L’empire comme norme de l’organisation de l’Europe et du monde
Les empires européens bâtis à partir de l’âge des grandes découvertes occidentales ont tous disparu dans le courant du XXe siècle, qu’ils aient été basés sur la colonisation de terres lointaines ou sur la conquête de territoires adjacents — l’une de ces approches n’excluant pas nécessairement l’autre. Le phénomène était si largement répandu qu’il fut longtemps la norme plutôt que l’exception.
À la veille de Première Guerre mondiale, il existe plusieurs puissances impériales : la Grande-Bretagne qui contrôle alors un quart des terres émergées ; l’Empire russe qui s’étend de Varsovie et Helsinki jusqu’à Samarcande et Vladivostok ; l’Empire français qui va des Antilles à l’Indochine, et d’Afrique à la Polynésie ; les Pays-Bas avec entre autres ce qui deviendra l’Indonésie, premier pays musulman de la planète ; la Belgique et son Congo grand comme l’Europe ; la double monarchie impériale et royale d’Autriche-Hongrie à la fière devise, AEIOU, pour Austriae Est Imperare Orbi Universo, qui regroupe une bonne dizaine de peuples ; l’Empire ottoman euro-asiatique ; le Portugal avec ses colonies d’Afrique et d’Asie héritées de ce qui fut le premier des empires à l’échelle du monde ; la Prusse puis l’Allemagne engagées dans une politique impériale européenne et, dans une moindre, mesure outre-mer ; l’Italie, tardivement arrivée dans cette course au dépeçage colonial ; le Danemark, avec ses possessions nordiques et antillaises ; enfin, l’Espagne, à qui ne restait que quelques miettes africaines d’un empire qui avait été immense. Si l’on y ajoute la Suède, qui fut une puissance impériale en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, le fait est qu’en Europe, c’est l’impérialisme imposé par les uns, subi par les autres, qui était la règle. Seuls six pays européens n’étaient pas lancés dans la course impériale au début du XXe siècle : la Bulgarie, la Grèce, le Luxembourg, la Roumanie, la Serbie, la Suisse, d’autant que quatre d’entre eux n’étaient que récemment sortis du giron ottoman.
À l’échelle du monde, la situation était comparable. Aux empires coloniaux européens s’ajoutaient les empires anciens qu’étaient une Chine en déclin et un Japon expansionniste, ou plus récents, avec des États-Unis qui ont progressivement développé leurs colonies territoriales, qui avaient souvent été espagnoles (Philippines, Puerto Rico, Cuba…). En dehors de l’Éthiopie (promise à la conquête par Mussolini en 1936), du Libéria et du Siam de l’époque, seuls les pays continentaux d’Amérique latine jouissaient de leur souveraineté politique.
Sur les 193 États actuellement membres de l’ONU, seule une petite vingtaine n’a été ni colonisateur, ni colonisé, ni occupant, ni occupé dans le courant du XXe siècle.
Ces rappels permettent d’abord de souligner combien le système politique européen et mondial a été transformé en l’espace d’un siècle. Ils font aussi ressortir que l’impérialisme russe de l’époque s’inscrivait dans un schéma de domination commun : sa prédation à l’encontre de la Chine, dont elle annexa deux fois la superficie de la France pendant la seconde guerre de l’opium en 1860-61, sa colonisation du Caucase et de l’Asie centrale, étaient en tous points comparables aux conquêtes coloniales d’autres États européens. Dans sa réécriture instrumentale de l’histoire, Vladimir Poutine ignore la réalité de ce qu’était l’expansionnisme russe de l’époque. S’y ajoute naturellement la domination tsariste, le plus souvent accompagnée de campagnes de russification forcée dans l’espace européen non-russe lui-même.
Un autre rappel qui pourra surprendre, consiste à noter que l’impérialisme et, dans une large mesure, la décolonisation sont peu corrélés à la nature démocratique ou non de la gouvernance de la métropole. L’Empire français atteint son acmé sous la Troisième République et la démocratie britannique prospère à l’ombre de l’exploitation impériale. Il est même possible d’arguer que les richesses pillées en Insulinde et au Congo-Léopoldville ont facilité l’intégration politique des classes moyennes et ouvrières des Pays-Bas et de Belgique. Dès lors qu’ils affectaient peu les métropoles, les conflits de la décolonisation n’ont généralement pas mis en péril la démocratie là où elle était déjà enracinée, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Belgique ou même en France au moment de la Guerre d’Indochine. Le problème se pose différemment s’agissant de la guerre d’Algérie ou de l’invasion russe de l’Ukraine, qui se muent en conflits au caractère absolu, peu compatibles avec les compromis propres à la vie démocratique, du type « l’Algérie, c’est la France », ou le plus contemporain « les Ukrainiens sont des Russes »…
Quelques leçons de la fin des empires européens
L’ordre impérial a disparu comme norme en Europe : entre 1918 et 1991, c’est-à-dire dans l’espace d’une vie humaine, les empires basés sur la colonisation et le refus de la reconnaissance de la souveraineté des nations disparurent. La chute de l’Union soviétique et l’indépendance des républiques qui la composaient constituent la dernière étape de ce processus. Ce processus de désimpérialisition, dont la décolonisation est la principale — mais pas la seule — facette, a rarement été indolore. Au XXe siècle, et à l’exception de la Suède et du Danemark, la violence fut omniprésente. Il fallut deux guerres mondiales pour liquider les aspirations impériales de l’Allemagne. L’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie se désintègrent sous le choc de la Première Guerre mondiale. Les rêves impériaux de l’Italie disparurent avec la chute de Mussolini.
Puissance victorieuse mais affaiblie par deux Guerres mondiales, le Royaume-Uni se décharge de son empire par étapes tantôt pacifiques, tantôt guerrières. Elle n’évite pas les horreurs sanglantes, que ce soit pendant la terrible partition de l’Inde et du Pakistan, mais aussi en Irlande pendant près d’un siècle, au Kenya, à Chypre ou en Malaisie. À cela il faut ajouter l’humiliation qu’a représentée l’expédition franco-britannique de Suez, en 1956 ou le drame de la Rhodésie qui ne trouve d’issue qu’en 1979. De leur côté, les Pays-Bas menèrent une guerre de quatre ans avant de reconnaître l’indépendance de l’Indonésie en 1949. La décolonisation du Congo Belge à partir de 1960, avec ses « affreux » et la tentative de séparation du Katanga fut d’une telle violence que les séquelles sont aujourd’hui persistantes. Le legs de la décolonisation espagnole fut moins immédiatement brutal, mais les conditions de l’indépendance octroyée en 1975 par l’Espagne nouvellement post-franquiste ont nourri depuis un demi-siècle un conflit et un contentieux entre le Maroc et l’Algérie qui entrave plus que jamais le développement du Maghreb tout entier.
Le cas du Portugal est particulièrement instructif. Sous la houlette de Salazar et grâce à de solides réserves de change héritées de l’âge d’or des ventes de tungstène aux belligérants du dernier conflit mondial, il parvint à mener une guerre contre-insurrectionnelle en Angola, au Mozambique et au Guinée-Bissau jusqu’en 1974. Ce conflit était aussi impopulaire dans la métropole que cruelle à l’encontre des populations des pays concernés, vingt fois plus étendus que le Portugal. Ni la démographie, ni la géographie, ni le coût, ni même le sort des armes sur le terrain, n’ont été les causes premières de la fin de cette guerre de 15 ans : avec la « révolution des œillets » c’est la révolte du peuple et notamment des militaires portugais qui a mis fin en 1974 au régime qui conduisait une guerre interminable. La paix, pour le Portugal, est venue avec le changement de régime.
La France a pour sa part connu une décolonisation fortement contrastée entre des aspects pacifiques et des périodes d’extrême violence. En Afrique subsaharienne, la majorité des 17 États post-coloniaux de l’aire française naissent en 1960 sans drames immédiats : l’année des indépendances en Afrique ressemble à 1991 en Europe avec l’indépendance nouvelle ou recouvrée pour les pays de l’empire soviétique. Les chemins qui y conduisirent furent cependant sanglants, avec la répression de la révolte malgache en 1947 qui entraîna plus de 10 000 morts ou la lutte contre-insurrectionnelle contre les Bamilékés au Cameroun à partir de 1955. La guerre d’Indochine (1946-1954) se solda de son côté par plus d’un million de morts. Plus de 75 000 de combattants périrent sous le drapeau français, dont plus de 20 000 étaient originaires d’Europe. Ce conflit créa aussi les conditions de la guerre du Vietnam dans laquelle s’engagèrent les États-Unis, qui fut encore plus longue et meurtrière. La France connut l’humiliation de l’expédition de Suez, qui constitue un cas unique dans l’histoire puisque Washington et Moscou s’entendirent pour écraser les projets de Londres et de Paris. Mais ce qui distingue avant tout la liquidation de l’Empire français, c’est la guerre d’Algérie — on y reviendra.
Toutefois, si la désimpérialisation a conduit à une toute autre forme d’organisation de l’ordre politique et de sécurité en Europe, ce processus n’est pas complètement accompli.
Il reste des scories plus ou moins incandescentes de la disparition des empires européens, même si elles ne structurent pas le système de sécurité mondial. La guerre des Malouines ; l’irrédentisme espagnol à l’encontre de Gibraltar ou du Maroc envers Ceuta et Melilla ; les terribles guerres de la région des Grands Lacs en Afrique et le génocide des Tutsis au Rwanda ; ou dans un registre moins dramatique, le sort toujours en suspens de la Nouvelle Calédonie en sont quelques exemples.
De même, les syndromes traumatiques post-impériaux ont une longévité qui se compte en générations comme en témoigne l’actuel rejet symbolique et politique de l’ex-colonisateur dans les États du Sahel soixante ans après la fin de l’empire français. Et que dire des traces laissées par la guerre d’Algérie des deux côtés de la Méditerranée, y compris parmi les générations nées des décennies après l’indépendance. Que dire également du Brexit, qui avait tout d’un acte de rébellion contre un destin médiocrement européen pour l’ancien Empire britannique dont le regret persiste au-delà de toute raison ?
La sortie d’empire, comme réalité et comme aspiration, n’est pas toujours une chose facile ou rapide. Il convient de s’en souvenir en abordant le cas particulier de la Russie : le deuil d’empire peut être aussi long et compliqué que la colonisation et la décolonisation qui l’ont précédé.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
L’exception russe
La Russie fait aujourd’hui exception à ce tableau d’une Europe ayant difficilement tourné le dos à son passé impérial. Par deux fois au cours du XXe siècle, la Russie a affronté la perspective de la fin de son empire. En mars 1917, l’incarnation de l’empire qu’était le tsar, autocrate de toutes les Russies, est renversé. À la suite de ce choc, l’empire russe menace de se déliter alors que sont proclamées les indépendances polonaise, finlandaise, baltes, ukrainienne, et caucasienne. Il faut plusieurs années pour reconstituer un espace impérial.
Le messianisme idéologique des Soviets fournit le liant qui unit le nouvel empire qui prend le nom d’URSS en décembre 1922 — un acronyme pour un nom qui ne pose aucune limite à son extension éventuelle. La victoire soviétique durant la Grande Guerre Patriotique de 1941-45 permit de conserver les gains territoriaux obtenus à la suite des accords germano-soviétiques de 1939 : la Carélie finlandaise, les États baltes, la part orientale de la Pologne, la Bucovine du nord, la Bessarabie. Elle s’étend même au-delà, avec l’annexion de l’enclave de Kaliningrad, du port finlandais de Petsamo, de la Ruthénie carpatique acquise aux dépens de l’allié supposé qu’était la Tchécoslovaquie, ouvrant les portes de l’espace danubien. Avec 22,4 millions de km2, l’URSS est de loin le plus grand État du XXe siècle.
Par ailleurs, un véritable empire militaire et idéologique s’étend à l‘Est de ce que Churchill qualifia de Rideau de Fer, allant de l’Elbe — « à deux étapes du Tour de France » pour reprendre la formule du général de Gaulle — jusqu’à Trieste. Jusqu’en 1989, cet empire plus vaste que celui des tsars fut préservé régulièrement par le recours à la force, notamment en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968). Cet état de fait fut théorisé par l’URSS sous Brejnev par la doctrine dite de la « souveraineté limitée ».
Lorsque la Russie de Eltsine et l’Ukraine de Kravtchouk quittèrent l’URSS — alors toujours présidée par Gorbatchev — en décembre 1991, une nouvelle phase de désimpérialisation parut s’ouvrir. Chacune des 15 Républiques socialistes soviétiques qui composaient l’URSS accédèrent ou recouvrèrent leur indépendance à l’intérieur de leurs frontières du moment, ce principe étant admis par tous, y compris la Russie. Ceci vaut pour l’Ukraine, donc Crimée comprise. Cet état de fait et de droit fut confirmé par le référendum d’indépendance de décembre 1991, adopté par la majorité des électeurs dans toutes les régions. Il fut solennisé en 1994 par l’engagement de la Russie, des Etats-Unis et du Royaume-Uni en tant que pays dépositaires du Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires de préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine qui remettait à la Russie les armes nucléaires qu’y avait déployé l’URSS.
Ce processus lancé sous Gorbatchev connut des cahots, avec les tentatives de répression par l’armée soviétique en 1989 à Tbilissi, en 1991 à Vilnius et Riga : mais en comparaison avec la fin de la plupart des empires européens, la liquidation de l’Empire soviétique en URSS comme hors d’URSS, fut à la fois rapide et relativement peu violente. Même réduite d’un bon tiers, la Fédération de Russie demeurait l’État le plus vaste du monde. Elle conservait des restes importants de l’empire multinational qui l’avait précédé avec ses importantes minorités ethniques et religieuses, dont une vingtaine de millions de musulmans dans le Caucase et le Tatarstan.
Pourtant, avant même l’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, nous savions que l’envie d’empire n’était pas passée en Russie. Dès décembre 1992, le ministre des affaires étrangères Andrey Kozyrev lançait un avertissement sous la forme d’un discours aux partenaires de la Conférence pour la Coopération et la Sécurité en Europe décrivant ce que pourrait devenir la Russie au vu des tendances révisionnistes déjà perceptibles. D’autres articles marquent cette tendance. Certains sont écrits par des nationalistes russes. D’autres par des analystes qui avaient l’habitude d’être plus prudents, comme Serguei Karaganov qui brandit le spectre d’une Russie post-weimarienne. Les deux guerres de Tchétchénie permirent de saisir la brutalité dont la Russie pouvait se montrer capable. Finalement, Vladimir Poutine prononça en février 2007 un discours fondateur à la conférence de sécurité de Munich qui pouvait se résumer ainsi : garez vos abattis, la Russie est de retour. Telle était du moins mon impression quand j’assistais à cet événement, trop largement sous-estimé à l’époque. La guerre contre la Géorgie débuta l’année suivante.
Cette Russie néo-impériale occupe ou « protège » des territoires moldaves (Transnistrie) et géorgiens (Abkhazie, Ossétie du Sud), et « rétablit l’ordre » militairement au Kazakhstan en janvier 2022. Ses supplétifs de la société Wagner opèrent avec brutalité en Syrie, en République Centrafricaine, au Mali, au Burkina Faso et avec moins d’efficacité, au Mozambique et tentent de s’implanter au Congo-Kinshasa et en République malgache.
Et surtout, il y a l’Ukraine. Bien que l’OTAN ait refusé en 2008 d’entrer en matière pour une éventuelle procédure d’adhésion, la Russie estime qu’elle a des droits sur ce pays lorsque son président pro-russe s’enfuit faute de soutien populaire en février 2014. Le mois suivant, la Russie annexe la Crimée à la suite d’un coup de main brillamment exécuté, créant les conditions d’un Anschluss, scellé comme celui-ci par un plébiscite. Quelques semaines plus tard, des forces pro-russes, assistées de mercenaires puis de soldats de l’armée russe occuperont une partie du Donbass.
En juillet 2021, Vladimir Poutine mit en ligne, en russe et en anglais, une longue étude sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens. En résumé : il n’y aurait ni peuple, ni culture, ni nation, ni État ukrainien. Le sort de l’Ukraine a toujours été, et continue d’être, russe ou plus précisément, à relever du Russkiy Mir, du « monde russe ». À propos de la gouvernance de l’Ukraine, il précisa sa pensée à la veille de l’invasion de 2022 en affirmant que le régime de Kiev était composé de néo-nazis, de mafieux, de marionnettes américaines, de narco-trafiquants et de déviants sexuels — tous rassemblés dans une seule phrase.
En parallèle, la Russie mit sur la table en décembre 2021 sous forme de textes à prendre ou à laisser, deux traités dits de sécurité. Ceux-ci visaient à rendre caduque l’appartenance des pays d’Europe centrale à l’Alliance Atlantique et à interdire toute adhésion à l’OTAN d’autres pays, tels la Finlande ou la Suède, pourtant membres de l’Union européenne. Le néo-impérialisme de Poutine ne se limite pas à l’Ukraine mais s’étend à une Europe ramenée aux sphères d’influence d’il y a un tiers de siècle. Ces textes furent rejetés par tous, même la Hongrie de Viktor Orban. Par la suite, l’épisode a certes été couvert par le fracas des armes. Il n’en est pas moins réel, et réellement inquiétant.
Le 24 février 2022 au matin débute l’invasion de l’Ukraine.
La Russie a repris sa marche vers l’empire.
Quelques analogies entre la désimpérialisation de la France et le néo-empire poutinien
Au premier abord, il peut paraître surprenant de comparer la guerre d’Ukraine à la guerre d’Algérie. La géographie s’y oppose a priori, avec le fossé méditerranéen d’un côté et la continuité des grands bassins fluviaux de l’autre. Les récits historiques anciens des peuples d’Algérie et d’Ukraine n’ont pas grand-chose à voir : histoire romano-berbère puis islamo-arabe d’une part, le Rus’ des Vikings christianisés influencés par Byzance de l’autre. Anne de Kiev, reine de France à la fin du onzième siècle n’a pas eu d’homologue algéroise… Et les Français ne débarquent sur les côtes algérienne qu’à partir de 1830, alors que Catherine la Grande a déjà achevé la conquête de l’actuelle Ukraine un demi-siècle plus tôt, la qualifiant de « Petite Russie ».
Aussi, les analogies qui suivent doivent être considérées comme imparfaites. Cela ne les empêche pas d’être fortes.
La première clef commune, c’est le nom même qui est donné aux opérations militaires. Il faut attendre 1999 (sic) pour que la France accepte officiellement de parler de guerre en Algérie. Médias et politiques évoquaient volontiers les « événements » d’Algérie » ; les rapports administratifs parlaient d’opérations de rétablissement de l’ordre. Cela est d’autant plus frappant que la litote n’était point de rigueur s’agissant de la guerre d’Indochine.
Depuis le 24 février 2022, c’est une opération militaire spéciale que conduisent les troupes russes, une « spetsoperatsya » dans la novlangue poutinienne. Pour que les choses soient bien claires, l’emploi du mot guerre est passible de poursuites selon le code pénal. Tel n’était pourtant pas le cas pour les combats en Tchétchénie vingt ans plus tôt.
Qui dit guerre s’oblige à en reconnaître les éventuels anciens combattants, et cela coûte cher, d’où la résistance du ministère des finances à Paris plus de vingt ans après la fin des opérations. Tous les pays cherchent à éviter de se lier avec des dépenses qui peuvent s’écouler pendant des décennies : avant de devenir ancien, un combattant qui survit au feu commence généralement par être jeune.
Ne pas parler de guerre permet aussi d’éluder la question d’une éventuelle mobilisation générale. Or comment la justifier quand l’Algérie, c’est la France et l’Ukraine, c’est la Russie ? Dans le cas de l’Algérie jadis, et peut-être dans la Russie demain, la mobilisation partielle peut d’ailleurs conduire les jeunes concernés et leur famille à constater que ce n’est vraiment pas chez nous là-bas : les près de 400 000 conscrits prolongés ou rappelés en 1956 avaient ainsi tout loisir de constater que l’Algérie n’avait pas grand chose à voir avec la France. Sans doute est-ce pour éviter ce risque que les mobilisations partielles en Russie (350 000 fin 2022) se déroulent surtout dans les parties les moins ethniquement russes de la Russie : Bouriatie mongo-bouddhique, Tchétchénie, Sibérie profonde, etc.
On notera aussi que les protagonistes des deux guerres sont dans des rapports démographiques comparables. Jadis, il s’agissait de 40 millions de Français métropolitains d’une part face à une Algérie où il y avait dix millions de personnes (dont 9 millions de berbères et arabes) de l’autre. Aujourd’hui, ce sont plus de 140 millions de sujets de la Fédération de Russie contre une quarantaine de millions de citoyens ukrainiens d’autre part.
La seconde clef commune tient au refus obstiné de reconnaître aux combattants adverses toute forme de statut personnel ou collectif. Les moudjahidines algériens sont souvent désignés dans les rapports officiels par les lettres HLL (pour « hors-la-loi ») ou par le mot de fellagha, qui ne vaut pas nationalité. L’Algérie, c’était la France de « Dunkerque à Tamanrasset », donc on éliminait ou on enlevait les éventuels interlocuteurs tant que les buts de guerre restaient inchangés.
En Ukraine, les combattants auxquels se heurte le « libérateur » russe sont des néonazis et tant pis si leur chef est juif. Nous avons vu quels termes emploie Poutine pour qualifier les dirigeants de Kiev.
Dans les deux cas, la violence des opérations est extrême, y compris à l’encontre des civils. Cela est évident au plan numérique : en sept ans, plus de 25 000 soldats français tombent et plus de 6000 pieds-noirs sont tués ou disparaissent, et près d’un million d’entre eux sont exilés ; plus de 250 000 combattants et civils Algériens sont tués, dont plus de 50 000 harkis. Le bilan de la guerre contre l’Ukraine ne peut pas encore être dressé mais au moins environ 100 000 soldats des deux camps sont déjà morts depuis février 2022. Exécutions sommaires, tortures, viols et sévices sont la conséquence hélas « logique » de la négation par l’occupant du droit à l’existence nationale des populations en lutte pour leur dignité.
La dernière clef de compréhension commune réside dans l’extrême difficulté dans laquelle se trouvent les responsables des États impérialistes à trouver une issue dès lors qu’ils se sont enfermés dans de tels conflits présentés et vécus par eux comme existentiels. Tel n’était pas le cas pour d’autres conflits coloniaux : épuisé par la guerre mondiale, le gouvernement de Londres se dépouille sans grandes difficultés politiques du « joyau de l’Empire » qu’était le Raj indien en 1947 : en effet, il était clair que le sous-continent indien n’était pas le Royaume-Uni. Après la défaite de Dien Bien Phu, le gouvernement de Pierre Mendès France peut signer les accords de Genève sans drames intérieurs parce que l’Indochine était un ailleurs absolu. L’URSS peut quitter l’Afghanistan en 1989 sans remous parce que ce pays lui était étranger.
À l’inverse, ce n’est qu’au prix d’un changement de République en 1958, d’une tentative de coup d’État militaire en 1961, de tentatives d’assassinat multiples contre le chef de l’État, de référendums multiples et d’une présidentialisation des institutions en 1962 que la France parvient à se sortir de la guerre d’Algérie. Il fallut donc quatre ans pour se sortir de ce piège. La fin de l’Algérie française n’a pas été portée par un mouvement populaire irrésistible, même s’il faut remarquer l’exemplaire force d’inertie des appelés du contingent accroché aux transistors pendant le putsch des généraux. Les responsables de la Cinquième République ont dû lutter pied à pied contre une minorité fortement motivée qui considérait que l’Algérie était la France. Il a fallu tout le sens de la manœuvre, le courage physique et la chance de Charles de Gaulle pour surmonter cette résistance.
Mais Vladimir Poutine n’est pas de Gaulle. Depuis l’origine du conflit en Ukraine, il rappelle plutôt Salazar et ses interminables guerres coloniales.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La désimpérialisation de la Russie
Le 17 février 2023 à la conférence de sécurité de Munich je demandais à Emmanuel Macron s’il pouvait y avoir une paix durable tant que la Russie n’aurait pas fait son deuil d’Empire. La réponse face caméra, précédée d’un temps de réflexion, pouvait être résumée ainsi : ce n’est pas demain la veille, et nul ne peut dire à quoi pourrait ressembler un après-Poutine. Les deux propositions résument bien les défis particuliers d’une éventuelle désimpérialisation de la Russie.
À l’exception d’un hiatus de 1920 à 1939, il s’est écoulé 173 ans de violences, de guerre et de répression de la part de l’empire russe puis soviétique avant qu’il n’ y ait eu une reconnaissance russe durable d’une Pologne souveraine. Or l’Ukraine est vue aujourd’hui par le Kremlin et de nombreux russes, comme un équivalent de la Pologne qu’il fallait absorber politiquement puis russifier culturellement.
Catherine la Grande, les Alexandre et autres Nicolas, les Bolchéviques de Lénine à Staline voire Andropov et Oustinov se sont suivis en se ressemblant s’agissant de la Pologne. Macron n’avait pas tort d’évoquer ses incertitudes concernant les choix de la Russie quand Vladimir Poutine aura quitté la scène. Son successeur ne s’appelle pas forcément de Gaulle.
Dans ces conditions, les démocraties européennes, dont fait partie l’Ukraine elle-même, pourraient s’inspirer de quatre considérations en fixant leurs choix pour l’avenir.
D’abord, à l’heure actuelle, il n’y a pas lieu de rechercher à tout prix la fin des combats ou à se précipiter vers la négociation si le Kremlin propose un cessez-le-feu. Or tel a été tout au long de 2022, la tentation du président français, du chancelier allemand et du président du Conseil italien de l’époque. Tant que le sixième de l’Ukraine est entre les mains de la Russie et dès lors que celle-ci s’en tient à son récit néo-impérial, un gel des positions ne serait que le moyen pour la Russie de se refaire une santé militaire — pour mieux recommencer. C’est le schéma polonais : en 1807 face à Napoléon, le tsar Alexandre 1er accepte la création d’une petite Pologne sous la forme du Duché de Varsovie. Il suffisait alors d’attendre la bonne occasion. En 1814, les Cosaques étaient de retour à Varsovie, avant d’installer leurs bivouacs à Paris. Comme l’a rappelé le président Zelensky à l’ONU en septembre 2023 : ceux qui font crédit à des accords passés avec Poutine risquent de finir comme Prigojine…
Ensuite, et en toute hypothèse, la priorité absolue consiste à améliorer le rapport de forces en faveur de l’Ukraine, avec pour objectif militaire, de rétablir le statu quo d’avant l’invasion de 2022. Les Occidentaux paraissent l’avoir compris. En s’en tenant à cette ligne de conduite, nous avons au moins une chance que l’aventure néo-impériale russe, dont l’Ukraine a été la première grande étape, connaîtra aussi sa fin dans cette même Ukraine qui se bat pour son existence. L’alternative, ce sont les guerres à répétition et la poursuite des tentatives de déstabilisation de l’ordre européen.
Par ailleurs, il faut tenir un discours clair à la population russe et notamment aux forces d’opposition : le changement de régime et a fortiori le démantèlement de la Russie ne sont pas nos objectifs ; notre but, c’est l’abandon clair par la Russie, quels qu’en soient les dirigeants, de son rêve impérial. Cela passe par l’intégrité territoriale (les frontières de 1991), la souveraineté politique et la sécurité de l’Ukraine, libre le cas échéant de devenir membre de l’OTAN comme de l’Union européenne. Mais cela passe tout autant par l’abandon des prétentions du Kremlin de ramener l’organisation de l’espace européen à ce qu’elle était il y a trois décennies. Le problème, ici, est moins de convaincre Vladimir Poutine, qui n’est pas de Gaulle, que ses successeurs putatifs. Ce n’est pas faire injure au courageux Alexei Navalny ou à l’oligarque exilé Mikhaïl Khodorkovsky que de noter qu’ils n’ont pas sauté ces pas là.
Enfin, hélas, nous devons partir du principe que rien de ce qui précède ne sera rapide ou facile : les quatre années pleines de fureur, de violence et d’incertitude qui ont séparé le retour de Charles de Gaulle et l’indépendance de l’Algérie donnent une idée de ce qui pourrait nous attendre. Cela risque d’être encore plus long dans le cas de la guerre russe contre l’Ukraine : la Russie qui sort de plus de soixante-dix ans de bolchévisme, dix ans de désordre eltsinien et d’un quart de siècle de gouvernance mafieuse paraît plus proche d’un nouveau « temps de troubles » que de l’établissement d’une Cinquième République.