Après l’Acropole d’Andrea Marcolongo, la Los Angeles d’Alain Mabanckou, la Provence de Carlo Rovelli, les rives de Beyrouth dans l’œil des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, les marches de la Villa Malaparte par Pierre de Gasquet, la Sicile de Jean-Paul Manganaro ou encore les Pouilles de Nicola Lagioia, nous prenons le large — direction le Royaume-Uni. Dans ce nouvel épisode de « Grand Tour », notre guide s’appelle Lea Ypi, l’autrice acclamée d’Enfin libre (Seuil, 2022).
Dans Enfin libre, vous racontez que le jour de votre naissance, votre mère s’est enfermée dans la salle de bain « en essayant de se coiffer comme une personne qu’elle avait récemment vue à la télévision, une femme qui venait de devenir la première femme Premier ministre du Royaume-Uni ». Cette personne c’était bien sûr Margaret Thatcher. Pourquoi raconter cette anecdote ? Que pensez-vous de ce premier contact avec le Royaume-Uni ?
Enfant, je ne savais pas grand-chose de Thatcher, à part son nom et le fait qu’elle était Premier ministre du Royaume-Uni. Ayant grandi dans l’Albanie communiste, je la percevais simplement sous cet angle : c’était une femme à la tête d’un pays non communiste.
Je mentionne avant tout cette anecdote parce que Margaret Thatcher était le modèle de ma mère. Toutes deux étaient de ferventes anticommunistes, même si ma mère le cachait à tous — moi y compris — jusqu’à la chute du communisme. Ma mère est issue d’une famille d’anciens propriétaires qui avaient été expropriés. Ils s’estimaient injustement privés de leurs richesses par le communisme. C’est pourquoi elle était très admirative de Thatcher. Dans les années 1980, si le communisme devait s’effondrer, ma mère souhaitait que l’on rétablisse exactement ce qu’elle avait incarné.
Toute une génération, dont ma mère faisait partie, a admiré Thatcher parce que l’on considérait qu’elle avait joué un rôle important dans la chute du mur. Elle avait tenu tête à tous ces adversaires pour réaliser la politique qu’elle préconisait, quand bien même on lui aurait rétorqué qu’elles seraient très difficiles à réaliser. Thatcher était prête à assumer leur coût social et c’est exactement pour cette raison que ces gens l’admiraient. Elle reflétait l’idéologie libérale, capitaliste et libertaire qui s’est emparée de l’Albanie après la chute du communisme. Ma mère pensait aussi qu’il fallait laisser le marché opérer sans s’inquiéter de ses conséquences à court-terme. Pour elle, Thatcher était un exemple de courage lorsqu’elle mit en œuvre sa thérapie de choc. En dépit de l’aliénation sociale que pourrait créer cette réforme, ma mère considérait que l’Albanie était prête à supporter ces coûts parce qu’ils seraient bénéfiques à long terme.
Raconter cette anecdote sur ma mère au début d’Enfin libre était une manière d’anticiper la révélation de ses opinions politiques qui intervient plus tard. Dans la mesure où ce livre est écrit du point de vue d’un enfant qui ne révèle aucune information, ce procédé narratif me permettait d’introduire ce thème, sans rien expliquer.
Quand avez-vous commencé à vous forger votre propre opinion sur Thatcher ?
Cela s’est produit en Italie, en première année de philosophie à La Sapienza. L’un de mes premiers examens portait sur l’histoire contemporaine et je devais notamment lire L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm. Cela a été une première révélation.
De fait, lorsque j’ai quitté l’Albanie, j’étais très libérale, tout comme ma mère, alors même que j’avais vécu la transition très douloureuse des années 1990 et les dures conséquences de la thérapie de choc. J’avais baigné dans une idéologie anti-étatique qui prônait l’ouverture au marché et le démantèlement du secteur public pour le remplacer par des entreprises privées et l’ouverture au libre-échange, ce qui a induit des taux de chômage extrêmement élevés. Ce fut une véritable tragédie sociale.
En croisant mes lectures de Hobsbawn avec celles de penseurs de l’école de Chicago, j’ai commencé à comprendre que ce que j’avais vécu en Albanie était le fruit d’une théorie très constituée, que Thatcher avait incarnée. Autrement dit, j’ai commencé à mettre un nom et un visage sur des réformes qui avaient longtemps été sans visage. J’ai aussi commencé à lire davantage sur le libéralisme — son histoire, ses traditions — et sur les différents modèles de démocratie. C’est là que j’ai commencé à faire des rapprochements, et que mes expériences vécues ont commencé à correspondre à un autre modèle théorique.
Jusque-là, en Albanie, j’avais vécu dans un monde où tout était blanc ou noir : l’idéologie de Thatcher était la seule alternative au communisme dont nous souffrions. En Italie, j’ai découvert une autre façon de penser la tradition de gauche en lisant Gramsci et Berlinguer. Il ne s’agissait ni du communisme d’État, ni du néolibéralisme thatchérien. Cette tradition eurocommuniste était extrêmement différente du communisme albanais à tel point qu’Enver Hoxha avait écrit un livre intitulé L’Eurocommunisme est l’anticommunisme.
Vous écrivez que vous avez souvent pensé aux « enfants étrangers » avec curiosité, en mentionnant les magazines et les programmes télévisés dans lesquels les sociétés occidentales étaient représentées. Comment les Britanniques étaient-ils représentés ? Ce premier contact avec le monde anglais a-t-il perduré d’une manière ou d’une autre ?
En Albanie, ce que nous pouvions voir était soigneusement sélectionné. Lorsqu’elle diffusait des films ou des émissions venus de l’Ouest, il fallait que ceux-ci servent un message politique, directement ou indirectement. Cela a créé quelques associations inattendues. Certains étaient plutôt évidents. Il y avait le football, qui obsède la population albanaise : mon père adorait l’Angleterre donc je voyais des matchs de leur équipe nationale. Nous regardions aussi beaucoup de comédies : Benny Hill, Laurel et Hardy et, de manière plus inattendue, Norman Wisdom. Je pense que c’est un comique que seuls les Britanniques et les Albanais connaissent. Nous avions le droit de regarder ses sketchs parce qu’il incarnait un personnage de classe ouvrière qui tournait les riches en dérision. Les films de Norman Wisdom n’étaient pas explicitement politiques, mais ils révélaient des aspects de la société britannique que les communistes ne trouvaient pas problématiques et qui, dans une certaine mesure, étaient même compatibles avec ce qu’ils voulaient que le public national sache de l’Angleterre.
Assez vite, j’ai su que les universités et l’enseignement supérieur britanniques étaient de bonne qualité. C’était tout le paradoxe de la propagande communiste. D’un côté, le Royaume-Uni était le cœur de l’empire capitaliste. De l’autre, Engels et Marx avaient vécu au Royaume-Uni et écrit sur les conditions de vie de la classe ouvrière.
Avec le temps, j’ai découvert un autre lien, très ancien, avec la Grande-Bretagne. Il touche directement à l’histoire de ma famille. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Albanie a été l’un des seuls pays d’Europe, avec la Yougoslavie, à se libérer des nazis sans aide étrangère. Ceci dit, les Britanniques avaient de nombreux agents à Tirana. Certains d’entre eux étaient liés à ma famille qui était d’opinion progressiste, mais non communiste. Lorsque les Britanniques ont quitté l’Albanie, ils ont laissé derrière eux les élites intellectuelles avec lesquelles ils avaient coopéré. Le motif officiel de l’emprisonnement de mon grand-père pendant 15 ans, il était officiellement accusé d’agitation, de propagande et de collaboration avec les Anglais pendant la Seconde Guerre mondiale.
J’écris actuellement un nouveau livre sur cet aspect de mon histoire familiale. J’ai pu retrouver et étudier les dossiers d’interrogatoire de mon grand-père dans lesquels il avoue les noms des fonctionnaires britanniques avec lesquels il dînait et ce qu’ils disaient contre le gouvernement. Plus je travaille sur cette question, plus je trouve étrange que ces agents britanniques aient pu partir sans savoir ce qu’il était advenu des élites albanaises avec lesquelles ils avaient collaboré. Pour eux, c’était simplement une opération ratée — pour mon grand-père et ma grand-mère cela a signifié la ruine de leurs vies.
Vos premiers contacts avec des pays étrangers ont été la Grèce et l’Italie au cours de la période traumatisante qui a suivi la fin du communisme. Qu’est-ce qui vous a finalement conduit au Royaume-Uni ?
Après mes études, j’ai rédigé ma thèse de doctorat en anglais à l’Institut universitaire européen. J’étudiais Isaiah Berlin, Bernard Williams et John Rawls et je travaillais sur la théorie politique contemporaine, les questions de justice globale, la démocratie et le libéralisme. À cette époque, j’étais très séduite par le débat intellectuel anglo-américain, et j’ai donc décidé de postuler pour un post-doctorat à Oxford. Par rapport à l’Italie, où j’avais fréquenté une université de masse, Oxford offrait une culture intellectuelle très différente. Il était impossible d’oublier une seconde qu’il s’agissait d’une institution élitiste, qui sélectionnait essentiellement des personnes d’un certain milieu. J’ai notamment travaillé comme tutrice au Worcester College, à Oxford : lorsque j’organisais des entretiens d’admission pour les étudiants de premier cycle, les difficultés d’Oxford à accueillir des étudiants qui ne venaient pas des écoles privées étaient absolument flagrantes. Cela correspond aussi à l’une des mes premières incompréhensions culturelles : que les public schools soient privées m’est longtemps apparu proprement absurde.
Ressentiez-vous de la curiosité de vos pairs pour votre pays d’origine ?
L’Angleterre est peuplée de tellement d’étrangers qu’il n’y avait pas beaucoup de curiosité quant à mes origines. Je me souviens que pendant mes études en Italie, il existait un fort préjugé anti-albanais à cause de l’importante immigration pendant les années 1990. En Angleterre, il était parfaitement possible d’être albanais sans subir aucune forme de discrimination. Le préjugé contre les Albanais n’existait pas encore. Il a été progressivement inventé au cours des décennies suivantes à mesure que se sont tendus les débats sur l’Europe. L’année dernière a été particulièrement problématique. Le gouvernement a décidé d’attaquer explicitement les migrants irréguliers albanais et de nombreux Albanais installés au Royaume-Uni ont subi des discriminations. Mais d’une manière générale, je trouve que le Royaume-Uni est une société plus ouverte et plus multiculturelle que celles dans lesquelles j’ai vécu auparavant : au Royaume-Uni, les gens sont tolérants même quand le gouvernement ne l’est pas. Il y a presque un avantage à être un étranger : avoir un accent non-britannique permet d’échapper à certains déterminismes sociaux, c’est une société ou les différences de classe sont aussi importantes que les différences ethniques. Vos interlocuteurs ont beaucoup plus de mal à vous placer socialement.
Quelle est votre relation avec la langue anglaise ? Dans votre esprit, l’anglais est-il plus britannique ou américain ?
Après la rupture des relations entre l’Albanie et l’Union soviétique en 1960, le russe a cessé d’être enseigné. Il a alors été remplacé par le français et l’anglais. Comme je parlais le français grâce à ma grand-mère, j’ai pris des cours d’anglais dès l’époque communiste : les manuels enseignaient l’anglais britannique. Au lycée, le communisme était tombé et ce sont les États-Unis qui exerçaient la plus forte influence : à ce moment-là, j’ai commencé à découvrir l’anglais américain. Plus tard, pendant mon doctorat, je me suis mis à pratiquer l’anglais international. Bref, en arrivant à Oxford j’avais pratiqué cette langue sous toutes ces formes.
Pourtant c’est seulement en arrivant à Oxford que j’ai affronté pour la première fois le véritable anglais britannique. Ce fut très difficile, car c’est une langue extraordinairement traîtresse. Elle est très simple en surface, mais extrêmement compliquée lorsque vous creusez. En tant que locuteur non natif, on peut facilement croire qu’il est facile d’arriver au même niveau que les locuteurs natifs, d’autant que la langue académique est volontairement très sèche et concise. Mais pour arriver à ce degré de simplicité, il faut déjà avoir une excellente maîtrise de la langue et, notamment, de ses structures les plus complexes. C’est le contraire du français, de l’italien ou de l’allemand qui sont immédiatement difficiles et dans lesquelles on a une progression linéaire.
Tirez-vous un certain plaisir de cette complexité ?
Oui, parce qu’elle active une autre partie de mon cerveau. Lorsque j’écris quelque chose de plutôt émotionnel, j’écris en albanais ou en italien. Lorsque j’écris quelque chose de conceptuel, j’écris beaucoup plus clairement en anglais.
Enfin libre est à la fois une réflexion sur l’expérience du socialisme et du libéralisme. D’une certaine manière, le Royaume-Uni a été un pays clé dans l’histoire de ces deux traditions politiques. Pensez-vous qu’il puisse toujours être une sorte de laboratoire politique ?
Au XIXe, pendant la période victorienne, la Grande Bretagne était à la fois le cœur du capitalisme global et le plus grand empire colonial. Pourtant, malgré cette puissance — ou à cause d’elle — c’était une société quelque peu différente des autres pays européens. Elle se distinguait notamment par sa tolérance politique : c’est pourquoi Marx et Engels se sont retrouvés en Angleterre après avoir été persécutés en France et en Belgique. Ils ont enfin trouvé un pays où ils pouvaient travailler leurs idées en étudiant directement le capitalisme sans que personne ne se préoccupe d’eux.
C’est parce que la Grande-Bretagne était une société conservatrice que la critique ne faisait pas de vagues. Le changement en Grande-Bretagne se fait à un rythme très lent et uniquement parce que les élites prennent conscience de la nécessité de faire des concessions, pas à cause d’une révolution. Lorsque le système libéral et les structures capitalistes ont été consolidés, il y a eu un mélange étrange d’ouverture intellectuelle et de résistance sociale aux changements fondamentaux et radicaux dont parlaient Marx et Engels. Mais pour eux, la Grande-Bretagne était un laboratoire : après tout, c’était l’endroit où le capitalisme était le plus avancé. En raison de la structure parlementaire relativement fonctionnelle, ils pensaient que la transition vers le socialisme pourrait être pacifique en Grande-Bretagne : les institutions démocratiques et libérales pouvaient réaliser ces réformes sociales.
Au XXe siècle, cette trajectoire parallèle du socialisme et du libéralisme ne s’est pas interrompue. L’exemple de la LSE est tout à fait frappant. D’un côté, l’école a été fondée par des membres de la Fabian Society : c’était une institution socialiste. C’est aussi une université dans laquelle les élites venues des colonies pouvaient se former aux idées radicales avant de les propager dans l’empire. Mais de l’autre côté, la LSE a aussi été l’un des lieux qui a accueilli certains des néolibéraux les plus éminents, à commencer par Friedrich Hayek.
Il est difficile de savoir si le Royaume-Uni est resté un laboratoire politique. Beaucoup de gens diraient que le Brexit était symptomatique de son déclin intellectuel et géopolitique. Incapable d’accepter son déclassement, elle a choisi un geste radical pour retrouver l’impression d’être une superpuissance. Sept ans plus tard, on commence à mesurer les effets de ce vote. La Grande-Bretagne est plus isolée que jamais — et je doute que dans notre monde un acteur isolé puisse peser réellement.
Le Royaume-Uni a longtemps été marqué par une tradition isolationniste qui a culminé en 2016. Enfant, vous avez grandi dans l’un des pays les plus isolationnistes du monde. Y a-t-il un écho de ces deux expériences isolationnistes ?
Il faut d’abord souligner que les relations de pouvoir étaient très différentes. L’isolement albanais était celui d’un pays périphérique, qui avait été plusieurs fois victime de l’impérialisme. Ce n’était pas celui d’un ancien centre impérial, qui acceptait mal son déclassement. Les Albanais ne pouvaient pas vraiment s’identifier à l’isolationnisme britannique.
Ceci dit, l’Albanie ne faisant pas partie de l’Union, j’ai vécu le Brexit un peu différemment de la plupart des autres personnes. J’ai souvent regardé la situation comme un tierce parti puisque je n’étais ni britannique ni citoyenne de l’Union. Lorsque j’écoutais les discussions sur les citoyens européens qui seraient privés de leurs droits en cas de Brexit, je le vivais surtout comme une manifestation du privilège qui venait avec l’Union. De mon point de vue, le Brexit a simplement nivelé par le bas la situation de tous les migrants en Grande-Bretagne : tous les Européens ont découvert ce que vivaient les Albanais. Avoir à faire d’énormes files d’attente aux frontières, c’était ce que j’avais toujours vécu.
En ce sens, c’était une prise de conscience pour de nombreuses personnes qui ont mesuré que les droits sont toujours stratifiés. De ce point de vue, l’expérience d’unité ressentie par les Européens est en grande partie l’expérience d’une unité de privilégiés dont beaucoup d’autres communautés ont toujours été exclues.
Par ailleurs, j’avais un double regard sur l’Union. D’un côté, j’étais originaire d’un pays, l’Albanie, qui voulait en faire partie. De l’autre, je vivais dans un pays, le Royaume-Uni, qui cherchait à en sortir. Cela m’a souvent permis d’entendre les deux argumentaires qui se déployaient pendant ce débat. Je pouvais comprendre la critique, qui venait de la gauche britannique, sur la manière dont les institutions européennes exerçaient leur pouvoir. Venant des Balkans, j’avais plus d’une fois fait l’expérience du paternalisme de l’Union. Mais, malgré ses défauts, je saisissais aussi combien cette association transnationale pouvait être importante.
À l’étranger, la monarchie est l’une des caractéristiques les plus distinctives de la Grande-Bretagne. Née dans un pays communiste, comment avez-vous vécu votre installation dans la plus célèbre monarchie du monde ?
À vrai dire, l’un de mes premiers contacts avec la Grande-Bretagne est lié à la monarchie. Un peu après la chute du communisme, je me souviens avoir écrit à la reine pour lui dire que, maintenant que mon pays n’était plus fermé au reste du monde, je voulais venir étudier dans son pays. J’avais même reçu une réponse du palais me disant qu’il n’existait pas de bourses pour les enfants de mon âge, mais que je pourrais faire une demande à l’avenir ! Je crois que j’attribuais un pouvoir immense à la reine, à l’époque.
Avec le temps, et surtout en m’installant en Grande-Bretagne, ma compréhension de cette institution a beaucoup évolué. Je me suis rendue compte que le pouvoir de la monarchie existait, mais qu’il était difficile à cerner au premier abord. Après tout, le Royaume-Uni n’est pas très différent des autres pays capitalistes, avec ses divisions de classe et ses inégalités, et la monarchie ne participe pas vraiment de ces phénomènes, si ce n’est à un niveau symbolique.
Pour autant, vivre dans une monarchie a constitué une forme de retour en arrière. Comment accepter que la souveraineté soit en partie incarnée par quelqu’un qui était né pour occuper cette fonction ? Étant donné mes opinions politiques, je me suis interrogée sur la place que je voulais lui donner dans mes combats. Est-ce une priorité de renverser la monarchie lorsqu’on est socialiste au Royaume-Uni ?
Mon premier accrochage avec la monarchie ou, du moins, avec la manière dont la société britannique se la représente a eu lieu lorsque mon fils, âgé de trois ans à l’époque, a commencé à avoir une phobie des cambrioleurs. Pour qu’il ait moins peur, je lui ai expliqué qu’il ne fallait pas avoir peur des petits cambrioleurs, mais seulement des vrais cambrioleurs que personne ne voit car ils contrôlent notamment la police. Lorsqu’il m’a demandé un exemple, je lui ai répondu que la reine était la cheffe de ces cambrioleurs parce que la monarchie volait de l’argent depuis des siècles tout en se créant une autorité qui ne pouvait être contestée. J’ai fini ma démonstration en lui disant qu’il valait mieux s’inquiéter du cambrioleur qui contrôlait la prison, plutôt que de celui qui prend le risque de se retrouver derrière les barreaux. Le problème est que mon fils a répété que la reine était une voleuse à l’école et un parent est venu me voir pour me dire qu’en Grande-Bretagne, on ne parlait pas de la reine comme cela. Je crois que c’est comme cela que j’ai éprouvé le pouvoir symbolique de la monarchie et, en même temps, le fait que mon intégration culturelle était encore très rudimentaire.
Lorsque la reine est morte, on a assisté à quelque chose qui n’arrive plus dans le monde occidental : l’exposition de son corps dans plusieurs villes ; d’immenses foules venues se recueillir ; la mise en place d’un rituel complexe. Bizarrement, ce moment n’était pas sans rappeler ce que vous décrivez du deuil national qui suivit la mort d’Enver Hoxha.
C’était tout à fait similaire et cela m’a traversé l’esprit. Dans les deux cas, la nation a peur de s’effondrer après la mort du dirigeant. Après tout, dans le contexte troublé de ces dernières années, la reine était un tel symbole de stabilité que cet effroi était compréhensible. Mais il existe une différence majeure. Je crois que tous ceux qui ont pleuré la reine le pensaient vraiment. En Albanie — et c’était l’une des caractéristiques de ce régime — il était impossible de savoir si les larmes étaient sincères.
Comment décririez-vous la vie intellectuelle britannique ?
Il me semble que, d’un côté, elle demeure marquée par une profonde tradition empirique et, de l’autre, que l’empreinte du néolibéralisme y reste extrêmement forte. Son incarnation thatchérienne s’est traduite par un utilitarisme débridé dans lequel un certain nombre de savoirs — notamment les langues, les humanités ou les sciences sociales — doivent être réservés à une élite qui a les moyens de se les offrir. Aujourd’hui, les conservateurs parlent même de supprimer le financement de certaines disciplines dans les universités publiques en expliquant que les Anglais doivent se tourner vers des matières plus productives…
Il s’agit bien sûr d’une nouvelle consolidation de l’enracinement et de la stratification des classes, car seules les personnes les plus riches auront désormais accès à ces disciplines. C’est très évident dans la société britannique où l’on ne peut étudier le grec et le latin que dans des écoles privées très coûteuses — tout le contraire de l’Italie où ces langues sont enseignées dans toutes les écoles publiques. Le message est assez clair : en Grande-Bretagne, la haute culture est réservée aux élites. C’est ainsi que les conservateurs détruisent l’État. En confiant tout au privé, seuls les riches peuvent s’offrir un enseignement de qualité.
Mais le vrai problème est que le parti travailliste reste lui aussi profondément transformé par l’héritage de Margaret Thatcher. L’idée qu’en Grande-Bretagne, seule une gauche très centriste peut arriver au pouvoir est omniprésente : le public reste convaincu qu’il est impossible de gagner des élections en faisant campagne à gauche. Ce lieu commun est révélateur de l’hégémonie thatchérienne.
C’est particulièrement fou aujourd’hui. Après l’année qui vient de s’écouler et le cataclysme politique des conservateurs, les travaillistes ont aujourd’hui 25 points d’avance dans les sondages : la législation conservatrice a échoué dans tous les domaines : du Brexit, à l’économie, en passant par la question sociale. Et pourtant Keir Starmer [le leader du parti travailliste] est incapable de transformer son discours au point de se poser en défenseur de l’austérité, comme les conservateurs… Il craint tellement de perdre son avance qu’il ne propose rien de neuf — et il se détourne de ses soutiens historiques : le parti travailliste est issu des syndicats et ses leaders ne disent pas un mot de soutien aux grévistes… C’est un renoncement historique.
Y a-t-il un lieu que vous aimez particulièrement au Royaume-Uni ?
J’aime mon quartier, Acton, qui se trouve à l’Ouest de Londres. C’est un endroit très mixte dans lequel on trouve des gens qui viennent d’Europe de l’Est, des Caraïbes, ou encore du Pakistan. D’une manière générale, l’hétérogénéité est quelque chose que j’apprécie beaucoup à Londres. J’aime mon quartier parce qu’il est un exemple de la manière dont l’intégration peut fonctionner. L’école de mes enfants, qui est l’un de mes endroits préférés, compte des élèves asiatiques, noirs et blancs, de toutes les origines sociales. C’est toujours fou de voir que les enfants ne remarquent aucune de ces différences.
Lorsque je vois qu’en France, il y a toujours des débats sur le multiculturalisme, je suis toujours très surprise, et un peu triste. Je n’aime pas l’idée que l’État doive forcer l’intégration des groupes minoritaires. En l’espèce, je trouve que les Britanniques ont une vision plus tolérante de la culture, peut-être aussi grâce au pragmatisme britannique.
Mais il ne faut pas trop idéaliser non plus. En quittant mon quartier de Acton, je peux soit me retrouver dans les quartiers les plus huppés de la ville, soit dans les plus défavorisés. Cette proximité est très symbolique du monde dans lequel nous vivons, dont Londres est un microcosme tant par sa diversité culturelle que par ses hiérarchies sociales. Je pense que cela donne à réfléchir aux enfants qui grandissent dans de tels endroits : cela les rend politiquement alertes, conscients de leurs privilèges et des injustices sociales. Je crois qu’il est important d’être dans des endroits où l’on oublie pas que notre expérience peut être radicalement différente de celle des autres et continuer à nous demander ce que nous pouvons faire pour améliorer la société.