La guerre en Ukraine a démontré à tous ses citoyens, ainsi qu’à ses ennemis, que l’Europe reste en retard dans la coopération sécuritaire, ou qu’un planning national de la défense dans le contexte de l’Union est dépassé. Trente ans après le lancement du marché unique, la gestion de la défense demeure une prérogative nationale. Les armées nationales ont leurs propres directives en matière d’équipement, de logistique et d’armement. Si, pendant presque 75 ans, l’OTAN a institué une coopération réelle, l’interopérobilité limitée et des capacités inégales, les vraies économies d’échelle restent à être exploitées.
Toute l’actualité sur la relance de l’OTAN après le sommet de Vilnius masque le manque de coopération entre les pays européens, et surtout de l’Union européenne, en matière de défense. Cette lacune continue de rendre l’Europe très fragile. L’OTAN est une structure intergouvernementale et opérationnelle, il manque un cadre régulatoire. Pour créer une vraie Europe de la défense, il faut intégrer les marchés de l’Union de défense en les ouvrant à une véritable concurrence.
Certes, l’Union a entamé des actions dans le cadre de son service de relations extérieures et par le biais de l’Agence européenne de la défense (AED), mais une intégration plus rapide est nécessaire. Des évaluations conjointes des capacités de défense sont menées depuis un certain temps et sont coordonnées par l’Agence sur la base des plans de développement des capacités fournis par les États membres et accompagnées d’un examen annuel coordonné de la défense — la Coordinated Annual Review on Defence, ou CARD).
Mais le dernier rapport de l’Agence, rédigé en pleine guerre, donne à réfléchir et rappelle brutalement la nécessité de renforcer la coopération, la cohérence et l’innovation en matière de défense européenne. La coopération n’est toujours pas la règle, c’est même l’exception, et ce y compris avec des budgets accrus. Selon le rapport, la planification de la défense nationale se fait de manière isolée. Un exemple en est la récente initiative de bouclier stratégique européen (ESSI) — ou « bouclier antimissile » — d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, au cours de laquelle l’Allemagne est accusée de ne pas avoir suffisamment favorisé une solution européenne. L’initiative débutera avec 17 États membres, mais sans la France ni l’Italie, qui sont pourtant des partenaires clefs dans l’industrie de la défense.
Il doit être bien clair que l’intégration des marchés européens de la défense sera un effort de longue haleine. Les investissements dans les équipements de défense sont généralement amortis sur de nombreuses années, de sorte que tout effort d’intégration prendra beaucoup de temps avant d’avoir un impact. Le président Juncker avait déjà évoqué la nécessité d’une plus grande intégration de la défense dans son discours sur l’état de l’Union de 2016, avec l’annonce de la création du Fond européen de défense. Celui-ci n’a été officiellement lancé que dans le cadre budgétaire pluriannuel actuel, avec un budget de 8 milliards d’euros, pour stimuler le co-financement des dépenses nationales.
Cependant, les dépenses coopératives de défense dans l’Union n’atteignent que 18 % (2022), bien en deçà de l’objectif de 35 % fixé par l’AED. Elles sont principalement freinées par une myriade de barrières réglementaires qui protègent les marchés nationaux de la défense. Ce manque de coopération à l’échelle européenne a aussi été récemment critiqué par le chef de la branche militaire d’Airbus 1.
L’Europe dispose d’une industrie de défense non négligeable, qui se situe mais loin derrière celle des États-Unis, qui détient 40 % du marché mondial. La France en contrôle 11 %, et l’Europe dans son ensemble plus de 27 %, ce qui est supérieur à la Russie et à ses 16 %. Tous les constructeurs d’avions commerciaux dépendent d’une industrie aéronautique et de défense plus vaste, une dualité qui est également présente dans la chaîne d’approvisionnement des avions. Mais la partie défense est toutefois beaucoup plus développée aux États-Unis. Airbus et Boeing, par exemple, ont un chiffre d’affaires similaire, mais la taille des entités de défense est beaucoup plus importante chez ce dernier.
L’Europe a toujours connu des échecs ou des retards dans ses projets d’équipements militaires communs, ce qui pourrait s’améliorer lentement dans le cadre du programme PESCO, une structure européenne de coopération renforcée dans la défense. Juste avant le commencement de la guerre en Ukraine, en novembre 2021, le Conseil des affaires étrangères de l’Union avait recommandé des engagements plus contraignants pour réaliser les ambitions fixées par le Conseil européen d’Helsinki de décembre 1999, durant les guerres des Balkans.
La guerre en Ukraine a rappelé de manière brutale le coût du retard en matière de capacités militaires, même si cela a été souligné à maintes reprises au cours de ces vingt dernières années. À la suite du Conseil européen de Versailles en mai 2022, la Commission européenne a proposé de renforcer l’industrie européenne de la défense par le biais des contrats communs 2. Après plus d’un an de discussions, un accord vient d’être conclu sur EDIRPA, mais avec un budget très limité (300 millions d’euros, ce qui est moins que prévu) et sur une brève période qui ne durera que jusqu’à fin 2025. Il semble qu’il y a encore des déséquilibres internes et un vrai manque de confiance entre les États membres.
En complément à cette initiative, la Commission a aussi décidé de renforcer la capacité de production de munitions, avec le « Act in Support of Ammunition Production », en réponse aux pénuries en Ukraine. Ceci a pour but de renforcer la production dans les États membres, de remplir les stocks, et d’avancer vers la passation des marchés communs dans ce domaine. Mais de nouveau, les ambitions sont très limitées, avec un budget de 500 millions d’euros jusqu’en juin 2025, ce qui suffit à peine pour répondre aux besoins en Ukraine. La réglementation applicable vient d’être adoptée ce 22 juillet.
Un an et demi de guerre sanglante en Ukraine signifie que les dirigeants européens doivent démontrer leur détermination à tirer les leçons des erreurs et des déclarations non tenues du passé, et à montrer au monde que les implications de cette crise ont été pleinement saisies. Mais les engagements tels qu’EDIRPA, ASAP et le budget annuel d’un milliard d’euros du Fond prévu par l’Union pour la défense ne sont que symboliques. Ils n’atteignent même pas 1 % du total des budgets annuels nationaux de défense dans l’Union, qui s’élevaient à 214 milliards d’euros en 2022.
Étant donné les défis géopolitiques qui se présentent, un signal de la volonté européenne d’intégrer les politiques de défense des États membres est nécessaire. Une initiative rapide pour une révision limitée du traité afin d’abolir l’exemption de la défense dans les marchés publics — telle que prévue par l’article 346 (1b) du TFUE — serait une bonne réponse, comme ce fut le cas lors de la crise de la dette souveraine avec la création du Mécanisme européen de stabilité. Elle devrait permettre l’émergence d’un marché des équipements de défense à l’échelle de l’Union par le biais de la codécision, ce qui serait plus rapide que les initiatives en cours. Elle entraînerait des initiatives de la Commission européenne pour harmoniser les standards d’armements et d’équipements militaires. Cela constituerait également la base d’une Union plus autonome au sein de l’OTAN, conformément à la déclaration des chefs des deux organisations en faveur d’une « défense européenne plus forte et plus performante » faite au début de cette année.
Une telle initiative permettra de développer une politique industrielle de défense de l’Union, de mettre en évidence les dépendances internationales, et de faciliter l’intégration des chaînes de valeur dans l’industrie européenne de la défense, à un moment où les ressources sont limitées. Elle devrait également améliorer considérablement les capacités militaires européennes et démontrer un front uni pour soutenir l’Ukraine et s’opposer à la Russie.
L’Union a hésité trop longtemps sur ses capacités de défense collective. Un an et demi après le déclenchement de cette terrible guerre, il n’y a plus d’excuses pour continuer à tergiverser.