Dans Guerre et Paix, Tolstoï s’interroge sur les ressorts de l’Histoire. Est-elle le produit des décisions de quelques individus, placés dans des positions-clefs, ou d’un mouvement irrésistible, qui emporterait tout sur son passage ? Au fil du roman, il déploie une vision fataliste du destin de l’humanité, où le libre-arbitre tient peu de place, et où les acteurs ne sont que les jouets de processus forgés par un déterminisme inéluctable. Aujourd’hui encore, pareille interrogation irrigue les débats académiques, entre les partisans d’une approche individualiste des phénomènes sociaux, politiques et historiques, et les tenants d’une lecture plus structuraliste.
Qu’elle soit le fait d’un homme seul ou le résultat de logiques profondes et anciennes, la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine a changé le destin de l’Union européenne. Il y a 18 mois encore, la perspective de son élargissement et de sa réforme semblait lointaine et ne préoccupait qu’une poignée de responsables politiques. Aujourd’hui, ces enjeux figurent tout en haut de l’agenda européen, et la Présidence espagnole du Conseil de l’Union entend bien, lors du sommet informel de Grenade le 6 octobre prochain, faire avancer les débats. Si les responsables nationaux affichent un enthousiasme variable face à la perspective d’accueillir de nouveaux États membres et défendent des visions contrastées quant à la nécessité ou à la manière de réformer l’Union, la discussion est désormais ouverte.
[Lire plus : le rapport du «Groupe des Douze» en français et en anglais]
Un contexte géopolitique bouleversé
Avec la guerre d’agression russe en Ukraine, des questions fondamentales sont en effet de nouveau à l’ordre du jour en Europe : l’Union repense sa géographie, ses institutions, ses compétences et son financement. L’accroissement des tensions régionales ou transrégionales et l’affaiblissement des structures de l’ordre international ont fait voler en éclats les certitudes sur lesquelles l’intégration européenne avait été conçue. Le débat sur la capacité d’action et sur la souveraineté de l’Union s’est intensifié. L’Ukraine et la Moldavie ont récemment rejoint le groupe des pays candidats à l’entrée dans l’Union (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie et Turquie (négociations suspendues), auxquels pourraient s’ajouter la Géorgie et le Kosovo.
Toutefois, l’Union n’est pas prête à accueillir de nouveaux membres. Ses institutions et ses mécanismes de décision n’ont pas été conçus pour un tel nombre de pays. En outre, certains États membres remettant ouvertement en question l’État de droit, la primauté du droit européen et les valeurs communes consacrées dans le traité, une contagion est à craindre. Dans ce contexte, les gouvernements français et allemand ont chargé, le 23 janvier 2023, douze experts indépendants 1 de former un groupe de travail sur les réformes institutionnelles de l’Union. Nous avions pour mandat de réfléchir aux moyens de maintenir sa capacité d’action, de protéger ses valeurs fondamentales, de renforcer sa résilience et de la rapprocher des citoyens européens, dans la perspective d’un élargissement et dans le prolongement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.
La revue y participe activement et nous vous y convions : en marge du Sommet de la Communauté politique européenne à Grenade, nous organisons le 4 octobre un événement exceptionnel à l’Université de Grenade, au Palais de la Madraza, qui réunira Olga Stefanishyna, vice-Première ministre de l’Ukraine en charge de l’élargissement, les écrivains Anna Bosch, Javier Cercas et Lea Ypi, et José Manuel Albares, ministre espagnol des Affaires étrangères.
Au long de sept mois, le « Groupe des Douze » — comme nous nous sommes baptisés – a travaillé à un rapport. Remis mi-septembre 2023 aux Secrétaires d’État aux affaires européennes française et allemande, Laurence Boone et Anna Lührmann, il a été présenté par les auteurs de cet article au Conseil « Affaires générales » le 19 septembre, et largement diffusé partout en Europe. Ce travail, mené en toute indépendance, a été nourri par des échanges à huis clos avec de nombreux experts, praticiens et responsables politiques venus de tous les pays de l’Union ainsi que de pays candidats.
L’objectif premier du Groupe n’était pas l’originalité : la plupart des questions qui ont guidé nos travaux sont anciennes, et beaucoup des solutions que nous avançons ont déjà été discutées par ailleurs. Notre ambition était toutefois de reconsidérer ces questions et solutions à la lumière de la situation nouvelle créée par l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Notre rapport a essayé de trouver un équilibre entre le scepticisme des éditorialistes – prompts à souligner les clivages nationaux et institutionnels, et à affirmer l’impossibilité d’un accord – et les utopies de certains fédéralistes – promoteurs d’idées peu susceptibles d’être considérées par les instances compétentes. Notre réflexion, qui se veut concrète à court et moyen terme, découle de l’idée qu’il y a une urgence absolue à lancer le processus d’élargissement et de réforme de l’Union.
La situation politique actuelle est complexe, et la tâche ne sera pas aisée. Il faut toutefois rappeler que, depuis le début des années 1990, l’intégration européenne a progressé au fil de quatre réformes majeures des traités (Maastricht, Amsterdam, Nice et Lisbonne) et de quatre vagues d’adhésion, représentant un total de 15 nouveaux États membres. Ces évolutions n’ont pas été faciles, mais elles ont été permises par des accords globaux, conciliant les différents intérêts politiques et nationaux en présence. La situation est sans doute plus délicate encore aujourd’hui, mais nous pensons qu’un accord reste possible. Il faut pour cela recourir à une réforme et à un processus d’élargissement flexibles, afin qu’aucun État ne soit contraint d’appartenir à une UE qui ne lui conviendrait pas, ou plus, et que les États les plus désireux de coopérer n’en soient pas empêché par la frilosité d’autres.
Les principes d’une réforme de l’Union
Au fil des multiples crises qui ont jalonné les années 2000, l’Union a montré que son cadre juridique et institutionnel permettait de prendre les décisions nécessaires à la sauvegarde des intérêts des citoyens européens et des États membres. Le rapport du Groupe des Douze ne prétend donc pas repenser in extenso l’intégration européenne, mais plutôt proposer des ajustements de la structure existante aux nouvelles réalités, tant en matière d’approfondissement que de flexibilité. Il part aussi du principe que les réformes institutionnelles doivent être cohérentes avec ce qu’est l’Union aujourd’hui. Si des clarifications seraient utiles, il faut prendre acte de la nature « hybride » de ce système politique. Il repose sur le rôle central de la Commission européenne et de la « méthode communautaire » (pour la gestion des politiques les plus intégrées), tempéré par une logique intergouvernementale d’une part (pour les décisions fondamentales et la conduite des politiques les plus sensibles), et par une logique parlementaire d’autre part (pour trancher les débats de société et les grandes orientations politiques). Cet équilibre fait l’efficacité de l’Union et sa capacité à susciter des consensus, et ne doit pas être remis en cause.
Nous estimons que l’Union doit atteindre trois objectifs. D’abord, renforcer sa capacité à prendre et à mettre en œuvre des décisions dans ses domaines de compétence. Ensuite, mieux protéger l’État de droit et les valeurs fondamentales, et accroître sa légitimité démocratique. Enfin, préparer ses institutions à l’élargissement. Nous considérons que ces trois objectifs doivent être poursuivis simultanément et que seule une démarche coordonnée peut permettre de contenter les différentes parties à la négociation. Le Rapport du Groupe des Douze comprend une cinquantaine de recommandations, sur les sujets les plus divers : État de droit, réforme institutionnelle, prise de décision, ressources budgétaires, modalités de réforme des traités, conduite de l’élargissement… On se focalisera ici sur trois enjeux fondamentaux : la protection de l’État de droit, le dépassement de l’unanimité et la formalisation de l’intégration différenciée.
La protection de l’État de droit, préalable à tout élargissement
L’État de droit n’est pas seulement l’une des valeurs fondamentales de l’Union. C’est un principe constitutionnel non négociable, indispensable à son fonctionnement, et ce pour plusieurs raisons : la plupart des politiques européennes se fondent sur le principe de l’indépendance des tribunaux nationaux ; l’utilisation des fonds européens présuppose que les administrations nationales ne soient pas corrompues ; et le respect de l’État de droit est une condition sine qua non du bon fonctionnement démocratique de l’Union. L’intégration européenne a beau être économique, c’est un projet fondamentalement politique qui repose avant tout sur du droit. L’application des principes de l’État de droit est donc une exigence pour les États membres de l’Union et une condition non-négociable pour les pays qui veulent la rejoindre.
Les instruments existants n’ont toutefois pas empêché le recul de l’État de droit dans plusieurs pays membres. L’article 7 du TUE, qui permet la suspension de certains des droits découlant de l’application des traités en cas de violation grave et persistante par un État membre des valeurs de l’Union, a été rédigé à une époque où l’on n’imaginait pas y recourir. Son emploi est de ce fait difficile. Les autres instruments dont l’Union dispose – comme le Cadre pour l’État de droit de la Commission européenne – n’ont eu que peu d’effets concrets. Enfin, les traités ne prévoient pas la possibilité d’exclure un État membre, et donc de faire pression sur lui de la sorte.
Ces dernières années, le recours à la conditionnalité budgétaire s’est avéré plus efficace. Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a permis aux États membres de se protéger contre les violations dont se rendent coupables d’autres États membres. Mais, il faut reconnaître qu’une fois qu’un État appartient à l’Union, il n’est plus possible de lui imposer le respect des critères que l’on applique aux pays candidats. Cela pose un problème de crédibilité vis-à-vis tant des États membres que des États candidats, et érode la capacité de l’Union à se présenter à ses citoyens et au reste du monde comme une championne du respect des droits. La situation géopolitique a beau justifier un élargissement rapide, l’Union doit pouvoir faire respecter l’État de droit à ses membres actuels et futurs.
Pour cela, il faut, en premier lieu, renforcer le règlement relatif à un régime général de conditionnalité budgétaire et en faire un instrument de sanction des violations de l’État de droit et des valeurs européennes. En supprimant la nécessité de prouver l’existence d’un lien direct avec le budget, on en décuplerait l’impact. Si cette réforme était impossible, faute d’unanimité, il faudrait au moins étendre la portée de la conditionnalité budgétaire à d’autres comportements nuisibles à la bonne gestion financière du budget européen, notamment le blanchiment de capitaux. Nous recommandons aussi que tous les fonds de l’Union, qu’ils s’inscrivent ou non dans le cadre financier pluriannuel, soient désormais soumis au régime de conditionnalité.
Il faut, en second lieu, réformer l’article 7 du TUE. Son inefficacité est due au seuil inutilement haut nécessaire à son activation (l’unanimité moins une voix) et au fait que le Conseil n’a aucune obligation d’agir, même si la procédure est lancée par le Parlement européen ou la Commission. Nous estimons nécessaire de remplacer le vote à l’unanimité moins une voix par un vote à la majorité des quatre cinquièmes. Il faut également renforcer le principe d’une réponse automatique en cas de violation grave et persistante, ou de risque de violation, des valeurs de l’Union par un État membre : le Conseil de l’Union et le Conseil européen devraient obligatoirement prendre position dans un délai de six mois. Enfin, l’article 7 du TUE devrait prévoir des sanctions automatiques cinq ans après la proposition d’activation de la procédure en cas d’inaction de la part du Conseil et si les violations persistent.
Dépasser la règle de l’unanimité
La Commission et le Parlement européen sont régis par une logique majoritaire qui facilite les décisions, mais le Conseil reste dans une situation hybride. S’il vote le plus souvent à la majorité qualifiée, notamment quand le Parlement européen est associé au processus législatif, il reste soumis à l’obtention de l’unanimité dans les domaines réputés sensibles : élargissement, État de droit, politique étrangère et de défense, politique budgétaire et fiscale… Dans ce cas, son action devient de plus en plus difficile, car certaines décisions sont bloquées par des vétos de principe ou liés à d’autres négociations. À chaque nouvel élargissement l’unanimité devient plus difficile à atteindre. Le recours à la majorité qualifiée a pourtant fait preuve de son efficacité, non pas parce que les États membres sont constamment mis en minorité, mais parce que ce mode de décision suscite une dynamique de négociations propice à l’obtention de compromis. Plus de 80 % des décisions prises au Conseil à la majorité qualifiée le sont ainsi par consensus, sans vote, et donc sans perdant.
Le Groupe des Douze recommande que tous les domaines de décision relevant encore de l’unanimité passent au vote à la majorité qualifiée avant le prochain élargissement. Par ailleurs, à l’exception de la Politique étrangère et de sécurité commune, ce processus devrait s’accompagner d’une totale codécision avec le Parlement européen. Seules les décisions constitutionnelles – telles que la modification des traités, l’acceptation de nouveaux membres ou l’adaptation des institutions de l’Union – devraient continuer à relever de l’unanimité. L’extension du vote à la majorité qualifiée pourrait faire l’objet d’une activation des clauses passerelle prévues dans les traités. Si une transition complète n’est pas possible, nous recommandons de créer trois « paquets » distincts, portant sur différents ensembles de politiques (élargissement et État de droit ; politique étrangère et défense ; politique budgétaire et fiscale), afin de trouver un équilibre entre les concessions auxquelles sont prêts les différents États membres.
Le passage à la majorité qualifiée est toutefois un instrument à manier avec parcimonie, notamment pour la Politique étrangère et de sécurité commune. Il convient également de tenir compte du désir des États de préserver certains intérêts nationaux jugés cruciaux. Ainsi, si le vote à la majorité qualifiée est étendu à de nouveaux domaines d’intervention, il faudrait instituer un « filet de sécurité pour la souveraineté ». Ce dispositif doit permettre à un État membre de déclarer officiellement qu’il considère que ses intérêts nationaux sont en péril et de demander le renvoi de la question devant le Conseil européen en vue d’un accord politique. La décision de renvoi serait prise à la majorité qualifiée par le Conseil. On trouverait ainsi un équilibre entre la possibilité pour un État de faire valoir ses intérêts nationaux vitaux et la nécessité d’accroître la capacité d’action de l’Union.
Si la réforme s’inscrit dans le cadre d’une modification plus large des traités, la répartition des droits de vote à la majorité qualifiée doit aussi être revue. Les petits et moyens États membres craignent en effet la domination des plus grands, plus à même d’organiser des minorités de blocage. Le système actuel de 55 % des États membres représentant 65 % de la population de l’Union pourrait, par exemple, passer à 60 % des États membres représentant 60 % de la population. S’agissant des décisions sur les questions les plus vitales pour la souveraineté, une « super-majorité », telle que l’unanimité moins un, pourrait être introduite. Seules les décisions d’ordre constitutionnel resteraient régies par la règle d’unanimité actuelle.
Enfin, les États membres devraient avoir la possibilité de bénéficier d’une exemption dans les domaines nouvellement soumis à la majorité qualifiée. Cela ne serait possible qu’en passant par une révision du traité et non en utilisant la clause passerelle. En outre, ces nouvelles exemptions devraient concerner une politique entière, et non des mesures individuelles.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Institutionnaliser et organiser l’intégration différenciée
Dans une Union comptant plus de 30 États membres, des instruments autorisant une certaine flexibilité seront indispensables au maintien et à l’accroissement de sa capacité d’action. L’intégration différenciée est déjà une réalité qu’il convient de formaliser et de clarifier pour éviter une « Europe à la carte », faite d’un empilement d’exemptions ad hoc, de situations particulières et d’initiatives isolées. En revanche, la différenciation ne peut servir à régler des désaccords à propos de la primauté du droit communautaire ou de questions liées à l’État de droit : tout pays désirant devenir membre de l’Union doit obligatoirement respecter les principes et les valeurs inscrits à l’article 2 du TUE.
L’intégration différenciée présente une double dimension, interne et externe. Sur le plan interne, plusieurs instruments permettent déjà aux États membres volontaires de mettre en œuvre des projets conjoints, dans le respect des principes et valeurs fondamentaux de l’Union, de l’acquis communautaire et des institutions. Sur le plan externe, la différenciation a permis à des pays non membres de participer à différentes politiques – recherche, éducation, libre circulation des personnes, euro, marché intérieur…
S’agissant de la différenciation interne, les États membres devraient pouvoir recourir plus facilement aux instruments de flexibilité existants pour surmonter les blocages qu’impliquera nécessairement un nouvel élargissement de l’Union. Toutefois, il faudrait pour cela qu’ils observent cinq principes : le respect de l’acquis communautaire et de l’intégrité des politiques et des actions de l’Union ; l’utilisation des institutions européennes ; l’ouverture à tous les États membres des aspects avancés de l’intégration européenne ; le partage des pouvoirs décisionnaires, coûts et bénéfices entre les seuls pays impliqués ; la possibilité de suspendre un État membre d’un groupe de précurseurs s’il n’est plus en accord avec ses objectifs.
La différenciation externe pourrait, quant à elle, être une ressource dans la stratégie d’élargissement de l’Union et sa politique de voisinage si certains États membres bloquent la réforme des traités. Ils pourraient alors négocier de nouvelles dispositions dérogatoires, voire préférer un statut moins avancé sur le plan de l’intégration européenne. Dans ce cas, il serait possible d’envisager un statut d’association spécial avec l’Union, voire une simple participation à la Communauté politique européenne.
La réforme des traités est aussi susceptible de nécessiter une différenciation : le ou les États non coopératifs ou non désireux de participer à un nouveau traité pourraient se voir proposer des dispositions dérogatoires. Elles ne devraient toutefois être offertes que lorsque la révision renforce l’intégration, soit en créant de nouvelles compétences, soit en étendant le vote à la majorité qualifiée. Et, une fois encore, il est exclu de déroger à l’acquis communautaire existant ou aux valeurs fondamentales de l’Union par ce biais.
En somme, nous anticipons que tous les États européens ne seront pas désireux ou capables d’adhérer à l’Union dans un avenir proche, et que certains États membres actuels pourraient préférer des formes d’intégration moins poussées. C’est pourquoi nous recommandons d’envisager l’avenir de l’intégration européenne selon quatre cercles concentriques, dont chacun serait doté de son propre équilibre entre droits et devoirs :
- Le cercle restreint : les coalitions existantes d’États volontaires (Schengen, Euro, coopérations renforcées, Coopération structurée permanente dans le domaine militaire…) pourraient être étendues à davantage de domaines (climat, énergie, fiscalité, etc.) et être dotées de leur propre budget.
- L’Union européenne : ce devrait être le cercle de référence. Tous les États membres y sont liés par les mêmes objectifs politiques, doivent respecter les dispositions de l’article 2 du TUE et bénéficient des fonds de cohésion ainsi que des politiques de redistribution.
- Les membres associés : un premier cercle externe à l’Union permettrait de rationaliser les différentes formes d’association existantes avec les pays de l’Espace économique européen, la Suisse, certains micro-États, voire le Royaume-Uni. Les membres associés ne seraient pas tenus par le principe d’une « union sans cesse plus étroite » et seraient principalement intégrés au marché intérieur. Ils devraient néanmoins respecter les principes et valeurs communs de l’Union et la juridiction de la CJUE. Ils ne seraient représentés ni au Parlement, ni à la Commission, mais pourraient s’exprimer au Conseil.
- La CPE : un second cercle externe ne supposerait aucune forme d’intégration et n’offrirait pas d’accès au marché unique. Il serait focalisé sur la convergence géopolitique et sur la coopération politique dans des domaines tels que l’énergie ou l’environnement. Les bases institutionnelles récemment établies de la CPE pourraient être améliorées pour assurer une coopération plus structurée.
Quoique accessibles à n’importe quel pays européen, y compris aux candidats à l’adhésion, les deux cercles externes seraient distincts de la procédure d’adhésion. Les États pourraient rejoindre volontairement l’un ou l’autre de ces cercles parce qu’ils se retireraient de l’Union, n’auraient pas l’intention d’y adhérer ou voudraient nouer des liens avec elle en attendant d’en devenir membres.
De l’urgence d’agir pour préparer la prochaine vague d’élargissement
Quand il est question d’élargissement, d’approfondissement ou de réformes institutionnelles, l’intégration européenne n’est pas un processus autonome, dépendant de l’action des institutions supranationales ou de quelque logique irrésistible. Toutes ces décisions requièrent des négociations complexes et sont soumises à la règle de l’unanimité des États membres. Même quand il existe un consensus pour reconnaître la vocation de l’Union à s’élargir ou à réformer ses traités, ce processus nécessite la mobilisation de puissants entrepreneurs politiques, capables d’avancer des propositions et de convaincre, pour générer l’élan nécessaire au changement.
Le rapport du Groupe des Douze est une contribution, parmi d’autres, au débat sur les modalités concrètes du processus d’élargissement et de réforme de l’Union qui s’amorce. Il ne propose pas un projet cohérent, mais quelques pistes de réflexion et une méthode. Nous sommes toutefois convaincus que les représentants des 27 doivent agir sans plus attendre s’ils veulent être à la hauteur des défis qu’affronte aujourd’hui l’Union. Elle doit se donner les moyens d’accueillir un premier groupe d’États candidats dès 2030. S’il importe que l’adhésion se fasse selon la logique du mérite et dans le strict respect des critères de Copenhague, l’Union doit se donner les moyens d’être prête à cette date, afin d’encourager les États candidats à l’être eux aussi. Pour ce faire, certaines réformes peuvent être lancées dès demain et entrer en vigueur avant les élections européennes de juin 2024. Les autres, notamment celles qui nécessitent une modification des traités, devront être entreprises durant le prochain cycle institutionnel (2024-2029). Une nouvelle série de réformes et d’initiatives sera sans doute nécessaire après le premier élargissement.
Le traité de Lisbonne a été conçu pour être résistant aux élargissements mais, en l’absence de réforme, l’Union ne sera pas à la hauteur des enjeux. Si elle ne parvient pas à se transformer et à s’élargir, l’ensemble du continent européen affrontera de graves dangers. Faute d’un leader européen capable d’engager à lui seul le destin de l’Europe, comme l’a fait Vladimir Poutine l’an dernier, il faut mobiliser les responsables de l’Union, des États membres et des pays candidats, et alerter les opinions publiques et les forces politiques et sociales, ainsi que la société civile, afin de susciter un mouvement capable d’engendrer ces changements.
Sources
- Le « Groupe des Douze » est composé de : Pervenche Berès, membre du Conseil d’administration, Fondation Jean Jaurès, Paris ; Olivier Costa (rapporteur), directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris (CEVIPOF), et directeur du Département d’études politiques et de gouvernance européennes, Collège d’Europe, Bruges ; Gilles Gressani, président du Groupe d’études géopolitiques, directeur de la revue Le Grand Continent, Paris ; Gaëlle Marti, professeur de droit public à l’Université Lyon 3, directrice du Centre d’études européennes, Chaire Jean Monnet ; Franz Mayer, professeur de droit public, de droit européen, de droit international public, de droit comparé et de politique juridique, Université de Bielefeld ; Thu Nguyen, chargée de recherche principale pour les institutions européennes et la démocratie, Centre Jacques Delors, Hertie School, Berlin ; Nicolai von Ondarza, directeur de recherche UE/Europe, Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), Berlin ; Sophia Russack, chercheuse, Centre d’études de la politique européenne (CEPS), Bruxelles ; Daniela Schwarzer (rapporteur), membre du Conseil d’administration, Fondation Bertelsmann, Berlin, et professeur honoraire, Université libre de Berlin ; Funda Tekin, directrice, Institut de politique européenne (IEP), et professeur honoraire, Université de Tubingue ; Shahin Vallée, chercheur, Centre pour la géopolitique, la géoéconomie et la technologie, Société allemande de politique étrangère (DGAP), Berlin ; Christine Verger, vice-présidente, Institut Jacques Delors, Paris. Leur travail est bénévole.