements elle subirait. Il n’y avait pas d’alternative : nous devions essayer. Cette pensée claire, cette grave réflexion historique, est la raison pour laquelle la révolution hongroise de 1956 et la lutte pour la liberté n’ont pas été un hurlement inarticulé, une explosion de rage de la part des opprimés, un cri de vengeance haletant, une explosion débridée du désir de liberté. Outre l’héroïsme époustouflant et le courage face à la mort de la révolution hongroise, il s’agissait d’un mouvement sobre, mesuré et responsable. La révolution elle-même a été une explosion du génie hongrois, et l’histoire d’Árpád Brusznyai en est l’incarnation véritable, pure et authentique. Âgé de seulement trente-deux ans, il était un leader reconnu qui a su faire ce qu’il fallait. Mais il a protégé les jeunes, ne voulant pas que quiconque quiconque soit imprudent avec le précieux sang de la jeunesse hongroise. Et il n’a pas non plus autorisé la vengeance de rue, même justifiée, contre les bandits de la dictature, les protégeant du lynchage, apaisant les passions, réprimant les instincts qui poussaient à se défaire de toute retenue. Après l’écrasement de la lutte pour la liberté, les communistes l’ont exécuté. Ils l’ont tué non pas parce qu’il était coupable, mais précisément parce qu’il était innocent. 

Le destin d’Árpád Brusznyai est un véritable destin hongrois. C’est notre destin : la responsabilité à l’égard de nos semblables, la vérité implacable, la volonté d’agir, le traitement juste de nos ennemis. Les Hongrois sont un peuple chevaleresque — parfois de manière exagérée, au détriment de la raison. C’est pourquoi il arrive régulièrement que ceux que nous avons sauvés ou que nous protégeons finissent par nous attaquer. Ces derniers temps, nous avons été les premiers à protéger l’Europe de l’immigration. Nous avons été les premiers à proposer la paix plutôt que la guerre, ce qui aurait permis de sauver des centaines de milliers de vies. Et aujourd’hui, nous sommes les premiers et les seuls à vouloir empêcher les peuples d’Europe de se lancer volontairement, ardemment et aveuglément dans une nouvelle guerre, encore plus grande. Pour cela, nous n’avons jamais reçu de remerciements, de la gratitude ou même de la bienveillance, mais nous avons souvent reçu des calomnies, des coups de poignard dans le dos et des tirs amis. C’est un motif du destin hongrois qui se répète encore et encore. Nous ne tirons aucune satisfaction du fait que les Occidentaux croupissent maintenant dans leur propre jus. Árpád Brusznyai avait trente-trois ans lorsqu’il a été exécuté. On trouve un parallèle dans l’Évangile de Luc, où Pilate demande à ceux qui réclament la crucifixion de Jésus : « Quel mal a-t-il fait ? Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation. » Et en effet, il était innocent, mais ils l’ont assassiné, ont tiré au sort sa tunique, et ils ont même cherché à effacer définitivement sa mémoire de l’histoire de Veszprém. 

Cette référence à l’Évangile selon Saint Luc (23:04) donne une dimension profondément chrétienne à la révolution de 1956. La mort d’Árpád Brusznyai est un véritable martyr au nom de la nation hongroise — dont on a déjà vu qu’elle était étroitement liée au christianisme dans le récit orbanien. En réalité, si des prêtres ont participé au soulèvement de 1956, celui-ci n’a pas manifestement d’orientation religieuse définie. Pour la plupart des participants, il s’agissait avant tout de se soulever contre l’oppression que faisait peser l’Union soviétique. 

Et pendant trois décennies, ils y sont parvenus. Je me souviens que pendant nos années d’études secondaires, nous n’avons jamais entendu les noms de Pongrátz, Ilona Tóth ou Brusznyai, mais nous avons entendu les noms des meurtriers qui les avaient envoyés en prison, qui les avaient condamnés à mort et qui avaient occulté tout souvenir d’eux. 

Gergely Pongátz (1932-2005) était un des leaders de la révolution à Budapest où il forma les groupes de combattants dans le quartier de Corvin. Après l’écrasement de l’insurrection, il parvint à s’enfuir et à émigrer aux États-Unis. Ilona Tóth (1932-1957) était une étudiante en médecine. Elle fut exécutée avec deux autres étudiants, F. Gœnczi et Miklos Gyœngyœsi, après avoir été accusés d’avoir assassiné un membre de la police secrète. Né en 1963, Viktor Orbán n’est pas contemporain de la révolution de 1956. Toutefois, dès les années 1980, étudiant en droit, il s’oppose au régime communiste, consacrant notamment un mémoire à Solidarnosc. La mémoire de 1956 n’a réellement émergé qu’après la chute du communisme : le corps d’Imre Nagy, qui avait été enterré sous un faux nom, fut exhumé et ré-enterré, tandis que le parti communiste le réhabilitait ; trois ans plus tard, en 1992, Boris Eltsine présenta ses excuses au Parlement hongrois. 

Mes amis, 

L’ombre des crimes anciens est longue, et lorsqu’un crime est commis contre une nation entière, son ombre s’étend sur sept générations et plus. Aujourd’hui, nous savons qui étaient Brusznyai et ses compagnons, mais nous ne voulons plus prononcer les noms des assassins. À eux le mépris et l’oubli, à Brusznyai et à ses semblables le respect et le souvenir éternel. Gloire aux héros de 1956 !

Chers collègues,

La gloire ne signifie pas que nous puissions nous soustraire confortablement à des leçons douloureuses. Notre nation est suffisamment forte pour faire face à ses fautes. Nous savons que les traîtres font également partie de notre nation et qu’ils sont présents dans notre histoire, comme le « mauvais sort » mentionné dans Himnusz [l’hymne national hongrois]. Là où il y a des sommets, il y a aussi des gouffres, et la ville de Veszprém, aussi glorieuse et respectée soit-elle, ne peut déroger à cette loi. Ici aussi, le 23 octobre a été suivi du 4 novembre. Après la première condamnation de Brusznyai à la prison à vie, le premier secrétaire du parti communiste pour le comté a écrit d’ici, à Veszprém, pour demander que la peine soit alourdie, « au nom des communistes et des honnêtes travailleurs du comté », comme il l’a dit. Nous ne l’oublierons pas non plus. 

Écrit en 1823, et mis en musique en 1844, alors que l’Europe est en pleine effervescence nationaliste et libérale, l’hymne hongrois retrace l’histoire tumultueuse de la Hongrie, évoquant les périodes de prospérité et de gloire, ainsi que les nombreux moments d’oppression. Le texte parle notamment des invasions mongoles, de l’occupation ottomane, et des conflits civils. Cette description sert à exprimer le désir d’un futur apaisé pour la nation hongroise. Son auteur, Ferenc Kölcsey, décrit à plusieurs reprises la souffrance du peuple hongrois et en appelle à la miséricorde divine. C’est la même structure narrative que reprend Viktor Orbán dans la plupart de ses discours historiques : menacée, humiliée, la Hongrie n’est jamais vaincue et sait toujours renaître de ses cendres. 

Chers amis célébrants, 

En fin de compte, 1956 a triomphé en 1990. Nous qui étions là, nous qui avons mené les batailles politiques contre l’Union soviétique et les dirigeants du parti communiste, nous nous en souvenons bien. Nous n’aurions pas pu gagner sans l’héritage de 1956. Nous nous sommes battus au nom de la liberté, et ceux qui ont été exécutés dans la lutte pour la liberté nous ont donné l’arme la plus puissante, car ceux que nous avons combattus en 1989 ont été portés au pouvoir par les crimes commis contre les Hongrois en 1956, et leur pouvoir reposait donc sur des fondations instables. Avec la transition politique, les communistes avaient une seule chance d’entrer dans l’ère démocratique avec leur peau intacte et une lueur d’espoir pour leur avenir politique s’ils avouaient d’abord leur plus grand crime ; et dès qu’ils l’ont avoué, ils ont perdu le pouvoir. Ils ont dû enterrer les dépouilles des victimes en public, mais dès que leurs corps ont été enterrés, leurs âmes ont été libérées et ont flotté au-dessus de la tête du chef du parti socialiste ouvrier hongrois [MSZMP]. Comme le dit la loi fondamentale hongroise, et je cite, « il s’agissait d’organisations criminelles, et leurs dirigeants sont responsables, sans qu’il y ait prescription, d’avoir […] réprimé dans le sang » la révolution de 1956. À mon avis, le parti qui succède au MSZMP est désormais de taille microscopique et je ne doute pas que le dernier parti de gauche — qui a été pensé comme le dernier canot de sauvetage des communistes — finira là où l’esprit de 1956 le voulait.

Dans ce discours, Viktor Orbán n’oublie pas la vie politique interne en ciblant le Parti socialiste hongrois, une formation de centre-gauche issue du MSZMP qui pèse environ 10 % des voix à l’échelle nationale. Depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en 2010, elle a souvent fait partie des différentes coalitions d’opposants qui ont tenté de l’emporter face au Fidesz. 

En 1989, il nous a suffi d’achever ce que les partisans de 1956 avaient commencé, de montrer que trente ans de silence forcé n’équivalaient pas à un pardon, et que tôt ou tard, le bilan — le bilan historique — devrait être soldé. Nous devions juste trouver le courage de les montrer du doigt et de déclarer que le roi était nu et qu’il ne pouvait pas échapper au jugement du peuple. Dans l’esprit de Brusznyai, le verdict a été prononcé lors d’élections libres et démocratiques auxquelles tout le monde pouvait se présenter, même les communistes. Trente ans plus tard, la question de savoir si les Hongrois ont pris la bonne décision est toujours d’actualité, compte tenu de l’incapacité de la démocratie qui en a été le fruit à rendre la justice. Quel que soit notre jugement, ce qui est certain, c’est qu’en Hongrie, nous nous sommes libérés de l’occupation soviétique et avons remplacé les communistes sans guerre civile ni perte d’une seule vie humaine, et que nous avons évité — bien que douloureusement et amèrement — l’effondrement économique et politique de la Hongrie. Depuis trente-trois ans, elle est en effet le seul pays d’Europe à n’avoir jamais eu besoin d’élections anticipées, et nous sommes toujours le pays le plus sûr et le plus stable de toute l’Europe. 

Chers compagnons de commémoration, 

1956 a triomphé et nous avons rejoint la communauté des peuples européens. C’est aussi une récompense historique. Mais il est également vrai que l’Europe — le lieu dans lequel nous sommes revenus — n’est plus le lieu dont nous avons été arrachés. Et il me semble qu’elle s’en éloigne de plus en plus. Nous voulions la liberté, nous sommes libres et l’Europe est unie dans la liberté, mais nous devons maintenant faire face au fait que nous avons des conceptions différentes de la liberté, et des conceptions différentes de ce qu’est un monde libre.

Chers compagnons de commémoration, 

1956 a triomphé et nous avons rejoint la communauté des peuples européens. Cela fait également partie de la rétribution historique. Mais il est également vrai que l’Europe — le lieu où nous sommes revenus — n’est plus le lieu dont nous avons été arrachés. Et il me semble qu’elle s’en éloigne de plus en plus. 

Viktor Orbán met le doigt sur l’une des grandes lignes de faille de l’Union européenne depuis l’élargissement de 2004. Pour nombre de pays d’Europe centrale et orientale, l’adhésion à l’Union avait longtemps symbolisé la protection de leur culture, de leur identité nationale après avoir subi l’oppression de l’Union soviétique pendant un demi-siècle. C’était le sens du texte de Milan Kundera sur Un Occident kidnappé. Or, la réunion des deux Europes n’a pas été si facile. D’un côté, la partie occidentale du continent avait connu l’évolution sociale et politique des années 1960 et 1970 ; une partie de sa population aspirait aussi à une intégration renforcé qui serait allée plus loin que l’union économique. De l’autre, les pays d’Europe centrale et orientale recherchaient avant tout la garantie absolue de leur souveraineté. Comme l’écrivait Jarosław Kuisz, « à l’Est, le camp des politiciens nationalistes désillusionnés par l’Occident s’est avéré étonnamment vaste ». Viktor Orbán est sans doute l’une des expressions les plus abouties de cette désillusion qui s’est muée en hostilité résolue vis-à-vis de l’Union européenne dans sa forme actuelle. De fait, le premier ministre hongrois cherche toujours à peser de l’intérieur, d’où sa déclaration subséquente sur le fait que l’Union — au contraire de l’Union soviétique — serait « réparable ». Après des années d’europhobie, c’est toute l’ambition actuelle de la majorité des néonationalistes européens : réparer l’Europe en combattant l’héritage conjoint des sociaux-démocrates et des libéraux. 

Nous voulions la liberté, nous sommes libres et l’Europe est unie dans la liberté, mais nous devons maintenant faire face au fait que nous avons des conceptions différentes de la liberté, et des conceptions différentes de ce qu’est un monde libre. À partir de là, il semble que la liberté pour les Occidentaux soit une sorte d’évasion : « Libère-toi de toi-même, libère-toi de ta naissance — ou au moins change ce que tu étais en naissant ! Abandonne ton passé, comme si c’était une maladie infantile ! Change de sexe ! Change de nationalité — ou au moins laisse-la derrière toi et change d’identité ! Change chaque composante de toi-même, réassemble-toi selon la dernière mode, et tu seras libre ! » Ici, en Hongrie, nous voulions exactement le contraire. Nous voulions enfin être ce que nous sommes. L’idée de ne pas être un homme, de ne pas être hongrois et de ne pas être chrétien, c’est comme si on m’arrachait le cœur. Pour nous, la liberté n’est pas une fuite de soi, mais le contraire : la liberté est une arrivée, un retour à la maison. Un engagement : sois qui tu es ! Accepte de naître hongrois, de naître chrétien, de naître femme ou homme. Acceptez d’être l’enfant de votre père et de votre mère, l’époux ou l’épouse de votre mari ou de votre femme, le parent de votre fille ou de votre fils. Acceptez que vous êtes un ami et qu’en tant qu’enfant de votre pays, vous êtes patriote. Ni en 1956, ni en 1990, ni en 2023, nous n’étions — ni ne sommes — prêts à renoncer à cela pour le bien de Moscou ou de Bruxelles. 

Dans ce passage, Viktor Orbán rend clairement un hommage implicite à l’une de ses partenaires européennes — quand bien même leur relation n’aurait pas toujours été aisée depuis un an — : Giorgia Meloni. En 2019, lors d’une manifestation organisée par la Lega, à Rome, Giorgia Meloni, invitée à s’exprimer par ses futurs partenaires de coalition, avait critiqué le projet supposé de remplacer « père » et « mère » par « parent 1 » et « parent 2 » sur les documents d’identité, concluant avec la phrase « Io sono Giorgia, sono una donna, sono una madre, sono italiana, sono cristiana ». Reprise par deux DJ, cette sortie est rapidement devenue virale, au point d’être reprise avec fierté par Fratelli d’Italia, et de trouver une résonance au sein de nombreux mouvements de droite et d’extrême droite européens. Alors que la présidente du Conseil italien était l’invitée de Orban au cours de son dernier sommet sur la démographie, ce passage du discours résonne avec les déclarations qu’y avait faites Meloni. De fait, au cœur de la rhétorique post-libérale de Viktor Orbán se trouve la peur démographique, qu’Ivan Krastev a identifiée comme l’un des facteurs de mobilisation politique les plus structurants en Europe centrale et orientale. Celle-ci est double : d’un côté, la peur de la subversion migratoire ; de l’autre, celle d’un renversement de toutes les valeurs qui régissaient la famille traditionnelle, entendue comme l’élément fondateur de la société. 

Chers habitants de Veszprém, chers amis, 

Pour nous, la liberté est un instinct de survie. Ma famille, mes amis, mon pays : tout cela, c’est moi. Pour le peuple hongrois, la lutte pour la liberté n’est pas quelque chose qu’il peut assumer ou résoudre : la liberté doit être défendue, sinon nous sommes perdus. C’était le cas en 1956, en 1990, et c’est encore le cas aujourd’hui. C’est aussi simple que cela. Tous les grands de jadis le savaient, du roi Étienne à ceux de 1956. C’est pourquoi la nation hongroise est une nation qui se bat pour la liberté, et l’essence même de la stratégie de la nation hongroise pour rester en vie est que nous finissons toujours par enterrer les empires qui nous occupent. 

Chers compagnons de commémoration, 

Nous devons également parler du fait que dans notre vie d’aujourd’hui, nous voyons des choses qui nous rappellent l’époque soviétique. Oui, l’histoire peut se répéter. Heureusement, ce qui était une tragédie la première fois est au mieux une comédie la deuxième fois. Heureusement, Bruxelles n’est pas Moscou : Moscou était une tragédie ; Bruxelles est une mauvaise parodie contemporaine. Nous avons dû danser sur l’air que Moscou a sifflé. Même lorsque Bruxelles siffle, nous dansons comme nous le voulons ; et si nous ne le voulons pas, nous ne dansons pas. Mais les leçons des camarades sont les mêmes — sauf que maintenant elles s’appellent « mécanisme de conditionnalité ». La censure de la Hongrie par le Parti s’appelle maintenant « mécanisme de protection de l’État de droit » ; et ce ne sont pas les chars qui arrivent de l’Est, mais les dollars qui arrivent de l’Ouest — aux mêmes endroits et aux mêmes personnes. La grande différence est que l’Union soviétique était irrécupérable, alors que l’Union européenne ne l’est pas encore. Il est vrai qu’elle s’est abandonnée à l’immigration et qu’elle ne peut se sortir de la guerre dans laquelle elle a eu l’imprudence de s’engager. Et il est vrai aussi qu’elle a confié son destin à des dirigeants incapables de défendre sa sécurité, sa liberté et sa prospérité. Moscou était irrécupérable, mais Bruxelles et l’Union européenne sont réparables, et il y aura des élections européennes. L’Europe est encore vivante, elle respire encore, et dans son corps, ses organes vitaux fonctionnent encore, comme le démontre de manière éclatante et convaincante la ville de Veszprém, Capitale européenne de la culture. La ville d’Árpád Brusznyai et des héros de Veszprém en 1956 est aujourd’hui la capitale européenne de la culture. Avons-nous besoin d’un encouragement plus explicite avant les élections du Parlement européen de l’année prochaine ? 

La référence au 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) de Karl Marx introduit le passage qui a été le plus relayé dans lequel Viktor Orbán fait un parallèle entre l’Union soviétique et l’Union européenne. Cette analogie n’est pas nouvelle dans la rhétorique orbanienne : elle lui permet de présenter Bruxelles comme un agent déterminé à détruire les sociétés traditionnelles. Cette analogie historique existait aussi chez une partie des conservateurs britanniques, favorables au Brexit, mais aussi au sein du PiS polonais, pour qui la comparaison avec l’Union soviétique vaut anathème. C’est le cœur de la pensée post-libérale : la démocratie libérale y est présentée comme un miroir aux alouettes masquant son véritable visage, celui du « tyran démocratique ». 

Chers citoyens de Veszprém,

Des photographies célèbres conservent le souvenir des bougies allumées et des messages déposés à l’endroit où les combattants de la liberté ont trouvé la mort. Sur la plus célèbre de ces photographies figure cette note : « Nous vous promettons que vos morts n’ont pas été vaines ! » C’est la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui : pour nous rappeler notre ancienne promesse. Le sacrifice de ceux de 1956 n’aura de sens que si nous défendons, vivons et transmettons la liberté hongroise. Ils ne seront pas morts en vain si nous ne vivons pas en vain, si nous donnons au monde ce que nous seuls pouvons donner. En cela, Veszprém fait bien, elle fait exactement cela : elle montre à quoi ressemble le monde si on le regarde avec des yeux hongrois, si on le peint en hongrois, si on le chante en hongrois. Aujourd’hui, Veszprém montre à toute l’Europe ce qu’est la culture hongroise, et ce qu’est la liberté, si l’on est hongrois. 

Mes amis, 

Nous sommes capables de faire cela parce que nous n’avons pas perdu de vue la loi la plus importante de la survie. Nous savons encore que le passé n’est pas derrière nous, mais sous nos pieds : c’est sur lui que nous nous appuyons. En ce 67e anniversaire de la lutte pour la liberté de 1956, je salue les héros, connus et inconnus, et l’honneur de nos compatriotes qui, malgré des décennies de difficultés et de souffrances, n’ont pas abandonné et ont donné l’exemple à tous. 

Vive la liberté hongroise, vive la patrie ! Dieu au-dessus de nous, la Hongrie avant tout ! Allez la Hongrie, allez les Hongrois !

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