À l’automne 2021, Redwood Materials, une start-up américaine basée au Nevada, créée par le co-fondateur de Tesla J. B. Straubel et spécialisée dans le recyclage des batteries, et L&F, un fabricant coréen de poudres pour cathodes, ont conclu un partenariat de collaboration et de transfert technologique. Grâce à l’expertise coréenne, il devait permettre à la société américaine d’atteindre certains objectifs de production de batteries — l’ouverture d’une usine pour fournir 1 million de véhicules électriques par an d’ici 2025 et 5 millions d’ici 2030. En Corée, les opérations les plus délicates doivent cependant passer par le puissant Ministère du Commerce, de l’Industrie et de l’Énergie. Entre autres choses, ce ministère supervise d’une part les investissements étrangers (loi sur la promotion des investissements étrangers ; loi sur les transactions en devises étrangères ; règlement sur les procédures de contrôle de sécurité pour les investissements étrangers) et, d’autre part, les transferts des soi-disant « Technologies nationales essentielles » à l’étranger, ainsi que les acquisitions d’entreprises locales gérant ces actifs (loi sur la prévention de la divulgation et la protection de la technologie industrielle).

Le 14 septembre 2022, lors de la quarantième réunion du Comité pour la Protection de la Technologie Industrielle, le partenariat semble avoir été bloqué par les autorités coréennes. En effet, la technologie des batteries fait partie du portefeuille des technologies protégées par l’intérêt national, conformément à la loi sur la prévention de la divulgation et la protection de la technologie industrielle. Cette loi désigne au moins 57 technologies relevant de 13 secteurs, dont les semi-conducteurs, l’électronique et l’acier. Elle exige aussi une autorisation gouvernementale pour le transfert de technologies subventionnées par l’État et considérées comme stratégiques (art. 11, par. 1). Étant donnée l’attention particulière qui est accordée, dans un moment caractérisé par la transition énergétique, aux batteries au lithium et aux matériaux cathodiques riches en nickel, l’accord de collaboration n’est pas passé inaperçu. Si lors de la même réunion trois autres propositions de transfert technologique ont été approuvées, notamment dans les secteurs de l’automobile, de l’acier et de la construction navale, le partenariat entre L&F et Redwood concernant les batteries n’a donc pas obtenu d’accord gouvernemental. Comme l’a souligné Paolo Cerruti dans ces pages, l’enjeu est majeur : « Il s’agit ici de rendre nul un accord commercial entre deux entités privées de nations amies et alliées ! » Mais l’intérêt national est — littéralement — national. Le contrôle gouvernemental ne peut être écarté lorsque des technologies sensibles font l’objet de transactions commerciales, peu importe l’entité avec laquelle elles sont effectuées.

Le 19 avril 2023, le BIS (Bureau of Industry and Security) du département du commerce américain a infligé, après de longues négociations, une amende de 300 millions de dollars à la société Seagate Technology pour avoir enfreint la réglementation sur le contrôle des exportations (Foreign Direct Product Rule). Pour être précis, la société avait vendu, sans autorisation depuis septembre 2020, plus de 7,4 millions de disques durs HDD à Huawei, puisqu’elle était le fournisseur stratégique exclusif du géant chinois, étant donné que les deux autres entreprises américaines capables de produire ces HDD avaient rapidement rompu leurs relations avec lui. Quel était le but de ces restrictions imposées par le BIS ? « Mieux répondre à la menace continue pour la sécurité nationale américaine et les intérêts de la politique étrangère des États-Unis posée par Huawei et ses filiales non américaines. »1 Dans cette optique, il est interdit, sans l’autorisation du Département concerné, de conclure des transactions lorsque l’on sait que la partie adverse est liée à Huawei. Cette interdiction s’applique également lorsque le produit qui sera fabriqué à l’étranger utilise des logiciels ou des technologies américaines soumis à la réglementation EAR et spécifiés dans le cadre des Export Control Classification Numbers.

Ce qui est intéressant ici, c’est que les entreprises américaines sont les premières à en subir les conséquences économiques. Elles risquent des sanctions si elles ne respectent pas la réglementation et c’est une ingérence notable dans le commerce international : pour des raisons de sécurité nationale, le gouvernement interdit d’exporter certains biens vers des entreprises ciblées — dans ce cas, Huawei — sous peine de lourdes sanctions. Grâce à cet outil, Washington parvient en fait à cibler progressivement des pays, des secteurs concurrents et des entreprises rivales orientant, via l’exception de la sécurité nationale, le comportement de ses propres opérateurs qui seraient sans doute plus enclins à conclure des transactions et à profiter des échanges commerciaux plutôt qu’à limiter leurs opérations. Récemment, en référence à une autre réglementation américaine stricte sur l’exportation qui concerne les technologies des semi-conducteurs, la Semiconductor Industry Association a exprimé de sérieuses réserves sur cette interprétation rigoureuse du concept de sécurité nationale2. C’est un domaine qui illustre parfaitement comment les États-Unis utilisent des leviers juridiques face à Pékin dans le cadre de la compétition géopolitique, naviguant de ce fait entre les prérogatives souveraines, les besoins des entreprises et les impacts sur les chaînes d’approvisionnement.

Les entreprises américaines sont les premières à subir les conséquences économiques de la législation sur la sécurité nationale.

Luca Picotti

La pandémie, en particulier dans ses premières phases, a bouleversé les marchés financiers. Plusieurs entreprises se sont retrouvées confrontées à des crises de liquidités, et donc vulnérables à d’éventuelles acquisitions hostiles. La pandémie, notamment dans sa phase initiale, a secoué les marchés financiers. Pour protéger leurs secteurs stratégiques, presque tous les pays ont soit adopté, soit renforcé leurs réglementations protectrices. Parmi ceux-ci, la France, qui, en 1966, fut le premier pays européen à s’être doté d’un cadre juridique pour les investissements étrangers. En réalité, cette tendance a commencé bien avant la crise sanitaire. 

Ces dernières années, de nombreuses initiatives législatives françaises ont vu le jour pour renforcer la souveraineté sur les opérations d’entreprises dans les secteurs stratégiques, et également pour élargir la définition même de ces secteurs3. Avec le décret n° 479 du 14 mai 2014, les investissements dans les domaines de l’énergie, de l’eau, des transports, des télécommunications et de la santé nécessitaient une autorisation du ministre de l’Économie lorsqu’ils concernaient 25 % des actions. En 2019, avec la loi 486, d’autres secteurs ont été ajoutés à cette liste : l’intelligence artificielle, les données, les dispositifs électroniques, l’aérospatiale. Avec la crise du Covid, le secteur des biotechnologies a également été inclus dans le champ de ce contrôle accru, et le seuil des 25 % a été temporairement abaissé à 10 % pour les investisseurs hors UE (Décret n° 2020-892, 22 juillet 2020). Globalement, nous observons une intensification de la surveillance gouvernementale sur les investissements étrangers.

En 2020, la société américaine Teledyne, active dans le secteur aérospatial et de la défense, a proposé 500 millions d’euros pour l’acquisition de la société technologique française Photonis, contrôlée par le fonds Ardian. Photonis est spécialisée dans les capteurs photoélectriques et est le fournisseur exclusif de caméras de vision nocturne pour l’armée française. Pour contrer cette opération, le gouvernement a tenté en mars 2020 de trouver d’autres acquéreurs, en se concentrant sur les groupes français Thales et Safran, mais sans succès4. Devant cet échec, il ne restait que la solution juridique : le 18 décembre 2020, les autorités ont décidé de bloquer cette tentative d’acquisition en s’appuyant sur la législation en vigueur. Quelle raison fut avancée ? Il fallait défendre « l’intérêt stratégique national » et la protection de la « souveraineté économique et industrielle française » et ce au risque même de bloquer une opération entre alliés5.

En juin 2023, Pirelli devait renouveler son pacte d’actionnaires, un accord privé par lequel ces derniers visent notamment à réguler la gouvernance de la société, entre les Chinois du groupe ChemChina/Sinochem, qui sont entrés au capital de l’entreprise en 2015, et l’actionnaire italien associé à Marco Tronchetti Provera. Les Chinois, détenant une participation majoritaire relative, deviennent plus assertifs : ils souhaitent avoir davantage d’influence sur le mécanisme de prise de décision. Le pacte est examiné par le gouvernement italien, qui dispose du « golden power », un outil juridique pour intervenir dans les opérations des entreprises stratégiques. Techniquement, les pactes d’actionnaires ne sont pas explicitement couverts par cette réglementation introduite en 2012, mais cela importe peu ; ce qui compte, c’est l’essence du pacte, c’est-à-dire les pouvoirs que les Chinois obtiendraient si celui-ci était renégocié dans la direction qu’ils espéraient. Il est intéressant de noter qu’en 2015, la prise de contrôle de Pirelli par ChemChina fut perçue, sinon positivement, du moins comme un apport de capital bienvenu auquel s’ajoutaient des ressources supplémentaires. Mais les temps ont changé : les raisonnements ne sont plus uniquement économiques et la présence chinoise est désormais perçue comme une menace potentielle pour la sécurité nationale.

Dans ce cas précis, le caractère stratégique de Pirelli a été souligné par le gouvernement en raison du développement par l’entreprise de capteurs cybernétiques spécifiques pour les pneus capables de stocker des données sensibles pour toute une gamme d’usages. Ces capteurs peuvent collecter des informations sur le véhicule, y compris sur la configuration routière, la géolocalisation et l’état des infrastructures. Les données ainsi recueillies peuvent être transmises à des systèmes de traitement cloud et à des superordinateurs pour la création, via l’intelligence artificielle, de modèles numériques complexes utilisables dans des systèmes de pointe tels que les Smart cities et les « digital twins ».

L’importance de cette technologie cybernétique se retrouve dans de nombreux secteurs : automatisation industrielle, communication machine à machine, apprentissage automatique, fabrication avancée, intelligence artificielle, technologies essentielles pour les capteurs et les actionneurs, Big Data et analyses. Cette technologie est donc jugée « d’importance stratégique nationale ». Le gouvernement intervient donc avec un décret du 16 juin 2023 : en substance, il réécrit le pacte d’actionnaires. Il garantit la position du PDG, qui devra être nommé par l’actionnaire italien ; il réserve aussi à ce dernier la proposition de toute résolution concernant les actifs stratégiques, exigeant une majorité lourde des 4/5 pour d’éventuelles décisions contraires ; enfin, il exclut toute pouvoir d’influence, de direction et de coordination de l’actionnaire chinois en ce qui concerne, entre autres, les plans stratégiques, la recherche et le développement, et les stratégies opérationnelles. En d’autres termes, et pour protéger les intérêts nationaux, il s’agit de rappeler qui, en fin de compte, décide, qu’il y ait un texte normatif ou non, et qu’il y ait une stratégie hostile ou non.

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Bien qu’ils soient distincts, ces quatre exemples parlent une langue commune que j’ai essayée de décrire dans mon livre La legge del più forte. Il diritto come strumento di competizione tra Stati (Luiss University Press, 2023) — ​​la loi du plus fort : le droit comme instrument de compétition entre États. Ils reflètent l’arsenal juridique que les pouvoirs souverains — c’est-à-dire, en dernière analyse, les États — mettent en œuvre sous le couvert d’exceptions liées à l’intérêt et à la sécurité nationale.

Pour des raisons purement politiques, on soumet à autorisation gouvernementale l’exportation de technologies sensibles, que ce soit de manière générale ou vers certains pays/entreprises particuliers ; on empêche ainsi l’acquisition d’une entreprise nationale stratégique par une entité étrangère, quand bien même celle-ci serait originaire d’un pays allié, afin d’éviter d’en perdre le contrôle. Des conditions spécifiques peuvent être imposées à certaines opérations, par exemple en interférant dans la gouvernance d’une société et en réécrivant un accord privé. Face à de telles interventions souveraines, les particuliers sont souvent impuissants : dans certains cas, une protection juridique est prévue, mais comment contester une décision aussi discrétionnaire si elle est prise au nom de la sécurité ou de l’intérêt national ? Qui décide ce qui relève de la sécurité nationale ? Le pouvoir souverain lui-même, comme lorsque, par exemple, le gouvernement italien a imposé des conditions spécifiques, en utilisant l’instrument du « golden power », lors de la tentative d’acquisition de Tim par Vivendi. À ce moment-là, la société de télécommunications est passée sous le contrôle de Telecom Sparkle, propriétaire de plus de 500 000 km de câbles sous-marins dans la région méditerranéenne, et de Telsy Elettronica e Telecomunicazioni S.p.a., fournisseur de logiciels et d’équipements avancés pour les communications cryptées. Les télécommunications sont ainsi devenues une question de stricte sécurité, justifiant une intervention très intrusive de la part du gouvernement italien. Le fait est que ce domaine se trouve à la frontière entre le droit et la politique : les décisions souveraines sont difficiles à censurer ; les instruments juridiques définissent bien sûr la forme, mais en dernière instance c’est la substance qui compte.

Pour protéger les intérêts nationaux, il s’agit de rappeler qui, en fin de compte, décide, qu’il y ait un texte normatif ou non, et qu’il y ait une stratégie hostile ou non.

Luca Picotti

Cette période est marquée par une explosion du nombre de réglementations protectrices, de sanctions, de contrôles à l’exportation et de politiques industrielles conçues à l’ombre de clauses de priorité nationale — comme l’Inflation Reduction Act, qui lient l’octroi de subventions à l’existence de partenaires américains et à l’ouverture d’usines sur le territoire des États-Unis. C’est tout un arsenal, constitué de lois, de règlements et de décrets, qui fait désormais partie intégrante du marché mondial et avec lequel États et entreprises sont contraints de composer6

C’est précisément cette course à l’armement juridique, qui avait commencé bien avant le Covid-19 mais qui a été considérablement accélérée par la combinaison de plusieurs phénomènes : la pandémie, la guerre en Ukraine et de la compétition entre les États-Unis et la Chine. Tout cela comporte une forte implication géopolitique : pourquoi les États-Unis, souvent associés à l’idée de liberté économique et, plus généralement, présentés comme le pays du libéralisme, disposent-ils de l’une des législations les plus strictes en matière de contrôle des investissements étrangers, d’un puissant département du commerce chargé du contrôle des exportations, et d’une liste de près de 2000 pages tenue par le département du Trésor, recensant toutes les personnes et entités sanctionnées à travers le monde ? Comment la raison d’être des traités européens, visant à créer une structure ordolibérale protégeant un ensemble harmonisé de règles — comme les principes de libre concurrence, de limitation des aides publiques, de non-discrimination et de proportionnalité —, se concilie-t-elle avec l’utilisation d’instruments juridiques aussi agressifs ? Pourquoi les États examinent-ils des opérations impliquant non seulement des entités liées à des pays hostiles, mais aussi celles qui viennent de pays alliés, comme l’illustrent les exemples précédents ? Comment interpréter ces prérogatives souveraines par rapport au retour de l’État et aux perspectives d’intégration européenne ? La notion de sécurité nationale est-elle appelée à s’élargir davantage ?

La course à l’armement juridique avait commencé bien avant le Covid-19 mais a été considérablement accélérée par la combinaison de plusieurs phénomènes : la pandémie, la guerre en Ukraine et de la compétition entre les États-Unis et la Chine.

Luca Picotti

Toutes ces questions sont posées dans mon livre. Je ne sais pas si je suis parvenu à y répondre, mais ce qui est certain, c’est qu’elles représentent certaines des questions abordées, à la frontière entre le droit et la géopolitique, dans le cadre métaphorique de la loi du plus fort. En creux se pose une dernière question : est-elle devenue la loi de notre époque ?

Sources
  1. BIS, « BIS Imposes $300 Million Penalty Against Seagate Technology LLC Related To Shipments To HUAWEI », 19 avril 2023.
  2. En particulier, en ce qui concerne les risques pour la compétitivité des entreprises américaines fortement exposées au marché chinois. Cf. A. P. Cerai, « Chip, perché l’industria Usa condanna ulteriori restrizioni », Formiche.net, 19 juillet 2023.
  3. Ces interventions s’inscrivent dans le cadre des articles L.151-3 et suivants, ainsi que R.153-1 et suivants du Code Monétaire et Financier.
  4. Jérémy Bernard, « French veto to the acquisition of Photonis par Teledyne », Delcade, 23 décembre 2020.
  5. Nicola Bonucci, Camille Paulhac, Quinn Dang, Randall V. Johnston, Mary E. Rogers, « French Authorities Block U.S. Acquisition of French Company »
  6. L. Arnaudo, « À l’économie comme à la guerre. Note su golden power, concorrenza e geo-economia », Mercato concorrenza, 2017.