Pour vous, la sécularisation en Pologne ne ralentit pas, et elle a même accéléré ces dernières années sous le gouvernement du PiS. Comment le savons-nous ?

En réalité, nous ne savons pas ce qui va se passer. Je ne peux pas affirmer avec certitude si la sécularisation va s’accélérer, se stabiliser à un niveau élevé ou ralentir, car cela dépend de nombreux facteurs. Mais à moins qu’il n’y ait un renversement majeur ou l’apparition d’un leader religieux ou politique exceptionnel, capable de changer le cours des événements, je ne vois aucun facteur qui pourrait mettre un frein au processus de sécularisation.

Certains processus macroéconomiques le soutiennent. Par exemple, nous devenons une société de plus en plus prospère, ce qui se traduit par un niveau d’éducation plus élevé et une tendance à vivre dans les grandes villes. Ces villes attirent ceux qui sont les mieux éduqués et à la recherche de bons postes. À un niveau intermédiaire, il ne semble pas non plus que nous puissions nous attendre à des changements. Les cours de religion à l’école n’ont pas été un succès, c’est le moins qu’on puisse dire.

C’est même un euphémisme, non ? 

Oui. Selon les dernières études du CBOS de décembre 2021 — qui commencent déjà à dater — 54 % des élèves du secondaire ont déclaré avoir participé à ces cours. Dans les grandes villes, ce chiffre était bien inférieur, et ceux qui y ont participé ont jugé les cours de religion « mauvais » ou « comme les autres cours ».

À moins qu’il n’y ait un renversement majeur ou l’apparition d’un leader religieux ou politique exceptionnel, capable de changer le cours des événements, je ne vois aucun facteur qui pourrait mettre un frein au processus de sécularisation.

Mirosława Grabowska

Au niveau micro, les parents sont de moins en moins préoccupés par l’éducation religieuse de leurs enfants. Cela montre que des facteurs à différents niveaux soutiennent le processus d’éloignement de la foi et de l’Église, qui a également beaucoup perdu de fidèles. Au cours de ces dernières années, l’Église a reçu plus d’évaluations négatives que positives. Si la transmission religieuse ne s’opère ni à l’école, ni à la maison, et ni à l’église car on n’y va plus, je ne vois pas de forces qui pourraient ralentir ce processus.

En bref, sans une intervention — littéralement — miraculeuse, la sécularisation de la Pologne continuera. Que pensez-vous de la thèse qui voit l’une des causes de la sécularisation dans l’indépendance ? Pendant près de 200 ans, l’Église polonaise aurait endossé le rôle d’un « État de secours », une sorte d’État refuge pour des temps difficiles : c’était particulièrement visible dans les années 80, où même des non-croyants se rendaient à l’église pour des raisons politiques. Mais cette époque est révolue, nous avons retrouvé notre indépendance.

Je suis d’accord avec cette analyse. Cependant, je n’utiliserais pas le terme « État de secours ». Je le décrirais plutôt comme un gardien de l’identité et de la culture nationales. Mais ce rôle a dû être réduit ou même supprimé dans le contexte de l’indépendance. Et pendant les difficiles années 1990, l’Église catholique polonaise n’a pas réussi à redéfinir son positionnement ou ses rôles. Dans les années 1980, et même à la fin des années 1970 — c’est la thèse de José Casanova — l’Église catholique a pu créer une zone de désobéissance et de résistance civiques. Mais après 1989, ce rôle s’est éteint sans qu’un nouveau ne soit défini. 

En examinant les études que vous avez menées au sein du CBOS, on peut constater que le pourcentage de jeunes pratiquants réguliers est passé de 69 % à 23 %.

Effectivement, et le nombre de non-pratiquants a augmenté de 8 % à 40 % en trente ans. Pour un historien, trente ans cela représente une génération. Imaginez que 40 % des jeunes ne franchissent jamais les portes d’une église : cela leur ôte toute chance d’interagir avec le message religieux. Seul environ un quart pratique, voire un peu moins. Dans les grandes villes, la tendance est similaire : un tiers pratique, 40 % ne pratiquent pas. Dans certains milieux, rencontrer une personne de foi profonde et dévouée est devenu improbable. Les milieux urbains, jeunes et bien éduqués sont largement sécularisés. D’où ma prédiction prudente : je ne vois pas ce qui pourrait freiner cette tendance. Les grandes villes continueront de croître, l’éducation augmentera, tandis que la nature des jeunes ne changera pas.

Et que nous disent les données sur la politisation de l’Église et l’engagement de certains clercs dans la politique actuelle ? Cela a-t-il nui à la religion ou influencé la sécularisation ? 

Oui, cela a été nuisible. Premièrement, et pour le dire simplement, les gens veulent que l’Église ne se mêle pas de politique, quel que soit leur engagement. Deuxièmement, cela se reflète aussi dans le choix des croyants pratiquants : les partisans du PiS viennent majoritairement de ce groupe. Et de la même manière que l’on a fait le profil de ceux qui s’éloignent de la foi et de l’Église, il est possible de dessiner celui de ceux qui restent : ce sont principalement des personnes plus âgées, moins éduquées, venant de petites villes et de villages.

Pendant les difficiles années 1990, l’Église catholique polonaise n’a pas réussi à redéfinir son positionnement ou ses rôles.

Mirosława Grabowska

C’est un stéréotype, mais il est soutenu par des données solides et des analyses statistiques approfondies. Si quelqu’un est pratiquant, il y a de fortes chances qu’il vote pour le PiS. 

Il apparaît donc que le succès du PiS doit plus à ses dirigeants politiques qu’au clergé. 

Selon moi, cette situation ne joue pas en faveur de l’Église. Bien sûr, on ne peut reprocher aux citoyens de voter selon leurs convictions ou préférences. Cependant, je crois fermement que ce lien entre la pratique religieuse et le PiS n’est pas bénéfique pour l’institution de l’Église catholique en Pologne. Dans de nombreux pays, il est courant que les personnes religieuses soient attirées par les partis conservateurs. Rien d’étonnant à cela. Mais en Pologne, cette tendance est particulièrement marquée en faveur du parti PiS. À mon sens, c’est certes un triomphe pour les politiciens de ce parti, mais ce succès a un prix, que paye l’Église catholique. 

N’est-ce pas aussi coûteux pour le PiS ? 

Oui, pour eux également. Ce lien exclusif les isole. La relation est tellement prononcée qu’elle écarte le PiS des autres groupes sociaux. Il devient alors ardu de rallier des personnes moins liées à l’Église, voire sceptiques à son égard, ou même envers la religion. Certes, leur base électorale demeure solide, mais le parti paye le prix fort puisqu’il a de plus en plus de mal à attirer d’autres franges de l’électorat. 

Le soutien au PiS s’est néanmoins stabilisé autour de 30 %, ce qui demeure considérable. Le terme « conservatisme » peut recouvrir des réalités très différentes selon les contextes. Dans l’Ouest européen, des conservateurs ont par exemple adopté des lois en faveur des unions homosexuelles tout en se revendiquant conservateurs. En somme, une même étiquette peut recouvrir des réalités variées.

Je dirais que cet électorat est « social-démocrate », en ce qui concerne l’attente d’un rôle important de l’État dans l’économie et la mise en place de politiques sociales étoffées. C’était le programme traditionnel de la social-démocratie. Par ailleurs, cet électorat est très conservateur sur le plan des mœurs. À l’échelle européenne, cette combinaison est atypique : on pourrait parler d’un « socialisme conservateur ». Et cela n’est guère surprenant, car il s’agit de couches sociales économiquement plus modestes, moins éduquées, exerçant des professions moins rémunératrices, avec des revenus inférieurs.

Et qu’en est-il du recrutement au sein de l’Église ? Cela aurait-il pu contribuer au processus de sécularisation ? Après tout, l’Église reproduit un certain schéma de recrutement qui émerge dans le contexte actuel d’abus et de crimes sexuels. Quelque chose semble avoir déraillé.

Difficile pour moi de répondre de manière tranchée. Cependant, il est essentiel de se rappeler que les prêtres sont très diversifiés et que toute généralisation peut être réductrice. Nous parlons tout de même de plusieurs dizaines de milliers d’individus. Un sociologue joue souvent des stéréotypes, mais il convient de préciser que l’image du prêtre pédophile, du prêtre cupide, ou de celui qui incite à voter pour le PiS depuis sa chaire est réductrice et blessante.

Mais existe-t-il vraiment un stéréotype du prêtre pédophile dans la société polonaise ? Parce que le stéréotype du prêtre cupide est un classique de la littérature polonaise remontant au Moyen Âge et à la Renaissance…

Jan Kochanowski, dans ses épigrammes, s’est souvent moqué des prêtres qui « gardaient leur cassette » ou « avaient une gouvernante à la maison ». Tout cela est bien connu et revient à poser une question aux ecclésiastiques : « Pourquoi ne vivez-vous pas comme vous prêchez ? » Pour la pédophilie, je ne crois pas que ce stéréotype se soit encore diffusé dans la société polonaise. Ceci, le thème commence à gagner en importance médiatique : dans les médias, une histoire sur un prêtre est souvent une mauvaise nouvelle. Mais je ne vois pas ce stéréotype émerger dans les données ni dans les témoignages des personnes interrogées, même s’il y a une sensibilité accrue à la question des abus et des crimes sexuels au sein du clergé. 

Par ailleurs, les blagues sur Jean-Paul II sont devenues la norme parmi les jeunes. Comment les Polonais ont-ils réagi ces dernières années aux nouvelles concernant les scandales de pédophilie au sein de l’Église ?

Le CBOS a réalisé une analyse sur les personnes qui ont cessé d’aller à l’église et leur a demandé pourquoi. Parmi les raisons concrètes, la pédophilie était évoquée — le fait qu’elle existait et que l’Église ne savait pas comment y faire face. On parlait aussi de la cupidité du clergé et de l’ingérence dans la politique. Mais la majorité exprimait une aversion générale, disant par exemple : « l’Église catholique n’est plus une institution qui répond à mes attentes » ; « elle ne répond plus à mes besoins ». Ou encore des déclarations plus générales sur la perte de la foi. 

Je crois fermement que ce lien entre la pratique religieuse et le PiS n’est pas bénéfique pour l’institution de l’Église catholique en Pologne. 

Mirosława Grabowska

J’insisterais surtout sur ces évaluations générales. Même si l’Église devait rendre compte de manière transparente de tous les scandales de pédophilie et d’abus sexuels, même si la question de l’argent disparaissait — bien qu’elle ne puisse pas disparaître, car l’Église doit aussi subvenir à ses besoins —, et même si personne ne parlait de politique pendant la messe, il resterait toujours une certaine distance, voire une forme d’aversion ou une déception. Toutes ces expériences négatives, qui sont très personnelles — comme « le prêtre m’a exclu du cours de religion » ; « le prêtre ne m’a pas donné le sacrement » ; « le prêtre m’a mal traité pendant la visite pastorale » — auxquelles s’ajoute ce que les gens entendent de leurs connaissances — combien le prêtre a pris pour un enterrement ou une communion — et ce qu’ils lisent, ont contribué à une attitude générale de méfiance et de réserve, voire d’aversion vis-à-vis de l’Église. 

Le documentaire des frères Sekielski a été visionné des millions de fois. Il doit y avoir une réaction sociale à ces affaires.

Je pense que c’est l’un des facteurs.

Mais est-ce important ? Comment cela affecte-t-il les Polonais d’apprendre l’existence de ces scandales sexuels ?

Nous avons du mal à le mesurer dans les données. La réaction est plus faible que nous pourrions l’anticiper, surtout si l’on considère que le film des frères Sekielski a été visionné 20 millions de fois en une semaine. Mais c’est un autre élément qui accélère la sécularisation. 

Prenons un autre exemple : les manifestations contre le durcissement de la loi sur l’avortement. En 2016, il y a eu la première « Marche noire ». Nous n’avons observé aucune influence de ces événements sur le niveau de religiosité. Mais après la décision du Tribunal constitutionnel en 2020, 40 % des jeunes femmes ont déclaré avoir participé aux protestations. C’est énorme ! Cela signifie que presque une jeune femme sur deux était dans la rue. Pas seulement à Varsovie. Ce n’est pas une expérience qui s’efface avec le temps, qui sera effacée de la biographie de ces jeunes femmes. Le processus de déconnexion avec l’Église et celui, plus lent, de déconnexion de la foi religieuse se sont encore accélérés au cours des trois dernières années.

Les « Marches noires » accélèrent-elles le processus de sécularisation ?

En 2016, ce n’était pas évident, mais cela s’est accumulé avec le temps. Je pense que la décision du Tribunal constitutionnel et les manifestations ultérieures ont accéléré ce processus. On le voit également dans le fait que les femmes ont toujours été plus religieuses que les hommes à tous égards. Ces dernières années, cet écart s’est réduit.

Avec le conflit provoqué par la législation restreignant l’avortement, le processus de déconnexion avec l’Église et celui, plus lent, de déconnexion de la foi religieuse se sont encore accélérés. 

Mirosława Grabowska

On pourrait penser que la volonté affichée par le PiS de combiner la politique avec l’Église catholique est un projet dépassé, qui ne lui permettra plus d’obtenir la majorité dans les années à venir.

Cela nuit certainement à la pratique et à l’Église. C’est mon opinion, bien qu’on ne puisse pas le déduire directement des données. Mais à court terme, cela renforce ou lie une certaine partie de l’électorat au PiS.

Est-ce que des interventions de personnes comme le ministre Czarnek nuisent plus à l’Église qu’elles ne l’aident ?

Je le pense car elles soulignent le lien qui existe entre le PiS et ll’Église. De plus, elles aliènent encore plus les jeunes dont les convictions sont de plus en plus individualiste, affirmant un désir d’autonomie croissant par rapport à toutes les institutions. Ce n’est par ailleurs pas nécessairement une tendance positive, car ils ne veulent pas non plus respecter la loi en vigueur dans la société. Ce qui est bien ou mal n’est pas décidé par Dieu ou la loi, mais par leur propre conscience.

Revenons-nous à la diversité associée à la vie dans un pays indépendant ? Dans l’entre-deux-guerres, lorsqu’on essayait de renforcer l’État, il y avait des conflits avec l’Église. Le point culminant était la dispute sur l’emplacement du cercueil de Piłsudski. À l’époque, il y avait en Pologne des manifestations anti-catholiques inspirées par le gouvernement. Peut-on dire que nous disons adieu au stéréotype du Polonais catholique ?

Pas dans un sens historique. La Pologne, tout comme la France, qui est pourtant très sécularisée, est un pays catholique.

En l’occurence, le poids de l’histoire joue beaucoup. La France a été marquée par la loi de 1905, qui a participé d’un processus de sécularisation engagé depuis le XVIIIe siècle — certains historiens parlent même du XVIIe. En Pologne, il y a une tendance similaire, mais la perte de son indépendance entre 1772 et 1815 a considérablement ralenti ce processus. 

Sans m’aventurer dans une analyse approfondie, je dirais que, contrairement à la France où le trône et l’autel étaient intimement liés, en Pologne cette relation a toujours été plus distante. L’engagement de l’Église française en faveur de la monarchie, notamment pendant la Révolution, a eu un impact déterminant sur la sécularisation du pays. Historiquement et statistiquement parlant, la Pologne est un pays catholique, tout comme la Danemark ou la Suède sont des nations protestantes — même si aujourd’hui ces pays sont profondément sécularisés. La question reste de savoir à quel degré la Pologne, dans sa nature catholique, sera sécularisée dans dix, vingt ou trente ans.

Si les données montrent une sécularisation croissante chez les jeunes, pourrait-on parler d’un nouveau type de « Polonais non croyants » ?

Ce stéréotype n’est pas encore bien ancré, car cette absence de foi ne signifie pas un vide spirituel. Lorsqu’on ne croit pas en Dieu, en quoi croit-on réellement ? Les non-croyants ne sont pas dénués de convictions ; ils ont simplement une multitude de points de vue. En revanche, en matière politique, de nombreux stéréotypes se développent, souvent alimentés par le gouvernement sur l’opposition, et vice versa.

Crédits
Cet entretien est publié en partenariat avec « Kultura Liberalna ».